Chaque année, nombre d’étudiantEs étrangerEs hors UE candidatent pour poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur (ESR) français. Sur son site, Campus France (l’agence chargée, depuis 2010, de promouvoir l’ESR à l’étranger), se flatte d’une attractivité non démentie de la France avec 365 000 étudiantEs étrangerEs en 2022, soit une augmentation de 18 % en cinq ans.
Ce triomphalisme convenu ne dit rien, cependant, de réalités d’une tout autre nature. Il y a d’abord le fait, par exemple, qu’au regard de la progression des mobilités étudiantes à l’échelle mondiale – 6 millions d’étudiantEs en 2022 (en croissance de 35 % en cinq ans), la France est à la traîne de la dynamique générale, au point d’être passée du 3e (et 1er rang des pays non-anglophones) au 7e rang des pays d’accueil des étudiantEs étrangerEs entre 2014 et 2022.
Mais il y a surtout la brutalité administrative ordinaire à laquelle sont soumiSEs ces étudiantEs non issuEs de l’UE dans le monde lointain, peu visible et peu audible, des services consulaires. Comme l’ont constaté divers observateurs ces dernières années, les démarches pour l’obtention d’un visa étudiant se font au prix de coûts personnels, tant financiers que psychologiques, exorbitants. On va y revenir.
En amont des multiples dispositions anti-immigrés adoptées à l’Assemblée nationale, trois facteurs, au moins, convergent pour convertir ce simple droit de se déplacer, en l’occurrence pour étudier, en prise de risque et grave mise en danger de soi.
Effondrement des services consulaires, sanctions et dérives de l’externalisation.
On pense d’abord, au niveau le plus général, aux effets induits par l’érosion des services diplomatiques dont les personnels et les ressources ont subi les mêmes agressions que l’ensemble de services publics au cours de la période récente. L’Avis sur le projet de loi de finances pour 2023, présenté au nom de la commission des affaires étrangères (octobre 2022), est très clair sur ce sujet : le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) a perdu 50 % de ses personnels en trente ans : « S’il faut se satisfaire de chaque création de poste au Quai d’Orsay, note l’auteur de l’Avis, [les] 106 effectifs supplémentaires [annoncés en 2022] n’en apparaissent pas moins marginaux une fois rapportés aux milliers de postes supprimés au cours des trois dernières décennies. Il faut bien mesurer que 106 ETP [équivalents temps plein], c’est moins que les 160 ETP que le ministère a supprimés sur la seule année 2019 ». Détail intéressant, au passage : « Dans les ambassades, les diplomates sont souvent devenus minoritaires par rapport aux personnels de la mission de défense ou du service économique. »
À cela s’ajoute, dans les consulats, des méthodes d’évaluation basées sur des « indicateurs de performances » qui ne tiennent aucun compte d’activités « humaines » complexes et non quantifiables. D’où, note le rapporteur, le fait que « Parmi les services qui souffrent le plus, il faut mentionner les consulats, en particulier les services des visas. À New Delhi, par exemple, les moyens ont été tellement réduits que le service de l’état civil est partiellement fermé et que le consulat a un retard d’environ 3 000 demandes de visa non traitées. »
Pour finir, littéralement, Macron a décidé, fin 2021, de la suppression pure et simple du corps diplomatique, sans « aucune réelle discussion à l’Assemblée nationale. La réforme a en effet été menée par ordonnance grâce à l’autorisation donnée par l’article 59 de la loi de la transformation publique de 2019. » Dans ces conditions, fait particulièrement rare, les personnels de ce ministère ont répondu par une grève largement suivie le 2 juin 2022.1
Ensuite, et plus conjoncturellement, il y a eu les sanctions prises en septembre 2021 contre trois pays du Maghreb pour leur refus de rapatrier leurs ressortissants en situation irrégulière : baisse de l’attribution des visas « drastique » et « inédite », selon les termes du porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal. Le caractère ouvertement discriminatoire de cette punition collective a été dénoncé dans un appel, signé par près de 120 organisations des deux rives de la Méditerranée (dont le NPA), et qui observait entre autres que « Demander aujourd’hui un visa auprès des autorités consulaires françaises ou européennes (espace Schengen) de l’un des pays du Maghreb, est un véritable parcours du combattant et, le plus souvent, une humiliation supplémentaire pour l’immense majorité de celles et ceux qui en font les démarches. »2
Ces sanctions n’ont fait cependant qu’exacerber une politique beaucoup plus générale déjà en cours et que le rapport Hermelin (« Propositions pour une amélioration de la délivrance des visas », avril 2023) résume assez bien : « Les agents des services des visas reçoivent de facto, et quasiment exclusivement, des instructions restrictives [...]. Les diplomates chargés de notre influence ont le sentiment que les services des visas n’adhèrent plus à cette mission tant la crainte de laisser passer un visiteur qui ne reviendrait pas dans son pays mais s’établirait en France est devenu le moteur principal et presque exclusif de l’instruction des dossiers. » Pour le rapporteur, il ne fait pas de doute que « Le cas de l’accueil des étudiants africains est particulièrement critique. »3
