Qu’il s’agisse du confinement ou du déconfinement, il y a de nombreux exemples qui montrent que l’urgence sanitaire et la protection des populations ne sont pas l’impératif majeur du pouvoir. D’où, pour dire le moins, ses inconséquences et atermoiements.
Parmi ces exemples, la situation des sans-papiers et migrantEs est sans doute à la fois la plus tragique, la plus scandaleuse et la plus parlante.
C’est sans doute la raison pour laquelle de nombreux appels, tribunes et pétitions, plus ou moins conséquents, ont été lancés pour une régularisation des sans-papiers.
Parmi ces appels, celui lancé par la Marche des Solidarités1, soutenu par plus de 180 collectifs, associations, syndicats et organisations politiques, se distingue sur au moins un point. Il appelle à des mobilisations de rue le 30 mai prochain dans toute la France.
#restezchezvous ?
Il faut être clair. Pour l’essentiel des sans-papiers et par extension pour les résidents des foyers de travailleurs immigrés #restezchezvous est soit impossible soit synonyme d’exposition et de propagation du virus.
Dans les centres de rétention administrative (CRA) comme dans les prisons où le confinement est, par définition, la norme, virus ou pas, la concentration en lieu clos, dans des conditions sanitaires totalement dégradées, rend la situation dramatique. Elle transforme les CRA en foyers de propagation du virus. La fermeture des CRA, exigence de justice, devrait être aussi une urgence sanitaire.
Dans les foyers où cohabitent résidents « officiels » et sans-papiers, la sur-occupation des chambres, fruit du maintien des sans-papiers en situation illégale, crée une situation sanitaire explosive, fruit de tensions entre les résidents. A cela s’ajoute la détresse des sans-papiers totalement privés de ressources, certains acceptant les conditions de travail les moins sûres pour subvenir à leurs besoins essentiels et à ceux de leurs proches et amenant ainsi au foyer les risques pris à l’extérieur.
Celles et ceux qui ne trouvent pas de travail et les migrantEs à la rue dépendent de la solidarité de réseaux par ailleurs entravés voire réprimés par la police.
Ces conditions dramatiques ne prendront pas fin avec le processus prévu de déconfinement alors que le virus continuera de circuler. Pire, la situation des sans-papiers risque d’être à nouveau invisibilisée par une apparence de retour à la normale. Voire aggravée par les conséquences de la crise économique qui peuvent rapidement donner au #restezchezvous toutes ses potentialités racistes.
Raisons sanitaires ou politiques ?
La simple raison sanitaire devrait conduire à la régularisation immédiate, inconditionnelle et pérenne des sans-papiers et à toutes les mesures d’accès à des conditions décentes de logement, de revenus garantis et de santé. Et de manière automatique à l’arrêt des contrôles au faciès (souvent légitimés par la « recherche des personnes en situation illégale ») et à la fermeture des centres de rétention.
Cette « raison sanitaire » motive la demande de régularisation venant parfois de personnalités ou milieux qui ne brillaient pas autrefois par leur détermination sur la question. Elle justifie des mesures de régularisation prises dans d’autres pays européens comme le Portugal. De manière plus cynique, ce sont les besoins de relance économique dans certains secteurs qui amènent des milieux patronaux à soutenir des mesures de régularisation comme en Italie.
Mais en découplant les raisons sanitaires (voire « économiques ») des raisons politiques (d’égalité, de justice, de solidarité internationale…), ces mesures, appliquées ou demandées, en arrivent à être inconséquentes… d’un point de vue strictement sanitaire. Car s’il s’agit de désamorcer la bombe sanitaire et de supprimer des foyers de propagation du virus, la régularisation des sans-papiers doit être inconditionnelle, donc globale et ne peut être temporaire.
Mobilisation politique
C’est la raison pour laquelle l’urgence sanitaire exige une mobilisation politique. Comme hier, plus qu’hier, nos besoins doivent être imposés au pouvoir. De ce point de vue, la prise de conscience sanitaire qui donne aujourd’hui plus d’audience aux revendications des sans-papiers doit être saisie comme une opportunité pour mobiliser largement afin d’obtenir des résultats immédiats.
Mais le maintien d’une cohérence avec les raisons politiques est aussi crucial pour éviter les effets boomerang dans les arguments utilisés.
