Publié le Lundi 6 juillet 2015 à 10h44.

Vous avez dit centralité de la classe ouvrière ?

L’affaiblissement de la conscience de classe est un problème lancinant, qui hante une grande partie de nos débats internes mais aussi les discussions au sein de la gauche radicale et du mouvement ouvrier. Il est donc important que le parti s’en saisisse et élabore collectivement sur cette question.

Si la conscience de classe s’est affaiblie, c’est d’abord parce qu’ont régressé et le niveau d’organisation du prolétariat et sa capacité d’action collective. Il importe toutefois de distinguer deux tendances : une de long terme d’affaiblissement des organisations du mouvement ouvrier, mais aussi des organisations antiracistes et féministes, et de baisse tendancielle – avec, il est vrai, des soubresauts – de la conflictualité sociale (effondrement du nombre de journées de grève par an depuis les années 1970) ; et une de court terme, conséquence de l’accumulation de défaites sociales et politiques de 2007 à 2010, provoquant la démoralisation et la désorientation des franges militantes du prolétariat au sens large.

 

Un raccourci ouvriériste

Dans cette situation, le NPA reste une organisation trop faible, numériquement et politiquement, pour que son intervention soit en capacité de peser véritablement dans la lutte des classes. Conséquence prévisible : un refrain sous forme de raccourci est chantonné à chaque congrès, insistant sur nos manques (réels) d’implantation sur les lieux de travail et appelant à recentrer l’activité du parti sur l’intervention en direction de la classe ouvrière, réduite à l’intervention dans les entreprises. C’est ce raccourci et cette réduction qui sont discutables, et dont il faudrait donc discuter sérieusement.

Si cet appel ne se traduit pas de manière mécanique dans l’activité réelle des camarades, loin s’en faut et heureusement, cela pose une série de questions. Il y a d’abord le danger, bien réel, de réduire la lutte des classes au champ strictement économique, faisant par exemple des combats contre les oppressions de simples luttes « sociétales » et réduisant ces oppressions à des « conséquences de la domination bourgeoise ». On peut d’ailleurs s’étonner que, dans une contribution de la P3 visant à réfuter les accusations d’ouvriérisme, les camarades puissent écrire, à propos de la centralité de la classe ouvrière :

« Bien souvent caricaturée, utilisée pour ’’démontrer’’ l’insensibilité de nos courants respectifs aux oppressions spécifiques, elle est pourtant le cœur de ce dont notre parti a besoin pour être utile à toutes les luttes qui s’élèvent contre les conséquences de la domination bourgeoise : exploitation, aliénation, machisme, homophobie, racisme, destruction de la planète... ».

Nous pensons qu’il ne s’agit malheureusement pas d’un lapsus. Il n’est pas dit ici que le capitalisme reconfigure l’oppression des femmes ou qu’il rend impossible de poser véritablement la question de la rupture avec le productivisme (dont il est évident qu’il a pu prendre historiquement des formes non-capitalistes, en Union soviétique notamment), mais qu’oppressions et destruction de la planète sont de simples « conséquences de la domination bourgeoise ». Or cette thèse a des conséquences pratiques, à savoir la focalisation croissante sur l’intervention dans les entreprises et le refus de construire les nécessaires mouvements autonomes contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie et la destruction de la planète. A terme, cette vision pourrait aboutir à une très grave régression : concevoir le travail militant contre les oppressions comme une diversion.

Un autre écueil serait de répondre à la crise politique du NPA – crise de direction mais aussi crise d’orientation stratégique – par le biais exclusif d’une méthodologie organisationnelle empruntée à LO (qui a pu enregistrer certains succès en termes d’implantation ouvrière), en l’occurrence l’intervention en direction des entreprises articulée autour de la distribution régulière de bulletins de boîte. Précisons qu’il ne s’agit nullement pour nous de refuser ce type d’intervention mais de mettre en garde contre la fétichisation de cette méthode et l’impasse ouvriériste qui sous-tend une telle fétichisation. Une crise politique ne peut être surmontée que politiquement, pas à travers une technologie militante.

 

Quelques dangers et quelques pistes

Tout cela peut aboutir à une manière intemporelle et réductrice de penser la reconstruction d’une conscience de classe, qui se résumerait au produit de l’intervention d’un noyau révolutionnaire à l’intérieur et/ou en direction des lieux de travail.

