Publié le Mercredi 10 mars 2021 à 15h59.

Classe, genre, race : où va la critique ?

En structurant les rapports de production et les relations dans les sociétés capitalistes, les concepts de « classe », « race » et « genre » constituent des catégories centrales de la critique sociale.

Certains courants ont toutefois peiné à gagner une légitimité et un espace dans le monde académique. C’est le cas notamment des études de genre.

Les études de genre en débat

En utilisant d’une manière provocatrice le terme anglo-saxon, Marion Coulomb-Gully déclare que la France a été longtemps « gender-blind »1. Aujourd’hui, les travaux de Judith Butler, ayant porté une réflexion sur la dimension « performative » du genre et sur ses formes de subversion, sont traduits et cités par les chercheurEs francophones. De nombreuses études se saisissent de la catégorie du genre qui a désormais trouvé une place dans les programmes et les axes de recherche des laboratoires.

Le développement de ces courants est également lié à l’état des conflits sociaux. CertainEs chercheurEs affirment à ce propos que l’instrumentalisation de l’expression « théorie du genre » à partir de 2011 témoigne « d’une radicalisation des positions, avec la montée d’une panique morale exprimant l’inquiétude de voir disparaître l’altérité sexuelle et les rôles sociaux qui lui sont liés »2.

Nous défendons l’idée qu’une théorie de la société se doit, entre autres, de révéler les relations de domination masculine et de subordination féminine. Loin de constituer un bloc cohésif, les études de genre, comme d’ailleurs les pensées et les mouvements féministes, sont extrêmement hétérogènes.

Une divergence saillante est constituée par la façon dont elles interprètent l’héritage du marxisme ainsi que la définition qu’elles offrent du capitalisme contemporain. À ce propos, il est intéressant de reprendre le débat entre Judith Butler et Nancy Fraser3. Selon Butler, l’ordonnancement hétéronormatif de la société est crucial pour le fonctionnement de l’économie politique et fait donc partie de la structure économique. L’auteure en déduit que les luttes contre l'hétéronormativité menacent la viabilité du système capitaliste. Selon Fraser, si les discriminations de genre impliquent des conséquences économiques et matérielles, le lien entre le mode d’ordonnancement sexuel et l’ordre des relations économiques, orienté vers l’accumulation de la plus-value, est plutôt lâche. Cela n’implique pas une dépréciation des luttes contre l’hétéronormativité. Prétendre toutefois que les luttes sexuelles sont économiques par définition et qu’elles impliquent une lutte contre l’exploitation crée l’impression trompeuse qu’elles convergent automatiquement et affaiblit notre capacité politique à les faire coopérer.

La matrice des « Cultural Studies »

À en croire Pierre-André Taguieff, le chercheur auquel on attribue la paternité du mot « islamogauchiste », les approches décoloniales seraient devenues les fondements d’une « vague d’intolérance et les justifications de pratiques de censure visant à détruire l’héritage intellectuel et culturel occidental »4. Selon lui, les approches « indigénistes » et intersectionnelles se développeraient en conséquence du déclin du marxisme et cela bien que le marxisme en constitue, au moins au début, la matrice principale.

Les courants ciblés par la ministre de l’ESR sont en effet des approches critiques initiées par la tradition des Cultural Studies de Birmingham. Ceux-ci entretiennent des relations variables avec le marxisme dont ils souhaitent dépasser les interprétations économicistes. Ils s’intéressent ainsi à la matérialité de la culture, à l’articulation entre genre, classe et race ainsi qu’à l’analyse des évolutions conjointes du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat5. Ces travaux s’appuient souvent sur la notion de « conscience subalterne » en élargissant le concept d’Antonio Gramsci pour le transposer aux processus de construction des identités post-coloniales, sexuelles ou de genre. Certaines études décoloniales par exemple essaient de retracer des formes et des expériences de résistance qui sont souvent négligées par les théories considérées comme eurocentriques. Précurseur, le travail de Frantz Fanon sur les Damnés de la Terre est devenu un manifeste de la lutte anticoloniale.

