Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 18h06.

Les classes sociales, des groupes sociaux en mouvement

Notre perception des classes sociales est intimement liée à la période dans laquelle nous vivons. Ainsi, si de façon stable et quelle que soit la catégorie socio-professionnelle, 60 % des sondés estiment faire partie d’une classe sociale, la moitié des ouvriers envisagent de voter Marine Le Pen à la présidentielle, 16 % pour Macron et seulement 14 % pour Mélenchon et… 1 % pour Fabien Roussel (PCF). Si les classes sociales sont censées exister par le fait qu’elles défendent leurs intérêts, on peut constater qu’on est en pleine confusion. Une confusion révélée par ce qui reste comme débats au sein de la gauche sur cette question.

 

Au lieu de chercher à reconstruire la conscience de classe, Mélenchon déclarait en 2016 : « Le “parti de classe” correspondait à une réalité sociale et matérielle qui s’est elle-même dépassée de toutes les façons possibles. L’émergence du “peuple” comme catégorie sociale protagoniste face à l’oligarchie de la période du capitalisme financiarisé dominant appelle sa forme spécifique d’organisation. Cette forme, c’est le “mouvement”. »1

Dégradation du rapport de forces et   effacement du sujet révolutionnaire

La même idée s’exprime dans le slogan « Nous sommes les 99 % » lorsqu’il prétend résumer les oppositions de classes par celle entre les 1% les plus riches et le reste de la population. Cette conception efface les différenciations aux seins des classes populaires et le rôle de ces dernières dans la lutte des classes.

De façon symétrique, on perçoit dans le discours de Lutte ouvrière une conception figée qui l’amène à se mettre à distance des mobilisations des Gilets jaunes ou des oppriméEs, par exemple celles des musulmanEs contre l’islamophobie. Ainsi, les camarades explicitent à propos des « mobilisations de la petite bourgeoisie » : « Exprimer une solidarité vis-à-vis d’un tel et d’un tel, ce n’est pas une politique. Et la plupart du temps, cela conduit au suivisme, c’est ce que nos camarades du NPA font de mieux, et cela revient presque toujours à abandonner la politique et les perspectives révolutionnaires. »2

Les différentes conceptions voient leur origine dans la dégradation globale du rapport de forces que nous subissons et dans les difficultés de la classe des prolétaires à s’affirmer politiquement, y compris dans les mobilisations sur les retraites ou des Gilets jaunes.

Elles prennent en compte un élément très important : le fait que les classes sociales s’inscrivent dans les rapports de production de façon objective mais ont besoin, pour exister réellement, de se transformer en force sociale, en classe sociale, par une expression politique. Mais, en cohérence avec la ligne réformiste classique qui cherche à s’adresser à l’ensemble des couches sociales et s’accroche à une illusoire croissance continue des forces numériques des prolétaires, Mélenchon contourne la difficulté en évacuant l’enjeu de constituer le prolétariat en classe. LO, symétriquement, peine à concevoir la nécessité d’élargir la « classe pour soi », qui a déjà conscience d’elle-même, à des franges périphériques qui pourraient s’y associer et à saisir toutes les dimensions de la domination capitaliste.

Mais une première question est de savoir pourquoi nous nous intéressons à cette question. L’affirmation de Marx et Engels selon laquelle « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes »3  a été confirmée par les expériences historiques. Notre préoccupation est donc de chercher à comprendre quelles luttes sociales sont susceptibles de produire une société sans oppressions et où chacunE pourrait vivre heureux/se, exprimer sa singularité dans un collectif. Le philosophe marxiste Franz Jacubowski affirme que « la suppression de la réification n’est possible que du point de vue d’une classe qui est contrainte, par ses conditions de vie, de ne pas laisser isolés ses différents membres, mais de les intégrer consciemment, de sorte que leur conscience procède déjà d’une totalité. Seule peut supprimer l’aliénation une classe qui est contrainte par ses conditions d’existence d’anéantir radicalement l’aliénation, une classe qui est affectée à ce point par l’aliénation du travail que ses membres eux-mêmes sont devenus des marchandises »4. Nous voulons supprimer l’État, ce corps séparé de la société, détruire ses bras armés que sont la police, l’armée, bouleverser les structures qui y sont attachées comme l’école, la justice, supprimer le travail inutile voire destructeur, au profit du travail réellement productif et des loisirs, des arts, mettre fin à la division en classes par la réorganisation complète de l’organisation du travail, de la société, de la démocratie.

