Publié le Dimanche 18 septembre 2016 à 22h51.

François Ruffin : «Si on pouvait déjà commencer quelque chose…»

Entretien. Journaliste, réalisateur, tout simplement militant, François Ruffin était l’invité de notre Université d’été.

Cela fait 17 ans que tu as fondé et que tu animes le journal Fakir (outre ton travail dans l’émission « Là-bas si j’y suis » avec Mermet). Pourrais-tu nous dire quelques mots sur le type de journalisme que tu pratiques ?

Je me suis mis à faire quelque chose dont je suis devenu conscient plus tard : pas seulement du journalisme engagé mais aussi du journalisme d’action. Je voyais bien que quand on sortait un dossier, des infos dans Fakir, cela n’avait pas d’impact parce que notre poids est tout à fait limité. À la différence de quand je travaillais chez Mermet, on n’entraînait pas de réaction de média, de responsable, de syndicaliste, de politique... 

Je me suis donc mis à faire un service après-information : s’il y a quelque chose que je trouve pas juste, sur lequel on a écrit, il faut se retrousser les manches et voir quels sont les chemins pour résoudre le problème. C’est visible dans Merci Patron, mais cela fait des années et des années qu’au niveau du journal, on pratique cela. Ainsi dans l’avant-dernier numéro, cette salariée de Onet virée de son poste en gare d’Agen, ou bien l’affaire sur laquelle je suis actuellement, Ecopla, une boîte de l’Isère qui a un projet de SCOP et pour laquelle Macron n’a jamais répondu ; hier on a donc passé notre journée à interpeller Bercy et Macron, on s’est fixé un plan de bataille... De même pour la défense des auxiliaires de vie sociale qui, dans la Somme et ailleurs, vont perdre à peu près 25 % de leur salaire, cela dans une complète indifférence.

Au cours des derniers mois, le film Merci patron, que tu as réalisé, et Nuit debout, dont tu as fait partie des initiateurs, ont été au cœur du mouvement contre la loi travail. Quel bilan tires-tu de cette séquence ?

Nuit debout, c’est finalement dans la même logique : qu’est-ce que l’on peut faire au niveau de l’action ? Pour tirer un tel bilan, il faut voir d’où l’on partait : l’hiver dernier dans ma région, Marine Le Pen faisait 42 % au premier tour des élections, envisageant la prise de la région ; face à cela, une « gauche » de gouvernement qui ne fait rien de gauche ; une gauche critique inaudible ; un vrai désert de morosité... 

Avec toutes les réserves, on peut donc dire qu’à gauche, ce printemps, il s’est passé quelque chose. Cela nous a donné un peu d’oxygène, avec un mouvement qui a su trouver plusieurs formes d’expression : le collectif « On vaut mieux que ça », la pétition « Loi travail, non merci » ; les manifestations plus traditionnelles ; des blocages ; Nuit debout... Et ce n’est pas « nouveaux moyens » contre « anciens moyens » : on a choisit de lancer Nuit debout à Paris le soir d’une manifestation de l’intersyndicale, de s’appuyer sur celle-ci. On veut être dans l’alliance entre cadres traditionnels et formes ­d’expression nouvelles.

Cela dit, il y a toutes les limites rencontrées : la masse critique n’a pas été atteinte dans les manifestations (à part le 14 juin), ainsi que dans les secteurs en grève (hormis quelques points de blocages comme Le Havre, avec des secteurs avancés mais trop isolés). 

Tu cites une phrase de Lénine sur la nature d’une situation révolutionnaire pour insister sur la nécessité que « ceux du milieu » basculent du côté de « ceux d’en bas ». Comment vois-tu ça dans le contexte actuel ? 

Cette citation était déjà en Une de Fakir il y a à peu près deux ans. Cela part d’une sorte d’intuition d’Emmanuel Todd dans l’Illusion économique : à la différence des « éduqués », les classes populaires se prennent la mondialisation droit dans la gueule. Si tu regardes les statistiques, depuis les années 1980, les professions intermédiaires ont en gros un taux de chômage de 5 %, alors que les ouvriers non qualifiés ont un chômage au-dessus de 20 %... Cela se voit aussi évidemment au niveau des revenus. C’est un divorce économique qui produit aussi un divorce politique : des ouvriers qui ont voté Mitterrand en 1981 peuvent voter aujourd’hui FN ; en 2005, 80 % des ouvriers ont voté Non au Traité constitutionnel européen alors que 56 % des cadres et 54 % des enseignants ont voté pour le Oui.

L’une de mes réponses est que quand on interroge les classes populaires, pour eux le protectionnisme est une évidence : il faut recourir à des outils de régulation pour ne pas être en concurrence avec le salarié roumain ou chinois. C’est à mon avis l’un des points de blocage dans la gauche critique : il faut intégrer cette préoccupation et en faire quelque chose de positif, ne pas laisser cette arme aux mains du FN...

Justement cette « gauche critique », la « gauche de gauche », la gauche radicale... peine à se faire véritablement entendre alors que les idées antilibérales, voire anticapitalistes, peuvent avoir une audience large dans la société française. À quoi est-ce que cela tient ?

Dans la société, il y a un potentiel : nos idées ont des racines. Cela dit, moi j’appartiens à cette gauche critique, mais j’en ai honte... C’est de l’infantilisme : la division, les egos, les querelles... Qui peut avoir envie de ça ? À part ceux qui pensent politique toute la journée, personne ne comprend ce qui se passe à gauche du PS. Tant que la masse critique n’est pas atteinte, quitte à ce qu’il y ait des divergences en son sein, on reste invisible. Qui fait vraiment la différence entre le NPA, LO, Ensemble, le PG... ? Il y a là un gros, gros, gros soucis. Pour moi, Mélenchon fait partie de la même famille, mais en tant qu’individu, on peut dire qu’il est « visualisé », son parti non. Et il faudrait qu’il n’y ait pas qu’un seul individu...

Tu as souvent plaidé pour l’unité à la gauche du PS. Sur quels axes programmatiques pourrait-on converger et à quels dangers doit-on faire face ?

Moi je suis d’abord pour mettre la charrue avant les bœufs : je suis pour rassembler les gens avant le programme. Il faut se frotter ensemble... Dans le dernier numéro, on fait un entretien avec Chantal Mouffe qui pense ce que je pense. Je crois que l’on a tous un adversaire commun, mais que le problème de cette gauche, c’est qu’elle ne se sent pas en bataille contre cet adversaire. Alors que quand tu es dans la bataille, ça serre les rangs et tu vois ce qui nous rassemble contre cet ennemi commun. Lui, ce sont les 1 % qui, d’après Oxfam, détiennent plus que les 99 % ; ce sont les 64 familles qui, dans le monde, détiennent plus que les 50 % les plus pauvres ; ce sont les financiers qui décident tant du destin des entreprises que du destin de la planète. C’est bien « la finance », cet ennemi que Hollande pointait en 2012... sauf que nous, on n’a pas lâché et on lâchera pas !

Au lieu de cela, on se regarde le nombril, et quand une organisation ou un groupe d’organisation se regardent le nombril, il trouve toujours des différences. Pourtant, on a un bout de chemin à faire ensemble avant de se trouver au pouvoir... Il y a bien sûr des expériences négatives, mais si on regarde l’histoire, quel est le truc dont on ne peut pas dire « regarde comment ça s’est terminé... ». Si on pouvait déjà commencer quelque chose...

Propos recueillis par Manu Bichindaritz et Ugo Palheta