Cela peut apparaître comme une réponse ayant le mérite de la modestie militante et « prenant les choses dans l’ordre », en rapport avec nos forces actuelles. Pourtant, cela constitue une vision non seulement rabougrie de l’activité politique (très éloignée d’ailleurs de la tradition léniniste dont se réclament généralement les camarades en question), bien en-deçà des enjeux actuels (reconstruire une perspective politique pour un prolétariat éclaté et désorienté), mais surtout potentiellement dangereuse : si elle était effectivement mise en œuvre, elle conduirait à une autolimitation drastique de nos interventions (dont les manques ne se résument pas, loin de là, aux difficultés à construire des boulots de boîte structurés).

Deux questions permettent d’illustrer ces dangers :

- La centralité de l’intervention sur les lieux de travail n’implique-t-elle pas une vision strictement instrumentale de notre intervention militante sur les facs, destinée simplement à recruter des militants pour qu’ils et elles puissent ensuite militer en direction des lieux de travail, conçus comme le nec plus ultra du militantisme révolutionnaire ? Laissant au passage impensée la question : comment répond-on au recul des luttes dans la jeunesse scolarisée après la séquence LMD-Fillon-CPE-LRU-LRU2 ? Comment reconstruit-on ?

- La centralité de l’intervention sur les lieux de travail méconnaît l’importance d’une réflexion collective relative à l’intervention politique sur les lieux de vie (autre qu’uniquement propagandiste, via la vente de journaux et la distribution de tracts sur les marchés). Comment s’implanter dans les quartiers populaires ? Quelles sont les questions décisives, outre celles relatives au travail, sur lesquelles politiser – transports, logements, services publics, discriminations, harcèlement policier, etc. – et comment s’y prend-on concrètement ?

Jamais pensée collectivement, que ce soit dans ses objectifs et ses méthodes, l’intervention sur les lieux de vie paraît pourtant riche de potentialités, dans une période où les lieux de travail se caractérisent par un morcellement croissant des collectifs de travail (sous-traitance en cascade, précarisation, multiplication des statuts d’emploi, répression de l’activité syndicale, etc.). Tout cela a pour effet l’atomisation des travailleurs•ses, et dans cette situation, il n’est pas du tout certain que la reconstruction du prolétariat en tant que sujet politique aura pour cadre unique les lieux de travail, où les prolétaires sont de plus en plus mis•es en concurrence, divisé•e•s, surveillé•e•s, réprimé•e•s, précarisé•e•s et atomisé•e•s. D’autant plus si l’on aspire à organiser la grande masse des prolétaires, aujourd’hui inorganisé•e•s et dispersé•e•s, voire éloigné•e•s de l’emploi : salarié-e-s des petites boîtes (sous-traitantes ou non), précaires, chômeurs, mais aussi étudiant•e•s, lycéen•ne•s et apprenti•e•s.

Les lieux de vie offrent un terrain propice pour tenter de reconstruire politiquement l’unité du prolétariat, même sous une forme pour l’instant embryonnaire, en dépassant les clivages sectoriels et les divisions que le patronat entretient ou suscite sur les lieux de travail (et qui sont malheureusement souvent reconduits par les organisations syndicales). Deux facteurs viennent d’ailleurs s’ajouter, plaidant en faveur d’une intervention beaucoup plus réfléchie en direction des lieux de vie, à savoir l’accélération de la crise écologique et la polarisation sociale du territoire (ségrégation au sein des espaces urbains et rapports villes/campagnes).

Il y a donc toutes les chances que les luttes locales – qu’elles aient pour objet les questions de logement, d’écologie (Notre-Dame-des-Landes, Sivens) et de transports (comme au Brésil), de racisme et de répression policière (révoltes de 2005 en France, en Angleterre en 2011 ou aux Etats-Unis actuellement), ou encore concernant l’aménagement du territoire (parc Gezi en Turquie) – prennent une importance nouvelle dans les années à venir.

 

Et la conscience de classe ?

Pour revenir à notre problème initial, celui de la conscience de classe, nous pensons qu’il faut prendre au sérieux le fait que celle-ci ne se développe pas uniquement, et parfois pas essentiellement, à partir des rapports patrons/travailleurs dans le cadre des entreprises.

