En octobre 1972, le Front National est créé pour incarner la « droite nationale, sociale et populaire », barrer « la route au Front populaire » et « chasser les voleurs du pouvoir ». Toute ressemblance serait purement fortuite, 52 ans plus tard… il est vrai que Marine Le Pen affirmait en 2013 : « nous ne sommes absolument pas un parti de droite, ceux qui le pensent font une erreur d’analyse totale ». Si le Rassemblement national n’est indéniablement plus le Front national pour l’unité française de 1973, la même flamme se maintient.
Après deux épurations en vingt ans, des campagnes électorales foireuses, une aventure terroriste, des errements activistes, une réorientation vers la métapolitique, les extrêmes droites passent à côté de Mai 1968 : certains sont sur les barricades, d’autres filent un coup de main aux gaullistes et aux flics…
Las à l’idée de « vivre casqué et botté », Ordre Nouveau (ON) lance un Front pour les législatives de 1973. La nouvelle organisation, agrégeant plusieurs chapelles, aura une apparence légaliste en prenant modèle sur le Mouvement social italien qui finance. Jean-Marie Le Pen, « façade présentable », flaire l’aubaine. Le discours est plus ou moins lissé et la quincaillerie remisée au vestiaire. L’échec aux législatives fait vaciller la flamme. Casques et croix celtiques ressortent du vestiaire… jusqu’au 21 juin 1973.
Les anciens dirigeants d’ON créent le Parti des forces nouvelles (PFN), pendant que le FN se construit autour de la garde rapprochée de Jean-Marie Le Pen. PFN comme FN travaillent à un relookage de l’extrême droite : les premiers misent sur un rapprochement avec la droite classique. Déçus par Giscard puis par Chirac, ils finiront entristes au CNIP, un parti de vieux notables, qu’ils transforment en « baignoires à fachos pour les mal lavés de l’extrême droite », selon le mot de Le Pen. Les rescapés reviendront au FN dans les années 1980.
De son côté, Le Pen joue la carte de l’indépendance en cherchant la respectabilité. Ce n’est pas gagné : François Duprat et ses groupes nationalistes révolutionnaires (GNR) profitent de l’hémorragie pour s’installer au FN à la fin des années 1970. Duprat impose le thème de l’immigration, dès le début articulé à la question sociale : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop ! ».
La crise économique a commencé : le venin raciste se répand et, sur fond d’austérité, le discours du FN est légitimé, y compris à « gauche ». À Duprat succède un autre fasciste notoire, mais de la veine solidariste mâtinée de valeurs chrétiennes, Jean-Pierre Stirbois. En 1983, il est élu avec la droite RPR-UDF à Dreux. La thématique de l’immigration est centrale dans cette première percée électorale. 1986 : 35 député·e·s FN et CNIP entrent dans un groupe FN-Rassemblement national et plusieurs élus entrent dans les conseil régionaux. Ces années 1980 marquent l’installation du FN dans le paysage politique, facilitée par une exposition médiatique favorable. Cependant, la bulle médiatique ne fait pas tout : Éric Zemmour est aujourd’hui en train de le comprendre.
Les Horlogers se font sonner les cloches
Bruno Mégret, militant RPR inquiet du métissage, entre au FN après avoir tenté un regroupement de clubs politiques de droite. En devenant délégué général en 1988, Mégret veut crédibiliser « sa marche pour le pouvoir ». Les années 1990 sont des années de productions intellectuelles ne délaissant aucune thématique, comme l’écologie et le social, avec des colloques et une revue, alimentée par des plumes venues de courant divers. Le FN est sous l’emprise du Club de l’Horloge, laboratoire métapolitique fondé en 1974 par de jeunes énarques et polytechniciens pour préparer leur future carrière.
Sous Mégret, le FN se structure idéologiquement et forme des cadres, plus utiles qu’un Menhir (le surnom de Jean-Marie Le Pen, NDLR) pour exercer le pouvoir. Mais Jean-Marie Le Pen ne l’entend pas de cette oreille : c’est la crise de 1998. Le Mouvement national républicain (MNR) de Mégret, exclu, draine une majorité des cadres du FN et du FNJ, avant de se vider lui-même. La surprise du 21 avril 2002 ne donne pas le souffle attendu à Jean-Marie Le Pen, dont l’entourage commence à comprendre qu’un nouveau cycle doit débuter.