Parmi les fondateurs du CCCS (Centre of Contemporary Cultural Studies), on retrouve des personnalités de la New Left telles que Richard Hoggart, Edward P. Thompson, Raymond Williams ou Stuart Hall. En 1957, Hoggart publie un livre fondateur pour son courant6. Lui-même issu des classes populaires, il étudie l'influence de la culture de masse sur la classe ouvrière et parvient à une conclusion qui rompt avec le savoir critique de l’époque : l'influence des produits de l'industrie culturelle sur les classes populaires serait surestimée car celles-ci préservent une vision du monde qui s’appuie sur l’expérience de l’exploitation et sur des croyances anciennes. C’est le début d’une nouvelle tradition qui verra, « dans les éléments de la culture, de la classe et après du genre, et de l’ethnicité, des formes de résistance à l’influence de la culture de masse et à l’idéologie dominante »7. En se nourrissant de la French Theory (R. Barthes, J. Baudrillard, L. Althusser…), les approches des Cultural Studies accordent beaucoup d’importance aux contenus idéologiques de la culture dont les valeurs et les représentations peuvent stimuler à la fois des processus d’acceptation ou de résistance au monde social.

Renouer le fil de la critique du capitalisme

Le développement de ces nouvelles approches critiques correspond toutefois à un certain éloignement des processus économiques et des conflits de classe qui avaient été au centre des préoccupations des précédentes générations de chercheurEs. Cela se traduit de plus en plus par la présence de deux pôles de la critique en sciences sociales : l’un restant rattaché à une critique globale de la société capitaliste qui fonde ses études sur l’analyse du système de production et la critique de l’économie politique ; l’autre, plus attentif aux aspects liés aux cultures hégémoniques et à leurs différentes formes de manifestation, appropriation et résistance. On assiste à une sorte de « glissement » de l’étude des dispositifs de pouvoir vers les pratiques, les « manières de faire » et les formes situées, identitaires ou communautaires, de réception de la culture dominante8.

D’autres faiblesses peuvent être identifiées dans la présence lacunaire des paradigmes de la sociologie critique, l’abandon de la catégorie de l’impérialisme ainsi que dans l’interprétation, parfois déformante, de l’approche gramscienne. La riche réflexion sur le lien que l'État entretient avec la société́ civile, la notion de « national-populaire » ou la fonction des intellectuels dans la construction d’une direction intellectuelle et morale sur la société, constituent autant d’éléments souvent écartés de ces études. La sur-détermination des catégories analytiques du genre et de la race, ou l’aplatissement de la classe à une simple variable additionnable aux autres, risque de favoriser des visions très partielles de la réalité car construites à partir d’un seul prisme.

En tant que courant politique, nous animons constamment un débat autour des pensées critiques. À ce propos, nous restons convaincus que les oppositions de classes sont constitutives des structures et des dynamiques du social, même si d’autres clivages existent de manière permanente (pour ce qui est du genre) ou intermittente (nationalités, « races », religions, …) et peuvent à certains moments prédominer sur les solidarités de classe.

Notre effort est donc orienté vers l’actualisation d’une pensée critique globale de la société capitaliste qui soit capable de prendre en compte les dimensions économiques, politiques et culturelles, et leurs imbrications.

Ces débats doivent toutefois se produire au sein de la science et de la société civile en absence de toute pression ou intimidation venant du pouvoir politique en place.

  • 1. Marlène Coulomb-Gully et Juliette Rennes, « Genre, politique et analyse du discours. Une tradition épistémologique française gender blind », Mots. Les langages du politique, n°94, 2010.
  • 2. Maxime Cervulle et Virginie Julliard, « Le genre des controverses : approches féministes et queer », Questions de communication, n°33, 2018.
  • 3. Nancy Fraser, Les féminismes en mouvements, La Découverte, p. 239-254, 2012.
  • 4. Pierre-André Taguieff, « L’entretien dont le NYT n’a retenu que ce qui l’arrangeait », telos-eu.com, 14 février 2021.
  • 5. Voir note 8.
  • 6. The Uses of Literacy : Aspects of Working-Class Life with Special References to Publications and Entertainments, traduit en français sous le titre la Culture du pauvre (éditions de Minuit, 1970).
  • 7. Erik Neveu et Armand Mattelart, « Cultural studies' stories. La domestication d'une pensée sauvage ? », Réseaux n°80, 1996.
  • 8. Olivier Voirol, « D'un paradigme à l’autre : sur quelques glissements théoriques dans l'étude de la communication sociale », Réseaux n°184-185, 2014.