Dans la société capitaliste, tous les rapports où se manifestent des logiques d’exploitation et d’oppression – donc des antagonismes – sont potentiellement explosifs, pouvant enclencher des cycles de politisation et de radicalisation à d’autres niveaux du système. Il ne suffit pas d’affirmer nécessaire un « mai 68 qui aille jusqu’au bout » ; il faudrait prendre au sérieux le rôle de détonateur qu’a pu y jouer le mouvement étudiant et l’importance d’avoir disposé d’une implantation dans ce milieu, quand les choses étaient bloquées au sein du mouvement ouvrier en raison de l’hégémonie réformiste (stalinienne ou social-démocrate).

De même concernant la question raciale aux Etats-Unis, qui a pu (et peut !) stimuler la combativité bien au-delà des seuls Afro-américains. On pourrait également citer, plus loin de nous temporellement, l’organisation massive des Juifs au sein du mouvement socialiste en Europe centrale et orientale (que ce soit au sein des partis socialistes nationaux ou au sein du Bund). Si celle-ci est directement reliée à une question nationale non résolue (pour le Yiddishland) et à l’oppression des Juifs (dans toute l’Europe), elle a constitué un élément décisif de la radicalisation socialiste dans cette partie du monde capitaliste. De même concernant les combats féministes et LGBTI. De même pour la lutte contre l’extrême-droite.

Nous devons tirer le bilan de la faiblesse de notre activité contre les oppressions, autre que conjoncturelle, et prendre la mesure de notre incapacité à articuler ces combats. A défaut d’une telle articulation, la tentation est grande de rabattre ces luttes sur le seul combat sérieux qu’il importerait de mener : celui contre la « domination bourgeoise », pour reprendre les mots cités plus haut. Or l’hypothèse d’un tournant ouvriériste du NPA fait peser un risque majeur d’accentuation de cette faiblesse et de cette incapacité, notamment dans la jeunesse scolarisée où, pourtant, ces combats trouvent généralement un écho important et où nous devrions être l’aile marchante des mouvements (notamment via la construction de collectifs ad hoc, partout où cela est possible). En particulier, on peut s’étonner que la vague d’islamophobie qui a déferlé à partir de janvier n’ait pas suscité une réaction à la hauteur de l’ensemble du parti, notamment de la part de secteurs que l’on pensait convaincus de l’importance de cet enjeu.

En outre, les luttes contre les oppressions fonctionnent comme des combats pour l’unification du prolétariat, que l’exploitation capitaliste divise – en segmentant la force de travail selon de multiples variables (genre, caractéristiques ethno-raciales, orientation sexuelle, âge, qualification, types d’entreprise) – tout autant qu’elle l’unifie (ceux et celles qui n’ont que leur force de travail sont tou•te•s exploité•e•s, l’intensité de cette exploitation étant inégale). Si bien que la reconstruction d’une conscience antiraciste, féministe et anti-homophobie ne s’oppose nullement à l’émergence d’une nouvelle conscience de classe mais en constitue au contraire une composante essentielle.

Donc, centralité du prolétariat ? Oui, car celui-ci constitue l’acteur stratégique de la transformation sociale. Mais cela n’implique nullement une focalisation exclusive sur l’intervention dans les entreprises ; au contraire cela suppose une préoccupation beaucoup plus grande qu’actuellement pour la situation des franges les plus opprimées du prolétariat et pour l’unification politique de celui-ci.

 

S’il est bien un acquis de notre courant politique, c’est l’idée que se préparer à des situations révolutionnaires – durant lesquelles des millions de prolétaires font irruption sur la scène politique et mettent en cause les rapports ordinaires de subordination – ne revient pas simplement à construire une implantation dans des secteurs clés pour jouer un rôle plus tard (que l’on pense ce moment imminent ou éloigné), mais suppose en premier lieu d’apprendre à politiser tous les antagonismes inhérents à la société capitaliste, permettant de faire la preuve – dès aujourd’hui ! – de l’utilité de s’organiser dans un parti comme le NPA. C’est à articuler ces brèches ici et maintenant dans l’hégémonie capitaliste, raciste et hétéro-patriarcale, avec l’hypothèse révolutionnaire et un projet socialiste, que devrait travailler un nouveau parti anticapitaliste, si nous voulons qu’il constitue une médiation vers le parti révolutionnaire.   

Guillaume (comité Austerlitz) et Ugo (comité Paris-18è)