Entrée en scène
« Et puis la politique m’a pris par le bras, un soir de second tour d’élection, pour remplacer, je crois, des orateurs qui n’avaient pas trop envie de commenter une défaite », dit Marine Le Pen qui, malgré son modeste score au congrès de 2003, est nommée vice-présidente, alors que la succession de Jean-Marie Le Pen se discute, autour de Bruno Gollnisch et Jacques Bompard, l’outsider qui quittera le FN deux ans plus tard.
Les difficultés financières fragilisent l’appareil : mise en vente du siège, disparition du journal, arrêt des fêtes Bleu Blanc Rouge et abandon petit à petit des manifestations. Avec le manque d’encadrement et la faiblesse de son implantation locale, les scores de l’organisation hégémonique à l’extrême droite déclinent. Consciente de l’image désastreuse véhiculée par le parti, des faiblesses de son encadrement et du manque d’implantation locale, le clan mariniste s’attelle à reconstruire le discours. La commission de discipline tourne à plein régime, dernier recours pour assurer la victoire du « camp des modernistes ».
Générations épuration
À lire les bulletins Agir du FNJ dans les années 2000, on pourrait croire Marine Le Pen surtout active aux karaokés des universités d’été. Elle travaille à son réseau de trentenaires. Marine Le Pen reprend la direction de l’association Génération Le Pen, créée pour contrer les mégrétistes. Elle veut faire accepter au parti « les évolutions plus contemporaines sur des questions dites sociétales » et créer « un pôle majoritaire de rassemblement à vocation gouvernementale ». Son bulletin de liaison, L’Aviso, pose, à l’automne 2004, les « bases du rassemblement national que nous voulons pour la France »… « sur nos valeurs d’abord » précise-t-il plus loin.
Génération Le Pen sert de tremplin à l’équipe de Marine Le Pen, pour éliminer les Jeunes avec Gollnisch. Les derniers dinosaures nostalgiques du FN à papa sont suspendus en 2009 : Carl Lang emmène ses troupes de la première fraîcheur vers son Parti de la France, pour y incarner « la vraie droite ». Les entristes de l’Œuvre française retournent à leur croix celtique. L’éphémère mini-parti de Marine Le Pen, Énergie Bleu Marine, préfigure le Rassemblement Bleu Marine, comme structure interne-externe. Le congrès de Tours la place à la présidence du FN en 2011. Elle peut s’appuyer sur Nations presse info/magazine et un think tank mariniste, Idées & Nation, que pilote Louis Aliot. En 2012, il dépose même le nom « Alliance pour un rassemblement national ». Bien que sur la touche, le Menhir tient toujours : il est trop tôt pour changer de nom. Marine Le Pen l’avait déjà suggéré sans succès dès l’entre-deux tours de la présidentielle de 2002.
Ni Philippot, ni Le Pen
Marine Le Pen s’entoure de compétences, peu importe l’origine idéologique tant que l’allégeance est faite. Plusieurs mégrétistes reviennent dans le giron lepéniste. Florian Philippot, moins inquiétant qu’Alain Soral, rejoint Marine Le Pen en 2011, en s’inventant un passé chevènementiste. Marine Le Pen peut s’adresser aux « républicains de gauche » dans la séquence post-référendum sur la Constitution européenne. Devenu vice-président du FN en 2012, il suscite des oppositions grandissantes. En 2015, le président d’honneur du FN demande à sa fille de choisir entre « Philippot ou Le Pen ». À force de casser les pieds, Jean-Marie est renvoyé à Montretout sucrer les fraises. Vexé que les marinistes s’interrogent sur la pertinence du retour au franc après la présidentielle de 2017, Philippot monte son propre think-tank, Les Patriotes. Démis de sa délégation, Philippot démissionne du FN, pour finir dans les poubelles du complotisme.
Mairies brunes
Dans les années 1990, quatre villes du sud deviennent des laboratoires FN : népotisme, baisses d’impôts, incompétence à gérer des budgets, brutalité des mesures en matière de préférence nationale, priorités culturelles discutables. Pointés du doigt, les maires ne contribuent pas à renforcer l’image du FN, bien que certains rempilent ou fondent une dynastie, comme à Orange.
