Publié le Mardi 26 mai 2020 à 09h23.

Face à la crise, le travail doit s’émanciper du capital

Article publié par la Gauche anticapitaliste (Belgique)

La pandémie frappe un capitalisme à la dérive. Elle annonce une dépression qui combine crise économique « classique » et crise des rapports entre société et nature. Plus que jamais, le sort de l’humanité dépend des capacités du prolétariat à s’unifier pour rompre avec un système mortifère.

Les médias du monde entier se font l’écho d’un pronostic partagé : la pandémie du COVID-19 va précipiter le monde dans une grande dépression qui ressemblera plus à celle des années 1930 qu’à la longue récession des années 2008-2015. Mais quelle est la véritable signification de cette crise sans précédent qui semble frapper l’humanité comme les dix plaies d’Égypte infligées par Yahvé ?

Pandémie et Grande Dépression

Le 14 avril, le FMI annonçait une contraction du PIB mondial de 3% en 2020 (de l’ordre de 6% aux États-Unis, dans la Zone euro et en Suisse). Mais si l’on en croit une étude du groupe de prospective Oxford Economics, publiée le 5 maiil devrait reculer plus fortement, de 3,5% à 8%, selon l’évolution de la pandémie dans les prochains mois. Enfin, le 7 mai, la Banque d’Angleterre pronostiquait un effondrement du PIB du Royaume-Uni de 14%, ce qui signalerait la plus profonde dépression depuis 1706 ! En réalité, même si toutes ces données dépendent de scenarii très incertains, elles donnent une idée de la profondeur de l’abîme vers lequel se dirige l’économie capitaliste mondialisée. Sans parler des drames humains qu’elle annonce : doublement du nombre de personnes touchées par la famine au Sud, hausse massive du chômage et de la misère au Nord.

Ce 8 mai, le New York Times titrait :

« Préparez-vous à plusieurs vagues d’infection ». Il indiquait « qu’il était maintenant clair pour les épidémiologistes que le coronavirus n’allait pas simplement disparaître après la fin des restrictions, mais qu’il resterait parmi nous pendant des mois, et peut-être des années… et qu’il fallait visualiser sa trajectoire comme une série de vagues ».

Quelques jours auparavant, le 30 avril, il avait consacré un long article très documenté pour montrer l’extrême improbabilité de disposer d’un vaccin efficace, produit et distribué à une échelle de masse dans un délai d’un an à un an et demi. Or, la particularité de cette pandémie, c’est qu’elle est globale : lorsqu’elle semblait contenue en Asie en mars, elle a explosé en Europe, et lorsqu’elle semble aujourd’hui contenue en Europe, elle explose en Amérique (États-Unis, Canada, Mexique, Brésil, Équateur et Pérou).

Une crise capitaliste classique ?

La grand dépression qui vient résulte-t-elle de la crise sanitaire mondiale que nous traversons et qui a de grandes chances de s’installer dans la durée ? Oui et non. Oui, parce qu’elle a forcé au confinement de 2,7 milliards de travailleuses et de travailleurs, soit 80% de la population active mondiale (cf. O.I.T.), et que les pays qui ont voulu s’y soustraire ont connu (Royaume-Uni) ou connaissent (Brésil) une flambée terrifiante de l’épidémie. Au Royaume-Uni, le nombre de morts a été multiplié par trois au cours de ce dernier mois (20 000 de plus), alors qu’il était multiplié par deux dans le reste de l’Europe. Au Brésil, le nombre de décès s’est vu multiplié par dix durant la même période, et les chiffres réels sont sans doute beaucoup plus élevés. La probabilité de plusieurs rebonds futurs de l’épidémie dans les deux ans à venir rendent aussi extrêmement aléatoires les pronostics sur toute reprise durable de l’économie.

Pour autant, la grande dépression qui vient, même si sa gravité a été sans aucun doute considérablement accrue par l’émergence du COVID-19, reste dans ses fondements une crise capitaliste « classique ». Elle conjugue ainsi, d’une part, la baisse des investissements productifs, dont les rendements sont jugés de plus en plus insuffisants, qui dirige une masse toujours croissante de capitaux vers les marchés financiers et immobiliers spéculatifs, et d’autre part, la contraction des débouchés solvables qui en découle, liée au recul de la demande tant de biens d’équipement que de biens de consommation. Avant même la pandémie, sa maturation a été cependant encore aggravée par trois facteurs : d’abord l’insuffisante purge opérée à l’issue de la longue récession de 2008-2015, qui a maintenu d’importantes surcapacités de production ; ensuite, une envolée de l’endettement public, et surtout privé, dont l’aggravation est devenue de plus en plus menaçante ; enfin, la hausse régulière du cours des matières premières, tributaire de celle de leurs coûts de production et de transport (liée à leur épuisement relatif).

Dans le sillage du COVID-19, cette dépression va être plus difficile à dépasser pour trois raisons supplémentaires. D’abord, à cause d’une nouvelle hausse massive de l’endettement public et privé, qui dépasse désormais trois fois la valeur du PIB mondial, menaçant un nombre croissant de ménages, d’entreprises et d’États de défauts et de faillites. Ensuite, parce que la pandémie a mis en exergue le vieillissement des populations du Nord, qui exige des investissements massifs dans les infrastructures, les personnels et la recherche en matière de santé, mais aussi dans des systèmes d’assurance maladie universels. Or, ce sont autant de coûts que le capital considère comme des faux frais insupportables. Enfin, la nécessité de relocaliser une série de fabrications aux dépens de régions à bas salaires va imposer une robotisation accrue des processus concernés, contribuant à augmenter encore le poids relatif du travail mort aux dépens du travail vivant, réduisant par là aussi la production de plus-value à l’échelle globale.

