Publié le Samedi 30 mars 2013 à 23h35.

Avec la caravane des sans-papiers : contre les frontières du racisme

Lundi 18 mars, une « caravane » de sans-papiers accompagnéEs de leurs soutiens a quitté Paris, direction le Forum social mondial de Tunis. L’idée était de traverser un certain nombre de frontières européennes, avant de prendre un bateau à Gênes pour la Tunisie. Les sans-papiers devaient participer aux débats et discussions sur les questions de migration, de liberté d’installation et de circulation, et, plus largement, sur les exigences qu’impliquent le droit à la dignité, mot clef du FSM 2013.Après la marche européenne de 2012, où, pour la première fois, des sans-papiers et migrantEs avaient traversé six pays et neuf frontières afin de dénoncer le régime migratoire européen et l’Europe forteresse, le défi était plus important encore cette année. Repousser plus loin les limites, plus loin les frontières : un défi immense lancé à l’Europe et à sa machine sécuritaire. Immense, mais à la hauteur des attaques qui se font de plus en plus violentes envers les migrantEs et les sans-papiers, à la fois par le racisme des États qui organisent sans relâche la chasse aux sans-papiers sur leur territoire, et par un contrôle des frontières extérieures toujours plus inhumain.Briser le mur du racismeMais si le combat des sans-papiers est dirigé contre les murs très réels dressés à nos frontières, il est aussi un combat contre un mur tout aussi puissant, bien qu’immatériel : le mur idéologique du racisme, dont un des fondements dans sa construction « moderne » est l’idée, maintenant devenue lieu commun, que l’immigration est un « problème » qu’il faudrait combattre, sinon « régler ». Et à ce mur qui semble se renforcer de jour en jour, le PS n’hésite pas à ajouter ses propres pierres – la chasse ininterrompue aux sans-papiers, le mépris le plus détestable qu’il ne cesse de manifester envers la lutte et les revendications des sans-papiers et de leurs organisations, la répression des populations roms… sont autant d’apports à l’édifice raciste qui se fait de jour en jour plus menaçant.À cela, les sans-papiers ont répondu par l’action collective et le courage, qui leur auront permis d’arriver jusqu’en Tunisie. S’ils n’ont finalement pas pu franchir la frontière et entrer sur le territoire tunisien, ils ont réussi à traverser la Méditerranée, et cela témoigne déjà d’un rapport de forces existant. Preuve en est d’ailleurs la manière dont ils se sont fait refouler à l’arrivée en Tunisie, aucun gouvernement n’ayant officiellement voulu en prendre la responsabilité.Mais ce rapport de forces est encore trop faible. Pour obtenir la liberté de circulation et faire tomber la frontière du racisme qui menace notre avenir à touTEs, il lui faudra se renforcer bien davantage. C’est bien ce message que nous font passer les sans-papiers dans leur défi lancé aux frontières, aux machines sécuritaires, au racisme institutionnalisé.Solène BrunLa caravane refoulée à l'entrée de la TunisieLes sans-papiers ont été refoulés à leur arrivée en Tunisie. D'un côté, les autorités tunisiennes ont annoncé que les sans-papiers pouvaient entrer dans le pays mais que les règles internationales imposaient de les expulser dans les quatre jours. De l'autre, le capitaine du bateau, qui devait les ramener après le FSM, a annoncé qu'il ne le ferait finalement pas, les autorités italiennes lui imposant une amende de 2 000 euros par sans-papier.Les sans-papiers ont donc choisi la seule voie leur garantissant le retour : être immédiatement refoulés par la police tunisienne, ce qui a obligé le bateau les ayant amenés à les ramener.« La lutte permet d’évacuer la peur »Interview de Anzoumane Sissoko, membre de la caravane, porte-parole de la coalition internationale des sans-papiers et migrants et coordinateur de la CSP 75.Quels étaient les objectifs de la caravane ?Franchir la mer avec les sans-papiers et revenir ! Après avoir réussi la marche nationale puis européenne, la prochaine étape ne pouvait être que de passer d’un continent à un autre pour bouger les lignes. Dans certains pays, comme en Suisse ou en Allemagne, les sans-papiers ne peuvent même pas bouger à l’intérieur de leur département. C’était le cas en France avant Saint-Bernard. Depuis 17 ans, grâce à notre lutte, on peut bouger sur tout le territoire. Maintenant, il est temps de s’attaquer aux frontières extérieures, ce qui va d’ailleurs dans le sens de ceux qui ont organisé le FSM.Que s’est-il passé aux frontières ?Jusqu’ici on n’avait pas de difficultés. À Gênes ce qui s’est passé est normal. On a présenté nos passeports, ils nous ont