Notre préoccupation est donc de comprendre comment cette classe émancipatrice peut exister et agir.

À la recherche des classes sociales

Les classes sociales s’inscrivent dans des rapports de production : Daniel Bensaïd cite dans Marx l’intempestif5 la définition des classes sociales de Lénine, qu’il estime « sans doute la moins mauvaise » : « On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé par des lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par les modes d’obtention et l’importance de la part des richesses sociales dont ils disposent. »6 D. Bensaïd souligne que le fait que Lénine parle de « vastes groupes d’hommes […] devrait en outre couper court aux exercices sociologiques stériles sur les cas limites ou individuels. La dynamique des rapports de classes n’est pas un principe catégoriel ». La place d’individus dans un groupe social solidaire comme la famille, des salariéEs en lutte ou un quartier, comme le basculement de tel ou tel individu d’un groupe social à un autre, ne modifient pas les rapports généraux entre les classes.

Il importe de regarder les dynamiques, les trajectoires de groupes sociaux. Ainsi, qu’un individu change de métier ne perturbe pas la division en classes mais, si ce sont des masses de personnes qui basculent, comme lors de la formation du prolétariat à partir de secteurs de la paysannerie, ou lors de la paupérisation de couches du prolétariat ou de la petite bourgeoisie, alors on fait face à des bouleversements sociaux déterminants. Au sein d’une entreprise, les métiers concrets comptent autant, mais c'est plutôt la place dans les rapports de production, en particulier la hiérarchie, la fonction d’exécutantE ou de cadre qui est déterminante Marx affirme « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »7 L’existence sociale étant comprise non pas comme les conditions d’existence à un moment précis mais comme l’ensemble des éléments de cette existence, les trajectoires sociales, les solidarités, les rapports entre les classes sociales…

C’est la place dans les rapports de production qui détermine les classes, lesquels « rapports de production correspondent à un état donné des forces productives »8, qui sont en perpétuelle évolution. Depuis les années 1960, le processus croisé d’élévation des qualifications des couches supérieures  du salariat et de prolétarisation du travail intellectuel a été un des ciments de Mai 68 et des mobilisations des années 1970, tandis qu’aujourd’hui la casse des cadres collectifs, des statuts, des acquis des couches supérieures du salariat et la montée du chômage contribuent à réduire la conscience de classe en même temps qu’elle crée des nouveaux terrains de lutte, comme l’ont illustré le mouvement des Gilets jaunes, les luttes de cadres, chercheurs ou ingénieurs contre les suppressions de postes, etc.

Ce que n’est pas le prolétariat

Les classes ne se définissent pas par elles-mêmes, mais dans les relations, les conflits qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres. Dans cette recherche des contours des classes, D. Bensaïd distingue, au côté de « la bourgeoisie proprement dite » (5% de la population active en 1975) « industriels, gros commerçants, une fraction des exploitants agricoles et des professions libérales, la hiérarchie cléricale et militaire, la plus grosse part des “cadres administratifs supérieurs” », une « petite bourgeoisie traditionnelle (agriculteurs indépendants, artisans, petits commerçants, professions libérales et artistes) » (environ 15%) et une « “nouvelle petite-bourgeoisie” », « entre 8% et 12%, selon qu’on y inclut, outre une part des cadres administratifs supérieurs et moyens, les journalistes et les agents de publicité, les professions libérales devenues salariées, les enseignants du supérieur et du secondaire, les enseignants du primaire (ce qui est au demeurant fort discutable) »9. Ce qui caractérise cette classe sociale est qu’elle n’a pas de politique indépendante des classes que sont la bourgeoisie et le prolétariat. Les exemples sont innombrables. Il y a les contre-maîtres ou les cadres qui jouent au quotidien un rôle d’encadrement de la production et d’oppression mais qui peuvent basculer du côté du prolétariat en cas de licenciements, les techniciens supérieurs qui aspirent à s’élever dans la hiérarchie mais peuvent n’avoir qu’un rôle d’exécutants, les enseignants qui peuvent aussi bien véhiculer l’idéologie dominante ou exclure des élèves des « classes dangereuses » qu’être à l’avant-garde des mobilisations pour les retraites ou encore les pilotes d’Air France, qui peuvent lutter main dans la main pour leurs conditions de travail ou contre les suppressions de postes et réorganisations, oubliant leurs salaires et leur position hiérarchique, avec les personnels du bas de l’échelle à Air France.