En 2014, le FN gagne onze grandes mairies dont plusieurs à la gauche. L’objectif est de faire advenir discrètement des notables en évitant les mesures trop spectaculaires : « la gestion sérieuse de nos villes permettra d’asseoir le FN comme parti de gouvernement » se convainc Florian Philippot. Petit à petit, les équipes municipales se forment à la gestion, souvent à coups de pression sur les agent·es municipaux. Obsédées par l’austérité et la sécurité, les mairies FN distillent par-ci par-là quelques mesures de préférence nationale. Ces maires gèrent leur ville comme beaucoup d’autres : affairisme, coupes dans certaines dépenses sans maîtrise du budget, fragilisation des services publics, militarisation de la police municipale, et pose dans le journal de la ville. Mais l’ancrage local paie : en 2020, sur fond de Covid, la plupart des maires sont réélus. Le RN gagne même Perpignan, sa première ville de plus 100 000 habitant·es.
Union des droitards
Le Rassemblement Bleu Marine en 2012 fait venir des souverainistes, des déçus de l’UMP, et des cadres intermédiaires des Identitaires, plus ou moins bien acceptés. S’ouvre la longue liste des ralliements sous bannière mariniste. Bien que maintenant une ligne « ni droite ni gauche », Marine Le Pen attire surtout à droite et à droite. En 2022, sept de ses porte-parole sur treize sont des ralliés venus de l’UMP et de Debout la France. Les renégats vite fait « de gauche », qui médiatisent leur ralliement, se comptent à peine sur les doigts d’une main entre 2014 et 2019… Le dernier en date est peut-être le conseiller qui théorise ce que Marine Le Pen veut entendre, Jérôme Sainte-Marie. Il soutenait, il y a un an, auprès de Libération que « quand des civilisations cohabitent sur le même territoire, on ne peut plus se contenter d’une analyse matérialiste ». De quoi relativiser l’analyse « marxienne ».
En 2018, Marine Le Pen fait adopter le nom de Rassemblement national et promeut Jordan Bardella. Elle pose sa stratégie articulée sur la séquence électorale, qui ne se déroule pas comme prévue : européennes, municipales, départementales, régionales devaient être autant de tremplins pour 2022. Ce ne sera que partie remise. Marine Le Pen quitte sa présidence pour se consacrer pleinement à l’élection de 2022. Jordan Bardella devient le numéro 1bis du parti. Le « clan Hénin-Beaumont » qui a choisi Aliot contre Bardella pour la présidence du parti est renvoyé dans le Nord.
Épisode Zemmour
C’est alors qu’Éric Zemmour se lance à la conquête de la droite, en ralliant les conservateurs nostalgiques de Fillon et une poignée d’opportunistes. Les dissidents de longue date du RN s’engagent autour de Marion Maréchal revenue en politique. La direction du RN en profite pour faire tomber « les fruits pourris ». Quelques figures identitaires font le choix de la Reconquista. Le Parti de la France croit voir sa revanche. Marine Le Pen verra derrière Éric Zemmour « toute une série de chapelles qui, dans l’histoire du FN, sont venues puis reparties, remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens et quelques nazis… »
Dans les années 2010, les scores électoraux enflent, et la dédiabolisation fonctionne, sans avoir à structurer un appareil militant lourd. L’audience médiatique et la banalisation du discours peuvent-ils remplacer les collages et les diffusions de tracts ? En réalité, le parti est au bord de la cessation de paiement, malgré ses emprunts russes, pauvre en réflexion politique, dirigé par un cercle restreint ne contrôlant, avec sectarisme, qu’un nombre réduit de réels militants sur le terrain. Les chiffres de son congrès à Lyon en 2014 annoncent officiellement 83 000 adhérent·es et sympathisant·es. En 2018, à Lille, ils sont 38 000 à jour de cotisation, dont 90 % ayant rejoint le parti après 2011. Marine Le Pen n’a plus de contradiction interne. Proposer un fonctionnement « moins vertical » ne mange pas beaucoup de pain. En 2022, ils seraient plutôt entre 20 000 et 25 000 militants. Le succès aux législatives et son financement remplume l’appareil. En 2023, le RN revendique 40 000 adhérent·es, 700 élu·es municipaux, 21 départementaux, 232 régionaux, 108 parlementaires (AN et UE), 120 collaborateurs à l’Assemblée nationale et 84 au Parlement européen.