demandé si nous étions en situation régulière. On a dit « non ! ». « Si vous partez, vous risquez d’être refoulés au retour ». Pour moi c’est normal : la police ne peut pas dire autre chose. On a expliqué nos démarches devant le gouvernement italien et Frontex. On a fait tout le nécessaire. Il ne s’agit pas d’une expulsion mais d’un trajet dans le cadre d’une manifestation mondiale et chacunE a le droit de s’y rendre. À la frontière, tous les Africains ont eu un cachet de sortie, ils doivent pouvoir revenir légalement puisqu’ils sont sortis légalement.Les sans-papiers sont-ils conscients du danger qu’ils courent ?Oui. Mais la lutte permet d’évacuer la peur. Il ne faut pas cultiver la peur dans la tête des gens. Des criminels sont en liberté et on aurait peur d’aller au FSM ? Si on est bloqués, la situation se débloquera !Est-ce que c’est un échec d’être refoulé ?Ce n’est pas un échec. Cette fois, nous avons réussi à traverser la Méditerranée. La prochaine fois nous passerons. Ce qui est un comble, c’est que notre problème, celui des migrantEs et de la liberté de circulation est au cœur de ce Forum social mondial et qu’il se tiendra sans les sans-papiers. Mon sentiment d’ailleurs, c’est que nous n’avons pas été soutenus par les organisateurs. Mais nous reviendrons !Propos recueillis par Martine TessardTranches de caravaneJamila Ben Hamar est algérienne. C’est la vedette du film de la marche Paris-Nice des sans-papiers. Celle qui marchait toujours en tête et disait sans cesse « Courage ! courage ! ». Elle a eu les papiers sept mois après la marche. Elle est là comme soutien, par solidarité. C’est important et elle est contente d’être là, avec le collectif. Elle est surtout contente pour eux !Dembele Bakari est malien (de Kayes). Il a déjà fait la marche européenne. Arrivé en France en 1995, il a deux enfants au Mali. Il dit qu’il fait la caravane pour avoir des papiers, pour pouvoir travailler et aider sa famille. Aller à Tunis ne lui fait pas peur.Raja Hamed vient du Bengale. Arrivé en France en 2003, il a travaillé pendant 17 mois dans une entreprise avec des fiches de paie, mais l’entreprise a été contrôlée et tout a été foutu. Il est venu pour des raisons politiques, mais l’asile politique lui a été refusé. Pourtant, il est venu en France parce que « c’est le pays de l’humanité ». Il participe à la caravane pour avoir des papiers mais n’ira pas jusqu’à Tunis parce qu’il a bien trop peur d’être renvoyé dans son pays.Des frontières de plus en plus hautes…Les politiques de contrôle de l'immigration n'ont pas toujours existé. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui les met le premier en place en 1974. Cependant de tout temps les États ont cherché à contrôler leur démographie en fonction des besoins des classes possédantes. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l'industrie française connaît un fort besoin de main-d’œuvre bon marché, afin de reconstruire son appareil productif et de rattraper son retard face aux États-Unis. L’État organise alors l'immigration de millions de travailleurEs étrangerEs, s'appuyant sur son empire colonial. L'immigration n'est pas seulement encouragée par des politiques d'accès facilité, elle est aussi parfois imposée par la force. Durant les années 1950 et 1960, la France signe des accords avec l'Espagne et le Portugal puis ses anciennes colonies et protectorats (Maghreb et Afrique occidentale), afin de garantir un flux constant de main-d’œuvre entrante. Les deux tiers de ces immigréEs travaillent dans l'industrie lourde et le bâtiment, et ont le statut d'ouvrierEs non qualifiéEs. La majorité des femmes sont employées dans les services et dans la confection. TouTEs sont surexploitéEs et logent dans des conditions souvent insalubres : les bidonvilles pullulent à la périphérie des grandes villes. De 1946 à 1977, 2,5 millions d'immigréEs furent ainsi régulariséEs pour les besoins de la production nationale. Le « problème de l'immigration » était alors loin d'exister.Avec la crise, le durcissementDans les années 1970, l'entrée en récession change la donne. En 1974, l’État suspend l'entrée des travailleurEs étrangerEs et incite au retour volontaire avec des primes de retour. On pratique des retours forcés massifs de la main-d’œuvre immigrée africaine. Ces politiques s'appuient sur le renforcement de la domination impérialiste, par le financement des tyrans d'Afrique du Nord afin d'intercepter les migrantEs en route pour l'Europe. Les garde-frontières algériens sont sommés de tirer sur les exiléEs et la torture d'immigréEs clandestinEs est quotidienne dans les prisons de Khadafi. Sur le territoire