Il est aussi utile de parler de petite-bourgeoisie parce que les membres de ces couches peuvent aussi, dans certaines périodes, de crises économiques et politiques et du déplacement du rapport de forces, basculer dans le camp de la bourgeoisie comme la petite-bourgeoisie traditionnelle, et parce que son aspiration est, la plupart du temps, à conforter sa situation dans le cadre du système, notamment en tendant d’acquérir un petit capital, par l’immobilier, l’ascension dans la hiérarchie sociale ou la fondation de petites entreprises.

À leurs côtés il convient d’ajouter les couches qui, si elles ne possèdent pas de moyens de production, sont fortement liées à l’appareil d’État et à sa préservation, à des niveaux divers les membres de certaines administrations, notamment de l’appareil répressif comme la police, l’armée, la justice, voire les services sociaux ou l'éducation qui déterminent qui peut bénéficier des aides et exercent un pouvoir de fait par leur travail sur les couches inférieures.

Les frontières ne sont pas étanches et nettes, et c’est autant la situation objective que les éléments subjectifs – les luttes, les solidarités, les traditions militantes – qui déterminent de quel côté se situera un petit chef d’équipe dans une entreprise ou un petit fonctionnaire. Le statut juridique du travailleur n’est pas une garantie non plus de sa position, étant entendu qu’un PDG de Renault, quoique salarié, est un bourgeois, tandis qu’un autoentrepreneur qui travaille pour Deliveroo est un prolétaire. D’ailleurs, les descriptions de la Commune de Paris font état d’ouvrierEs mais aussi d’artisans, de marchands de vin ou autres boutiquiers, de petits patrons… Cette hétérogénéité s’est fondue dans la lutte politique du prolétariat.

L’hétérogénéité est fortement renforcée par la multitude de statuts et des échelons dans la hiérarchie du travail qui tentent de gommer les différences de classe, d’associer chaque niveau aux niveaux d’au-dessous, tentant de faire croire à l’ascension sociale individuelle et à la « théorie du ruissellement ».

Vers une homogénéisation ?

Lorsqu’on parle des « producteurs », on garde également une ambiguïté. Une définition du prolétariat est donnée par l’idée qu’il produit des richesses, des marchandises, de la valeur. C’est d’ailleurs, cette capacité à produire, à réaliser un travail socialement utile, qui fonde la légitimité pour le prolétariat à réorganiser la société dans le cadre d’une révolution sociale. Et, par opposition symétrique, ce qui nous pousse à affirmer que « l’oisif ira loger ailleurs » et à dénoncer les parasites, actionnaires ou policiers, qui ne produisent pas de richesses. C’est ce qui permet aussi de parler d’exploitation, la plus-value extraite de la valeur produite étant captée par la bourgeoisie.

Mais il faut élargir cette conception à des marchandises qui ne sont pas directement matérielles ou qui permettent la réalisation de la valeur. C’est le cas de tout ce qui concerne la reproduction de la force de travail, où ce qui permet la circulation des marchandises et la vente : cheminotEs, postierEs, routierEs, vendeurs/ses… On conserve avec ces métiers la délimitation entre les activités socialement utiles et les parasites liés au capitalisme.

L’expérience pratique nous montre qu’un des aspects déterminant dans la lutte des classes réelle est la capacité de celles et ceux qui luttent à construire des solidarités, s’organiser et à se positionner face aux autres classes. De ce point de vue, des tendances contradictoires existent, les traditions militantes pouvant jouer aussi bien un rôle très positif dans le rapport de forces qu’un rôle d’encadrement de la contestation sociale, et inversement la précarité extrême peut être contrebalancée dans des luttes comme celles des livreurs ou des sans-papiers.

