Entretien. 28 septembre 2023, c’est le 90e jour de grève chez Emmaüs de Saint-André-lez-Lille. Sur le piquet, nous rencontrons Happy, mère de quatre enfants, qui travaille à l’entrepôt et au magasin de la Halte Saint-Jean depuis six ans. Elle nous livre un récit accablant sur ses conditions de vie et de travail. Une enquête préliminaire pour trafic d’êtres humains et travail dissimulé a été lancée par la justice en mai.
Peux-tu nous expliquer quelles sont les raisons qui ont déclenché la grève ?
Moi je suis Happy. Je suis mère de quatre enfants, et on vit ici en famille avec mon compagnon. Ça fait bientôt six ans que je suis à Emmaüs à Saint-André et on a commencé la grève le 1er juillet. Aujourd’hui ça fait 90 jours. Le 28 juin, la directrice a dit qu’il n’y a plus de travail, son adjoint a ajouté qu’« il faut être prêts à faire nos valises car vous serez dehors ou de retour dans votre pays ! ». Il faut savoir qu’avant cela il y a eu des perquisitions de la police et une réunion avec le président de la Halte Saint-Jean, Monsieur Duponchel, qui s’est mal terminée. Le 1er juillet, après des menaces d’expulsion, on a décidé d’appeler la CGT et le CSP 59 pour venir à notre secours. La directrice nous a dit d’aller déposer le dossier, quand en réalité c’est elle qui aurait dû déposer le dossier à la préfecture avec le diplôme en langue française et aussi avec un contrat. Normalement, elle devrait défendre notre dossier avec un document qui prouve qu’on travaille ici, chose qu’elle n’a pas fait, elle a juste écrit qu’on est hébergés moi et le père de mes enfants et qu’on mange et on dort ici. Aucune référence n’est faite au travail. Cela a déclenché des colères et des frustrations. Après autant d’années de sacrifices, on me dit de partir, et c’est très compliqué.
Tu t’occupes de quoi dans le cadre de ton travail ?
Je fais un peu de tout, au début je faisais le ménage avec mon enfant dans le dos et avec ma grossesse ; il faut dire qu’ici j’ai eu trois enfants et j’ai travaillé tous les jours jusqu’au jour de l’accouchement. Je rangeais le magasin, l’entrepôt, le bureau ; je me suis aussi occupée de mettre les prix sur les vêtements et de la vente ; je faisais aussi le tri des jouets, j’emballais et je mettais les prix. Je faisais un peu tout, sauf le bureau de la directrice !
Quelle est la position de la direction ?
Cela fait presque deux mois qu’elle ne vient plus. Elle a essayé de poursuivre la vente en magasin, et c’est là où on a décidé de tout bloquer. Emmaüs France, aussi ils ne sont pas droits car nous, on ne peut pas vous mentir, on souffre de tout ici ; on souffre du manque de nourriture, on vit grâce à la CGT, au CSP 59 et aux dons que les gens font à la caisse de grève. Il faut qu’Emmaüs France bouge, que la préfecture et le juge bougent aussi car tout le monde souffre de cette situation. Les enfants ont besoin de retourner à la maison pour faire les devoirs et se reposer mais là on est obligés de finir la grève d’abord. Pour mon enfant qui est entré en CE1 cette année, il a été très difficile de trouver les fournitures scolaires et là, il y a l’hiver et il faut acheter les affaires alors que nous n’avons pas les moyens. Il ne faut pas que nous restions dépendants des dons, il faut qu’Emmaüs France bouge.
Vous ne voulez pas de la charité, vous voulez des droits c’est ça ?
Oui, exactement, il faut nourrir les enfants, c’est très difficile à vivre. Il y a des choses que tu as envie de faire pour tes enfants mais malheureusement tu ne peux pas les faire. Pendant l’été, il n’y a pas eu une seule sortie pour les enfants, on n’a pas les moyens même pour les amener au manège. J’ai besoin de travailler.
Il y a d’autres sites comme Tourcoing et Grande-Synthe qui se sont mis en grève, cela permet de faire pression ?
Oui dans le sens où les gens qui disent qu’on est des menteurs, alors ils sont bien obligés de voir qu’on ne ment pas. Il faut savoir que nous ne sommes pas ici seulement pour réclamer des titres de séjour, nous voulons aussi alerter la société sur le fait qu’il y a des gens à Emmaüs qui sont malintentionnés, qui entrent à Emmaüs pour faire leur propre business. Normalement, chez Emmaüs on est nourri, logé et blanchi. Ici, on paie les charges qui peuvent aller jusqu’à 200 euros (l’eau, le chauffage, l’électricité) alors qu’on est payés 150, 180 euros maximum par mois et on habite à 6 donc, il y a les charges, la cantine, la crèche, les couches et le lait. Ce n’est pas facile pour 6 personnes alors que normalement chez Emmaüs on touche 392 euros.
Tu penses que ça va changer ?
Oui, ça va changer car si ça ne change pas nous on ne va pas arrêter. Il ne faut pas généraliser ; à mon avis tous les Emmaüs ne sont pas comme ça. Il y a encore des Emmaüs qui sont bienveillants mais ceux qui maltraitent, qui ont des propos racistes, qui se cachent derrière Emmaüs pour faire leur propre business, tôt ou tard ils doivent sortir. Notre but n’est pas de fermer ici mais celui de changer la direction qui est malveillante, ce sont des escrocs, des racistes, des méchants parce que garder les gens bientôt six ans sous menace d’expulsion ce n’est pas possible ! Quand on arrive ici, ils nous disent qu’ils vont nous préparer pour la vie extérieure mais on ne va pas se préparer pour la vie extérieure pendant dix ans.
Avez-vous pensé à reprendre Emmaüs et à le gérer par vous-mêmes ?
C’est quelque chose qui est possible, oui c’est très possible. Nous ne voulons pas aller dans un autre Emmaüs. Nous, on veut être régularisés pour pouvoir travailler. C’est possible de recommencer ici, d’ouvrir un jour, ça peut arriver. C’est pour ça que je demande au préfet, aux médias et à tout le monde, de venir à notre secours. Nous ne sommes pas contre Emmaüs, qui accueille les gens et paie bien. On ne comprend pas pourquoi on ne touche pas 392 euros. Il y a toutes les magouilles qui sont mises en place, le médecin et le professeur de français sont des amis de la direction ; mon professeur de français continue de me dénoncer ; il m’envoie des messages pour me rappeler ma couleur de peau et mon pays d’origine mais cela me passe au-dessus de la tête, ça ne me regarde pas. Moi, mon seul but c’est de faire exploser ce système, que tout le monde voit la vérité.
Propos recueillis par Hélène Marra