français aussi l'appareil répressif se durcit. Les centres de rétention sont officialisés en 1980, après plusieurs années ­d'existence illégale.Avec Schengen en 1985, symbole de la liberté de circulation sur la zone européenne, les dispositifs de contrôle d'immigration se durcissent à l'extérieur des frontières européennes. Des techniques de contrôle de plus en plus sophistiquées apparaissent (radars, rayons X, détecteurs CO2, battements cardiaques, etc.). Cela pousse les migrantEs à prendre toujours plus de risques afin de traverser les murs de la « forteresse Europe ». À l'activité de contrôle aux frontières (mur répressif), une nouvelle dimension apparaît : la surveillance (mur sécuritaire). Il s'agit d'anticiper les possibles déplacements et de les empêcher en amont de l'arrivée sur le territoire. Afin de coordonner leurs actions, les différentes polices européennes mettent en commun leurs données sur l'immigration. Les frontières deviennent un laboratoire de la société sécuritaire et une véritable manne pour les industries des hautes technologies de la surveillance (Thalès, EADS, BAE Systems, etc.). Ces entreprises bénéficient pour cela de financements massifs via les programmes de recherche européens ou bien les crédits d'impôt recherche en France.Surveiller et contrôlerLe dernier délire sécuritaire européen en matière de répression de l'immigration est Frontex, agence en charge des frontières extérieures de l'Union européenne depuis 2004. Celle-ci entérine les pratiques des États et les amplifie avec ses budgets monstres qui ont explosé depuis sa création. Elle impose des accords confidentiels aux pays de provenance, afin de coordonner ses activités de contrôle jusque dans leurs eaux territoriales (et à terme au sein même de leur territoire).Cet accroissement de la domination impérialiste se retrouve dans le cas libyen où Bruxelles a exigé la continuation des accords de contrôle de l’immigration de Khadafi comme préalable à la reconnaissance du Conseil national de transition. Frontex se définit elle-même comme une « agence de renseignement ». Sur les territoires du Sud, dans les aires maritimes et en Europe, elle organise la traque aux immigréEs de manière scientifique par tous les moyens dont elle dispose (technologies sécuritaires, interrogatoires des migrantEs interceptéEs, statistiques et modélisations, etc). Les murs des frontières se doublent donc d'un réseau de surveillance quadrillant la moindre parcelle de terrain allant des pays d'origine au territoire européen.Des politiques racistesMine d'or pour certainEs, l'amplification du contrôle de l'immigration est un désastre humanitaire. 20 000 personnes sont mortes depuis 1988 en tentant de franchir les frontières européennes. La « mondialisation » est marquée par une limitation croissante de la circulation d'êtres humains du Sud vers le Nord, alors que la circulation des capitaux est renforcée dans l'autre sens (endettement des pays du Sud, renforcement du pillage de leurs ressources). Aujourd’hui, 400 000 personnes sont en « situation irrégulière » en France, dans la précarité extrême et sous la menace permanente de la répression policière et des reconduites aux frontières.Une autre conséquence du contrôle de l'immigration est la montée du racisme, sur fond de chômage massif. Or ce ne sont pas les immigréEs qui sont les responsables de la hausse du chômage mais bien la crise du système capitaliste. Le racisme détourne les victimes de ce système des vrais responsables de leur misère et les divise entre eux. Lorsqu'ils fuient leurs pays d'origine, périssent en mer, ou subissent la répression de la police de Sarko-Valls-Hortefeux pour subvenir aux besoins de leur famille restée au pays, les immigréEs sont victimes d'un capitalisme impérialiste qui les ronge et les exploite jusqu’à l'os, comme il le fait de la majorité de l'humanité. Alors face aux racistes et aux fachos qui accusent les immigréEs des conséquences de la crise, pas de quartier !Sylvain Di Manno"Bonne chance dans votre lutte. Je vous envoie la plus profonde solidarité des organisations antiracistes et anticarcérales avec lesquelles je travaille aux États-Unis. Nous vous remercions pour votre travail dans ce qui constitue le plus important mouvement pour les droits civiques de la période. Les droits des migrantEs – les droits des sans-papiers en France et aux États-Unis – doivent être défendus par toutes celles et tous ceux qui croient dans la justice, l'égalité et la liberté"Angela Davis"Cette caravane est la caravane de la dignité"Monseigneur Gaillot

Dossier réalisé par le commission migrations-antiracisme du NPA