En cela, on semble reconnaître en 2023 ce qu’observait déjà la Cimade… en 2010 : « Loin des yeux, loin des observateurs de la société civile, la délivrance des visas est ainsi devenue un élément clé dans la politique d’immigration : le sort de l’immigration familiale, des étudiants, des familles de réfugiés, se décide désormais tout autant dans le pays de départ que dans les préfectures. Se met ainsi en œuvre une sorte d’externalisation rampante de la gestion de l’Immigration ». Et d’observer si justement : « Ce n’est pas un hasard si le ministère de l’Immigration a tout fait pour contester au ministère des Affaires étrangères, et finalement l’obtenir, la tutelle et l’autorité sur les services des visas. »4
Ce qui nous conduit au troisième facteur. Depuis la fin des années 2000, la France a fait le choix d’externaliser le travail de réception et de gestion des demandes de visas en amont de consulats en sous-effectif chronique (et équipés depuis d’un logiciel, « France visa », induisant « un temps d’instruction supplémentaire, incompatible avec la situation à flux tendu de la plupart des services consulaires »).5
Dans son rapport d’information de juin 2007 sur le service des visas, le sénateur A. Gouteyron jugeait alors l’externalisation « souhaitable et nécessaire », vraie « source d’une amélioration de service » pour les demandeurs de visas. Outre ces bienfaits promis, le sénateur ouvrait une perspective nouvelle au plus stricte parasitisme capitaliste : « Pour un consulat, le traitement d’un dossier de visa est une dépense. Pour une société privée, une demande de visa est une recette. Plus précisément, la constitution du dossier de demande de visa peut être à l’origine de recettes multiples » : frais de prise de rendez-vous, de constitution de dossier, d’accès à de nouveaux horaires, de photocopies, de photos aux normes, de remise du passeport par coursier, de courriel ou de sms d’information… !6 Aubaine sans limite.
Deux sous-traitants sont rapidement devenus des protagonistes majeurs à échelle globale sur ce nouveau marché de clients captifs : TLScontact, basé au Luxembourg et maintenant présent dans 90 pays, et VFS Global, créé en 2001, d’abord filiale des agences de voyage Kuoni (Suisse) et prestataire d’un seul et unique État encore en 2005, puis de 10 autres deux ans plus tard, puis de 44 (dont 25 de l’UE), avec plus de 800 centres à travers le monde.
Résultat très régulièrement constaté : en guise d’« amélioration », les étudiants algériens, marocains, tunisien, sénégalais, entre autres, ont eu droit à ce qu’il faut se contenter de résumer ainsi : opacité, arbitraire, intrusion, humiliation, négligence, incompétence, rapacité et extorsion assumées, et corruption.
En outre, et comme s’en préoccupe le rapport Hermelin – avec treize ans de retard sur la longue enquête de la Cimade7 – cette pénurie organisée n’a pas tardé à devenir l’occasion de nombre de trafics pour l’obtention de créneaux de rendez-vous, préréservés pour être revendus à bon prix. Au passage, et comme le notait déjà la Cimade, on comprend comment les passeurs peuvent devenir le stade ultime de cette logique d’émanation strictement étatique.
Une insupportable duplicité d’État.
Ce vandalisme et ce racket officiels, documentés de toutes parts et de longue date8, éveillent désormais la déploration et l’inquiétude de parlementaires qui y reconnaissent une source du « sentiment anti-français »9, dans les pays du Maghreb et d’Afrique notamment (quand d’autres – Mme la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, C. Colona, en tête – se contentent encore d’en attribuer la responsabilité à une simple propagande étrangère hostile).
On comprend, toutefois, le peu d’empressement de l’État français à corriger les choses. Les recettes ne sont pas au seul bénéfice des prestataires : pour l’État, les recettes tirées de l’activité visas (étudiants) sont passées de 210,4 millions d’euros en 2017 à plus de 222 millions en 2021, rapporte Michael Pauron. Et en l’absence de toute possibilité de remboursement en cas de refus (même une fois payés le billet d’avion et l’inscription dans la formation où l’on a déjà été acceptéE), plus de demandes égalent plus de recettes : « Bienvenue en France » !
En Grande-Bretagne, un scandale s’est fait jour en 2019, lorsque l’incurie et le cynisme généralisés de l’entreprise VFS Global se sont avérés rapporter une recette de 1,6 milliard de livres sterling au ministère de tutelle pour la période 2014-2019, soit une multiplication par neuf du revenu tiré de la délivrance de visas au cours des cinq années précédant le début du contrat de sous-traitance avec VFS.
