Extrait de l’introduction à la Révolution permanente (1929).
Depuis l’automne 1902 pour le moins, c’est-à-dire depuis l’époque de ma première fuite à l’étranger, j’ai été le disciple de Lénine en ce qui concerne le rôle décisif du bouleversement agraire dans le sort de notre révolution bourgeoise. Contrairement à tous les racontars absurdes des dernières années, j’étais alors parfaitement convaincu que la révolution agraire et, par conséquent, la révolution démocratique ne pouvaient s’accomplir qu’au cours de la lutte contre la bourgeoisie libérale, par les efforts conjugués des ouvriers et des paysans. Mais je m’opposais à la formule « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ?
J’essayais de démontrer qu’en dépit de leur énorme importance sociale et révolutionnaire, les paysans ne sont capables ni de former un parti véritablement indépendant ni, encore moins, de concentrer le pouvoir révolutionnaire entre les mains d’un tel parti. Dans toutes les révolutions passées, à partir de la Réforme allemande du XVIe siècle et même plus tôt, les paysans en révolte ont toujours donné leur appui à l’une des fractions de la bourgeoisie des villes et lui ont ainsi souvent permis de remporter la victoire. De même estimais-je que dans notre révolution bourgeoise tardive, les paysans, au moment suprême de leur lutte, peuvent prêter une aide analogue au prolétariat et l’aider à prendre le pouvoir. J’en arrivais à la conclusion que notre révolution bourgeoise ne pouvait accomplir réellement ses tâches que dans le cas ou le prolétariat, appuyé par les millions de paysans, aurait concentré entre ses mains la dictature révolutionnaire.
Quel serait le contenu social de cette dictature ? Tout d’abord, elle devait mener jusqu’au bout la révolution agraire et la reconstruction démocratique de l’État. Autrement dit, la dictature du prolétariat devenait l’arme avec laquelle seraient atteints les objectifs historiques de la révolution bourgeoise retardée. Mais elle ne pouvait s’arrêter là. Arrivé au pouvoir, le prolétariat serait obligé de faire des incursions de plus en plus profondes dans les rapports de propriété privée en général, c’est-à-dire de prendre le chemin des mesures socialistes.
Les traits essentiels de la théorie de la révolution permanente
— Mais croyez-vous vraiment que la Russie soit déjà mûre pour une révolution socialiste ? m’ont objecté bien des fois les Staline, Rykov et autres Molotov des années 1905-1917. J’ai toujours répondu : non, je ne le crois pas. Mais l’économie mondiale, l’économie européenne en particulier, est parfaitement mûre pour cette révolution. La dictature du prolétariat en Russie nous conduira-t-elle ou non au socialisme ? Selon quels rythmes et par quelles étapes ? Tout cela dépendra de l’avenir du capitalisme européen et mondial.
Voilà les traits essentiels de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle s’était formée dans les premiers mois de l’année 1905. Trois révolutions ont eu lieu depuis. Le prolétariat russe est arrivé au pouvoir, porté par la vague puissante d’une insurrection paysanne. La dictature du prolétariat est devenue un fait accompli en Russie avant de surgir dans les autres pays du monde, incomparablement plus développés qu’elle. En 1924, sept ans après la confirmation éclatante du pronostic historique de la théorie de la révolution permanente, les épigones ont déchaîné contre elle une campagne enragée, détachant de mes vieux écrits des phrases tronquées et des répliques polémiques que j’avais moi-même bien oubliées depuis ce temps-là.
Ici, il est bon de rappeler que la première révolution russe éclata un peu plus d’un demi-siècle après l’époque des révolutions bourgeoises en Europe, et trente-cinq ans après l’insurrection de la Commune de Paris. L’Europe avait eu le temps de perdre l’habitude des révolutions. La Russie ne les avait pas connues du tout. Tous les problèmes de la révolution se posaient en termes nouveaux, Il est facile de comprendre que la révolution à venir représentait alors pour nous une masse d’éléments inconnus ou douteux. Les formules de tous les groupements n’étaient pas autre chose, en somme, que des hypothèses de travail. Il faut être complètement incapable de faire un pronostic historique et d’en comprendre les méthodes pour considérer, aujourd’hui, les évaluations et les analyses de 1905 comme si elles dataient d’hier. Je me suis souvent dit et j’ai souvent répété à mes amis : je ne doute pas qu’il y ait eu, dans mes pronostics de 1905, de grandes lacunes qu’il est très facile de découvrir aujourd’hui après coup. Mais tous mes critiques ont-ils prévu mieux que moi et plus loin ? N’ayant pas eu l’occasion de relire mes anciens ouvrages, j’admettais par avance qu’ils contenaient des fautes beaucoup plus graves et plus importantes qu’ils n’en comportent en réalité, Je m’en suis convaincu, en 1928, pendant mon exil à Alma-Ata où le repos politique forcé me donna le temps nécessaire pour relire et annoter mes vieux écrits consacrés au problème de la révolution permanente. J’espère que le lecteur arrivera à la même conviction après avoir lu l’exposé qui suit. […]
Passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste
La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe.
Pour dissiper la confusion créée autour de la théorie de la révolution permanente, il faut distinguer trois catégories d’idées qui s’unissent et se fondent dans cette théorie.
Elle comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique.
L’idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes du milieu du 19e siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l’idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu’après l’établissement d’un État « rationnel » ou démocratique, toutes les questions peuvent être résolues par la voie pacifique de l’évolution et des réformes. Marx ne considérait la révolution bourgeoise de 1848 que comme le prologue immédiat de la révolution prolétarienne, Marx s’était « trompé ». Mais son erreur était une erreur de fait, non une erreur de méthodologie. La révolution de 1848 ne se transforma pas en révolution socialiste. Mais c’est la raison pour laquelle elle n’aboutit pas au triomphe de la démocratie. Quant à la révolution allemande de 1918, elle n’est pas du tout l’achèvement démocratique d’une révolution bourgeoise : c’est une révolution prolétarienne décapitée par la social-démocratie ; plus exactement : c’est une contre-révolution bourgeoise qui, après sa victoire sur le prolétariat, a été obligée de conserver de fallacieuses apparences de démocratie.
D’après le schéma de l’évolution historique élaboré par le « marxisme » vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s’organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l’envisageaient sous l’aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l’une de l’autre dans l’évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l’aile gauche de la IIe Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l’idée de la possibilité d’une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l’écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti [Trosky écrit en 1929 : il s’agit des dirigeants qui l’ont éliminé, notamment Staline – NDLR]. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu’à la veille de 1917, le prélude confus d’un avenir encore lointain.
Rendre permanent le développement révolutionnaire
La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l’opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d’années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société.
Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes « pacifiques ». Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.
Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe. La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’État prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.