En signant l’appel de la Marche des Solidarités le Syndicat de la médecine générale (SMG) a mis en garde : « Nous sommes sceptiques sur le fait d'utiliser les mêmes stratégies que celleux auquel·le·s nous nous opposons, à savoir utiliser des arguments sanitaires pour valider des choix politiques. Oui le virus pourrait toucher plus facilement et rapidement les précaires, les plus fragilisés par notre société inégalitaire… Mais ce n'est pas tant un problème lié à l'épidémie virale en cours mais à la précarité en elle-même, qui fragilise, qui maltraite et tue, avec ou sans virus… Ces arguments sanitaires qui pourraient encourager à la solidarité pourraient tout autant être utilisés par d'autres pour ostraciser, contrôler, fliquer, enfermer, etc. »
Cette cohérence entre raisons politiques et sanitaires doit conduire à construire des rapports de force qui ne peuvent se limiter à des tribunes ou des pétitions.
Manifester ?
C’est ce qui a conduit la Marche des Solidarités, à la demande de collectifs de sans-papiers, à conclure son appel par la perspective d’une journée de manifestations le samedi 30 mai prochain.
Comme l’explique le porte-parole de la Coordination parisienne des sans-papiers, Anzoumane Sissoko, « les tribunes, les pétitions et les manifestations au balcon c’est bien et tant mieux qu’il y en ait, mais nous savons de notre expérience qu’il faut que les sans-papiers sortent et avec de nombreux soutiens pour obtenir quelque chose ».
Nous savons que le pouvoir cherchera par tous les moyens à faire obstacle à ces manifestations. Pour des raisons de domination et d’exploitation. Et qu’il utilisera pour cela des prétextes sanitaires.
Ce ne sont pourtant pas ces arguments fallacieux et hypocrites qui mènent la Marche des Solidarités à envisager des moyens de manifester assurant toutes les précautions sanitaires. C’est la cohérence qu’il y a entre nos revendications politiques et les préoccupations sanitaires. Parce que les deux ont la même source : la défense de la vie et d’une société juste et égale pour toutes et tous.
Modalités de la manifestation parisienne
A Paris, les modalités de la manifestation du samedi 30 mai sont en train d’être précisées. Il s’agit d’organiser une « manifestation de zone », c’est-à-dire le déploiement des manifestantEs sur une zone très élargie permettant le respect des distances physiques. Le début de cette zone sera à Madeleine (proche de l’Élysée et du ministère de l’Intérieur) jusqu’à République à trois kilomètres de distance. Les manifestantEs répartis sur cette zone bougeraient ensuite de manière coordonnée en étendant la zone jusqu’à la Gare du Nord de manière à permettre à ceux et celles partis de Madeleine d’arriver à la place de la République.
De cette manière nous arriverons à combiner préoccupations sanitaires, visibilité et occupation d’un très grand espace public.
Ce dispositif a commencé à être annoncé publiquement2. Au nom de la Marche, des collectifs de sans-papiers l’ont même déposé en préfecture. Il sera affiné progressivement.
Soyons là, nombreuses et nombreux !
Par le dispositif prévu nous obligerons le gouvernement à déclarer, le cas échéant, que son interdiction des manifestations n’est pas sanitaire mais politique. Par ailleurs, par l’extension des lieux de rassemblement et l’occupation d’une zone élargie, nous rendons pratiquement très compliquée une interdiction de fait.
Mais le succès de cette mobilisation repose surtout sur la détermination de tous les réseaux organisés, à commencer par les signataires de l’appel, à mobiliser largement.
Alors que les modalités de manifestation de rue sont en cours de discussion dans d’autres villes, c’est aussi de leur multiplication que dépendra l’efficacité de la mobilisation générale.
La période qui s’ouvre est incertaine et dangereuse. Mais le pouvoir central est politiquement affaibli. C’est la raison pour laquelle c’est maintenant que, au-delà de l’urgence, des opportunités existent pour les sans-papiers. Il est par ailleurs difficile de prévoir dans quel sens tournera le vent après deux mois de luttes confinées. C’est une deuxième raison pour agir et pousser pour qu’il souffle dans le sens de la liberté, de la solidarité, de l’égalité et de l’antiracisme.