Qui peut fondamentalement changer la donne ?

La dépression qui s’annonce met en évidence les impasses de plus en plus dévastatrices d’un système économique fondé sur la double exploitation de la force de travail humaine et de la nature. Au plan social, elle place brutalement au centre du vécu de très larges masses le conflit entre le nombre restreint des propriétaires des grands moyens de production, de transport, de distribution et de crédit, et la multitude des travailleuses et des travailleurs, obligés de vendre leur force de travail, quel qu’en soit le prix, parce qu’ils-elles n’ont pas d’autres moyens d’existence. Sans parler d’une majorité de femmes, astreintes à des activités de reproduction non rétribuées (éducation, soins, tâche domestiques). Le prolétariat que certains avaient voulu chasser par la fenêtre revient ainsi hanter les cauchemars de la bourgeoisie par la grande porte, comme double incarnation du dénuement économique et de la force sociale, pour autant qu’il prenne conscience de son « nombre immense » (Louise Michel).

Il serait dangereux toutefois de sous-estimer les divisions qui traversent le monde du travail, entre le Nord et le Sud, les personnes en emploi et au chômage, stables et précaires, « blanches » et « non blanches », nationales et étrangères, jeunes et âgées, etc., mais aussi entre les hommes et les femmes dans chacune de ces catégories. Il convient aussi de ne pas oublier les activités de reproduction – ce continent souvent négligé – et leur partage inégal entre les sexes pour saisir les tensions qui minent au quotidien l’unité du prolétariat. Or, c’est précisément sur ces lignes de fracture, qu’elles s’efforcent d’ériger en lignes de front, que poussent les idéologies les plus réactionnaires parmi les couches populaires. D’inspiration impérialiste, raciste, sexiste, elles nourrissent une pépinière de « nouvelles » forces d’extrême droite, toujours candidates à se porter à la tête de mouvements de masse. C’est pourquoi la lutte contre les inégalités et les différentes formes d’oppression au sein du monde du travail doit être au cœur de la stratégie des anticapitalistes.

Triompher de l’armée des morts

Le coronavirus joue le rôle de l’armée des morts dans la série Game of Thrones, lorsque celle-ci franchit le mur de glace qui protège les vivants en tirant parti de la folie de leurs leaders et de l’effondrement de leurs solidarités, au nom d’une quête sans trêve du pouvoir et du profit. Il incarne cette nature, évoquée par Friedrich Engels (1883), qui se venge à chaque fois de « nos victoires » sur elle, dès lors qu’on en ignore ses lois. Ainsi, les grandes pandémies ont ponctué l’histoire depuis le néolithique, à chaque fois qu’un bond en avant de la production et/ou du commerce bouleversait le métabolisme séculaire entre l’espèce humaine et la nature, précipitant des phases de déséquilibre entre germes microbiens et sociétés : au 4e millénaire avant notre ère, aux premiers temps de l’urbanisation, à la fin de l’Empire Romain, au début de la grande dépression médiévale, après la révolution commerciale du 16e siècle, au lendemain de la révolution industrielle, etc.

En réponse à l’exploitation et à l’épuisement de la nature, unique source de richesse avec le travail, les micro-organismes semblent aujourd’hui avoir engagé une course folle avec les gaz à effet de serre pour savoir lesquels des deux mineraient le plus sérieusement la fuite en avant du capital vers une croissance économique sans fin ni finalité. La grève du climat a marqué la prise de conscience des impasses du productivisme par une nouvelle génération. Le COVID-19 vient aujourd’hui frapper à la même porte par surprise. Pour autant, ni les émissions carbones ni le coronavirus ne sont en tant que tels des agents potentiels d’une révolution sociale. S’ils illustrent de façon limpide la contradiction croissante entre le mode de production capitaliste et un environnement favorable à la vie humaine, il appartient à l’écrasante majorité de l’humanité qui en subit les conséquences de mettre un terme à ce gâchis.

La gauche anticapitaliste doit réaliser que nous vivons un tournant d’époque. Pour autant, il serait parfaitement idéaliste de miser sur un saut de la conscience collective issue du confinement en tant que tel. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’humanité a perçu la différence entre l’indispensable et le superflu, et qu’elle a moins senti les chaînes du salariat pendant quelques semaines, avec la crainte du chômage et des pertes de revenus chevillée au ventre, qu’elle a avancé pratiquement sur la voie de son émancipation. Comme l’un des porte-paroles des « marxistes humanistes » états-uniens, Kevin B. Anderson, l’écrivait récemment, nous devons plutôt tirer les enseignements de la pandémie en cours qui, à la façon d’une guerre mondiale, s’apprête à tuer des millions de personnes, en termes de programme et d’action collective. La sidération qu’elle suscite doit nous amener à mettre à jour notre vision stratégique de l’avenir en revenant aux sources de la philosophie de la praxis de Marx. En effet, l’auto-émancipation du monde du travail, parce qu’elle est l’unique source de la richesse, avec la nature, peut seule permettre de coaliser l’écrasante majorité de l’humanité pour se réconcilier avec elle-même et avec son environnement.