Concrètement, la capacité du prolétariat à se constituer en force politique est intimement liée à des dynamiques mettant au premier plan ce qu’il a d’intérêts communs. C’est le cas, à des niveaux divers dans des mouvements de masse aussi variés que la Commune, la Révolution russe, 1936, 1968, les grands mouvements de 1995 à 2018 pour la défense de la protection sociale, qui est un fort élément d’unification dans un pays comme la France. Le mouvement des Gilets jaunes a posé la question de l’unité de la classe mais à partir de secteurs périphériques de la classe ouvrière, peu organisés.

Mais, à bien y regarder, ce ne sont donc pas tant les mouvements revendicatifs de la classe que des problèmes politiques qui ont été posés dans ces périodes. C’est ce qu’exprime Daniel Bensaïd par « il est illusoire d’imaginer que le mouvement purement ouvrier soit capable par lui-même d’élaborer une stratégie indépendante. Le seul développement spontané du mouvement ouvrier aboutit au contraire à la subordonner à l’idéologie bourgeoise »10 et Lénine par la fameuse phrase « la conscience de classe vient de l’extérieur de la lutte économique »11. À l’échelle individuelle comme collective, c’est la confrontation à des éléments extérieurs à la lutte économique (manifestation pour la Palestine ou les migrants, marche des fiertés, débats sur l’école, sur les vaccins, sur l’écologie…) qui permet de franchir un cap parce que cela relie les éléments immédiats de la vie et du travail à des aspira-tions et des problèmes de société.

Et pour cause, comme l’explique D. Bensaïd, « la division en classes est certes, en fin de compte, l’assise la plus profonde du groupement politique, mais c’est la lutte politique seule qui l’établit. »12 Cela signifie que si les rapports de classe sont en dernière instance les fondements de la structuration des dynamiques historiques, des partis exprimant (de façon déformée) des intérêts de classe et les revendications des classes sociales dans un moment donné, c’est dans la lutte politique, c’est-à-dire la confrontation sur toutes les questions politiques, souvent révélées dans des moments de crises, que les différentes classes se positionnent les unes par rapport aux autres et ainsi prennent leur conscience d’elles-mêmes et exitent réellement.

 

Notre rôle est de travailler à l’homogénéisation du prolétariat, la constitution de sa force, à partir des luttes, de la diffusion des expériences, à partir de revendications transitoires – posant les questions du rapport à l’État et à la propriété – pour formuler des objectifs communs. Rien n’est plus fort que l’expérience commune pour faire évoluer les consciences, pour créer des solidarités, des points de vue commun, transformer les perceptions de petits groupes en objectifs de classe. C’est pour cela que nous sommes de tous les combats des classes populaires. Pas, comme le croit LO, par opportunisme, mais parce que nous les voyons comme des outils pour l’unité de la classe, pour que chaque groupe social qui fait partie au sens très général de la classe des exploitéEs, même s’il ne se perçoit à l’instant T que comme groupe opprimé sur telle ou telle question, ou comme partie prenante de tel ou tel combat, se vive finalement comme une partie d’un tout en constitution, le prolétariat, par son opposition à la bourgeoisie et sa volonté d’agir de façon coordonnée pour renverser les rapports de production (dont les rapports de reproduction). Il s’agit de faire éclore de luttes partielles un point de vue de classe pour la socialisation, contre la concurrence, pour l’égalité et la solidarité : « Le communisme surgit littéralement de tous les points de la vie sociale ; il éclate décidément partout. Que l’on bouche avec un soin particulier l’une des issues, la contagion en trouvera une autre, parfois la plus imprévisible. »13

  • 1. https://melenchon.fr/201…
  • 2. Lutte de classe n°212 (décembre 2020 - janvier 2021).
  • 3. Le Manifeste du parti communiste, 1848.
  • 4. Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, Jacubowsky p. 180.
  • 5. Fayard, 1995.
  • 6. La Grande Initiative, Œuvres, Tome XXIX, page 425.
  • 7. Critique de l’Économie politique, Avant-propos.
  • 8. Jacubowsky, idem.
  • 9. Idem.
  • 10. « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! », 2002.
  • 11. Que faire ?, Lénine, 1902.
  • 12. « Lénine ou la politique du temps brisé », Daniel Bensaïd, 1997.
  • 13. Lénine, Œuvres, XXXI, cité par D. Bensaïd.