Vote d’abord !
Le RN entretient au peuple un rapport électoraliste : « c’est grâce à ce vote populaire massif, un vote de classe littéralement, que maintenant le RN est assuré d’être au second tour dans chaque élection décisive », affirme Sainte-Marie. Mais le FN-RN n’est jamais à l’aise avec les mouvements massifs, même conservateurs. Il reste à distance de la Manif pour tous en 2013. Les quelques cadres qui défilent finiront à Reconquête ! Trop occupé à disputer au PS l’électorat ouvrier et populaire, le RN passe à côté de cette séquence, élément central dans la structuration des extrêmes droites des années 2010-2020. Cette situation accentue le fossé entre l’appareil mariniste et la fachosphère plus classique.
En 2018, lors de l’émergence des Gilets jaunes, le RN est déjà en campagne contre le racket des automobilistes et les 80 km/h. Descendant dans la rue le temps de faire un selfie, le RN apporte son soutien. Très vite, c’est l’occasion de mettre en avant ses thématiques favorites : insécurité, immigration et appel à la dissolution de l’Assemblée nationale. L’implication des militants RN sur les ronds-points est variée. Ils patientent pour engranger des voix aux élections suivantes. Lors du mouvement pour les retraites, le RN joue la carte de l’opposant n°1, respectueux du parlementarisme, mais sans condamner les grèves ni les manifestations. À l’écart de la mobilisation concrète, le RN dissimule mal son inutilité en promettant de tout résoudre par le vote, plus tard.
Génération Bardella
Bardella annonce en 2023 porter « l’ambition de faire émerger une nouvelle élite, issue du peuple ». D’un seul coup, le RN redécouvre « l’espace de la bataille culturelle, l’espace métapolitique ». Jérôme Sainte-Marie leur vend une « une rétribution symbolique du militantisme ». Son campus Héméra a une prétention mégrétiste 2.0. Mais l’outil végète. Bénéficiant de subventions des collectivités, l’institut de formation des élu·es locaux mène sa petite vie sous la houlette de Thibaut de la Tocnaye, un vieux de la vieille. Le RN sera-t-il réduit à importer des cadres, formés ailleurs ? L’offre est pléthorique : de l’Institut Iliade ou de l’Academia christiana, aux milieux issus de la Cité catholique encore proches de l’armée voire de l’Action française. Une partie de la question se joue dans la jeunesse. La Cocarde étudiante, aujourd’hui largement contrôlée par le RN, offre cet espace de brassage entre courants divers des extrêmes droites.
Les ralliements de la dernière heure renforceront immanquablement le RN avec des opportunistes, pas forcément fiables. Malgré le mythe entretenu, le prétendu réseau de hauts fonctionnaires et de grands entrepreneurs n’a jamais fait ses preuves. Les réactions des milieux culturels, scientifiques, universitaires, dans les syndicats et le monde associatif indiquent globalement que le RN a encore peu de prise dans les « corps intermédiaires ». Le RN n’entretient pas de très bonnes relations avec les secteurs clés du patronat français, satisfaits de la politique antisociale des macronistes. Si tant est que la chose soit nécessaire, le parti de Marine Le Pen serait bien en peine d’engager une quelconque dépossession politique de la bourgeoisie. Pour autant, dans un contexte de crises et de déstabilisation politique, la question de l’État-fort et des choix de la fraction hégémonique de la bourgeoisie ne sont pas anecdotiques.
Le RN profite du délitement des grands collectifs mais ne s’y substitue pas. Une organisation de masse ne se décrète pas. La fragilité de son appareil militant et la faiblesse de ses relations aux restes des extrêmes droites nous protègent encore du rouleau compresseur. Sainte-Marie a beau échafauder son projet hégémonique, on se demande comment il fera pour provoquer « une déflagration dans le pays […] et ensuite une mobilisation des catégories de ce bloc populaire, qui permettra d’avancer politiquement beaucoup plus loin qu’on ne le pense et permettre de vaincre des résistances ». Mais les choses peuvent s’accélérer. Il serait imprudent de compter sur l’incompétence du RN pour stopper sa marche au pouvoir.