Les étudiantEs étrangerEs sont prisEs dans l’étau des discours et des politiques discriminatoires et anti-immigrés, et du double attrait de la manne économique qu’ils et elles représentent, au départ et à l’arrivée, quand – et si – ces étudiantEs arrivent. En effet, outre les recettes tirées de la sous-traitance consulaire, il y a l’apport net que représentent ces étudiantEs pour l’économie française, soit, selon l’enquête conduite par Campus France en 2022, 1,35 milliard d’euros (avec 873 millions d’euros de recettes pour les établissements français). Il revenait à E. Macron d’être l’incarnation stricte de cette hypocrisie. Le rapport Hermelin, bien que fort peu satisfaisant sur l’essentiel, le fait comprendre avec une candeur louable : « Le Président de la République a appelé les jeunes de France et d’Afrique à se rencontrer et à se mieux connaître. […] Les taux considérables de refus ne sont pas sans conséquences : ils alimentent des communications négatives à l’endroit de notre pays » (p.5). Et à nouveau : « La contradiction apparente [sic] entre une politique d’attractivité (discours d’Ouagadougou, agenda transformationnel en Afrique embarquant la jeunesse, les artistes, les sportifs…) et une politique migratoire restrictive génère de l’incompréhension et du mécontentement, en particulier dans certains pays africains. » (p.24).
Le chef de l’État joue ainsi les rabatteurs pour le compte de services externalisés payants, preneurs du plus grand nombre de demandes possible que les consulats se trouvent, eux, dans l’incapacité tant politique qu’administrative de traiter. Cette tromperie, de surcroît, redouble celle pratiquée pour le compte de « formations sans intérêt réel promues par des intermédiaires et établissements peu scrupuleux […] certaines écoles qui se sont habituées à prospecter à l’international sans avoir validé l’intérêt des formations qu’elles offrent. » (p.18) Et entre pénurie organisée, fausses promesses, et désespoir, peut dès lors s’ouvrir un marché secondaire de la combine, de l’arnaque, et du voyage dont beaucoup ne reviennent jamais.
L’État tire donc un triple profit des aspirations de la jeunesse étudiante, entre dividendes de l’escroquerie systémique de l’externalisation, excédents budgétaires tirés des étudiantEs étrangerEs (et de leur entourage) qui sont parvenuEs à rejoindre une formation en France (dont les frais d’inscription, pour elles et eux, ont explosé depuis 2018 dans nombre d’universités suite au lancement du programme « Bienvenue en France »), et sans oublier les « gains » de l’instrumentalisation politique archi-toxique de cette population assimilée, de fait, au bouc émissaire de « l’immigration ».
Mais, et le gain pour les étudiantEs arrivéEs en France ? Le plus souvent, suite à un visa remis avec des semaines de retard anxiogène : un premier semestre tronqué, débuté en octobre ou novembre, des difficultés accrues pour régler les nombreuses formalités d’installation et se familiariser avec un milieu universitaire nouveau, et au bout du compte, une mise en échec difficilement évitable, condamnant à repasser des sessions entières de rattrapage, et à une nouvelle inscription pour un redoublement qui permettra d’enfin faire une année complète, avec un an de retard, des frais supplémentaires et la certitude de se sentir flouéE. De leur côté, dans la méconnaissance de ces situations, nombre d’enseignantEs en viendront à conclure que « de toute façon, ces étudiantEs n’ont pas le niveau ».
On le voit, pourtant : un tout autre regard sur l’immigration, un tout autre discours, une tout autre politique, sont possibles, indispensables et urgents. De l’air ! Et les étudiantEs étrangerEs sauveront ce pays.
- 1. Avis, n°273, « Action extérieure de l’État : action de la France en Europe et dans le monde, français à l’étranger et affaires consulaires », Tome 1, présenté par V. Seitlinger, député, p.20, 18, 74, 24. https://www.assemblee-na…
- 2. http://www.citoyensdesde…
- 3. Paul Hermelin, https://www.diplomatie.g…, p.5 & 6
- 4. « Visa refusé : enquête sur les pratiques consulaires en matière de délivrance des visas », la Cimade, juillet 2010, p.3. https://www.lacimade.org…
- 5. Avis, p.15.
- 6. https://www.diplomatie.g… , p.103.
- 7. « Visa refusé », la Cimade, p.21-22.
- 8. Cf. « Visa refusé », la Cimade; sur l’accumulation des frais, cf. Hicham Jamid https://theconversation…. Voir également, Michael Pauron sur le site d’Afrique XXI, en particulier : «Visa pour la France, le business des frontières fermées », et du même auteur, Les ambassades de la Françafrique : L’héritage colonial de la diplomatie française, Lux, 2022.
- 9. Cf. Avis 273, p.85-86, et Rapport Hermelin p.17. La Cimade avait quand elle pris le temps d’écouter les premierEs concernéEs, que treize années-lumières, au moins, séparent des commissions et rapporteurs parlementaires.