Publié le Lundi 19 octobre 2015 à 15h59.

Qu'est le prolétariat devenu ?

Ce débat,  au-delà de son importance théorique, la définition du sujet révolutionnaire, est utile pour notre activité au quotidien. En effet il nous faut, pour agir efficacement, comprendre pourquoi dans une société comme la nôtre, où le prolétariat, la classe de celles et ceux qui ne sont pas propriétaires de leur outil de travail, vendent leur force de travail, sont dépossédé-e-s de leur travail, ont une position subalterne dans le travail, sont exploité-e-s et opprimé-e-s,  représente près de 80% de la population, ne crée pas une déstabilisation de la société, ne provoque pas une dynamique d'affrontement de classe qui remet concrètement en cause le pouvoir de l'infime minorité, la bourgeoisie ?

La façon dont le Capital organise la production, l'exploitation change en permanence. Le prolétariat du 19ème siècle en Grande Bretagne, le prolétariat chinois actuel, ou le prolétariat en Europe capitaliste au 21ème siècle sont profondément différents. Ces évolutions du prolétariat ne sont pas le produit mécanique des évolutions techniques, technologiques (augmentation énorme de la productivité), des choix économiques d'externalisation, de délocalisation. S'y ajoute une volonté politique de la bourgeoisie, des décisions pratiques pour affermir, renforcer, conforter sa domination.

Le fait que le prolétariat soit de plus en plus nombreux ne crée pas automatiquement les conditions de l'effondrement du pouvoir bourgeois. Dans nombre des principales puissances de l'histoire du capitalisme, la Grande Bretagne, les Etats-Unis, le Japon, la lutte des classes n'a pas connu de poussée assez forte pour créer une crise révolutionnaire, car l'affrontement de classe qui est permanent ne se traduit en crise que lorsqu'il devient politique, comme produit de bien d'autres données que la simple extension de la classe dominée. Si la politique des directions des organisations ouvrières majoritaires joue un rôle indiscutable dans cette situation, il nous faut comprendre pourquoi il leur est possible de jouer ce rôle, pourquoi elles ne sont pas bousculées par le mouvement de masse, pourquoi les anticapitalistes, celles et ceux qui veulent se débarrrasser du capitalisme restent toutjours aussi faibles. Et de ce fait, comment agir ? 

La question  essentielle reste de savoir comment les anticapitalistes peuvent agir pour unifier politiquement cette immense force, si peu consciente d'elle-même ? 

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le capital a transformé la société du sol au plafond, en morcelant le  prolétariat, mettant à mal son identité, tendant à le fragiliser en tant que force sociale, et rendant l'organisation de celui-ci plus difficile. Par exemple, l'usine de Renault Billancourt qui représentait 84% des effectifs de Renault en 1948, puis 30% en 1975,  disparait en 1992. Aujourd'hui le groupe emploie 120 000 salariés dans le monde, pas une usine ne dépasse 5000 salariés et aucune ne joue un rôle moteur reconnu dans les luttes. Il va de soi que l'unification des travailleurs de Renault contre leur patron, et en tant que classe est un peu plus compliquée aujourd'hui que dans les années 1950. Il n'y a plus de "locomotive" sociale et politique, vecteur naturel d'unification de la casse.

Car le prolétariat comme force sociale n’est pas une entité qui se définit par des caractéristiques sociologiques et statistiques, mais une instance politique. Il existe lorsqu'il agit collectivement, et il se constitue comme sujet révolutionnaire porteur d’un projet d’émancipation dans la lutte pour changer la société.

Dans le cadre des luttes économiques, le capital est toujours le plus fort, il peut céder beaucoup tout en gardant l'essentiel, les moyens de production et le pouvoir. La lutte pour la constitution du prolétariat comme force porteuse d'une alternative au capitalisme ne peut être qu'une lutte politique, une lutte qui affirme qu'une autre société est possible. 

Si l'expérience des exploité-e-s et des opprimé-e-s est conditionnée par leur situation objective, la formation du prolétariat comme instance politique n'est  pas une réaction automatique, mécanique à une situation d'exploitation, il n’y a pas en soi de prolétariat qui serait révolutionnaire. La forme des rapports sociaux étant le produit d'une lutte permanente, la dynamique créatrice à partir de laquelle le prolétariat se constitue comme sujet politique à part entière dépend de la manière dont les prolétaires s'approprient et transforment leur situation : le prolétariat se crée lui-même tout autant qu’on le crée.

Dans les luttes quotidiennes se construit une conscience collective essentielle pour qu'apparaisse cette conscience subjective que le prolétariat est la classe majoritaire de la société, qui a les moyens et le pouvoir de construire un autre mode de production, d'autres relations sociales et politiques, la démocratie du plus grand nombre, pour satisfaire les besoins de toute la société. Le prolétariat comme classe révolutionnaire n'existe qu'à partir de ce moment : lorsqu'il affronte politiquement le capital, c'est-à-dire quand, en allant au-delà de la  sphère des rapports entre ouvrier et patron, il conduit une action politique générale, comme l'indique la formule de Marx : « la classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien1»

La constitution de tou-te-s les exploité-e-s et les opprimé-e-s en sujet de l'action révolutionnaire demande aux forces militantes anticapitalistes d'avoir une approche globale, de savoir la décliner dans chaque lutte, économique, sociale, écologique, contre les oppressions... et surtout de savoir poser les questions susceptibles d'unifier,de créer du commun et favorisant la désacralisation du pouvoir du capital, pour que se construise cette conscience politique du prolétariat.

Patrick  Rouen

  • 1. Lettre de Marx à Schweitzer du 13 février 1865.