Ne boudons pas notre plaisir ! En matière de politique migratoire, comme en tous domaines, cela fait un bien fou de se dire qu’on a réussi (certes de justesse) à virer Sarkozy et sa bande. Un terme devrait être mis – du moins est-il permis de l’espérer – aux pires mesquineries, absurdités et autres monstruosités. Mais restons lucides. Structurellement, la politique migratoire dite « de la France » ne changera guère.
Notons pour mémoire que les gouvernements socialistes n’ont au fil des décennies laissé de souvenir particulièrement reluisant ni aux peuples colonisés en lutte pour leur libération, ni aux migrants fuyant la misère et l’oppression entretenues par la mafia de la Françafrique, ni aux sans-papiers en mal de régularisation. Et aujourd’hui, face à la montée en puissance des idéologies identitaires, le programme du PS ne permet pas vraiment d’escompter la mise en œuvre de la politique volontariste qui s’imposerait pourtant.Répétons que nous ne voyons vraiment pas comment, en tant que système cohérent, le capitalisme (avec lequel, pour autant que nous sachions, le nouveau pouvoir n’est pas en rupture !) pourrait s’avérer conciliable avec les principes fondamentaux pour nous de liberté de circulation et d’implantation aussi bien que d’égalité des droits.
Mais n’oublions pas non plus que ce n’est aujourd’hui qu’avec des guillemets que nous sommes autorisés à parler de politique migratoire « de la France ». Car, harmonisation des politiques des États membres oblige, c’est à Bruxelles que les grandes lignes en sont désormais fixées. C’est pourquoi la marche européenne des sans-papiers qui a débuté le 2 juin dans cette ville pour aboutir le 2 juillet à Strasbourg après un passage dans sept pays européens est en soi un événement porteur de sens. Nous ne pouvons donc que soutenir pleinement cette initiative.
De Bruxelles à Strasbourg en passant par sept pays
La Marche européenne qui doit avoir lieu du 2 juin au 2 juillet 2012 doit permettre à des sans-papiers vivant dans divers pays européens d’exprimer leurs revendications, concernant non seulement leur régularisation globale, mais également la liberté de circulation et d’installation et le respect des droits de tous les migrantEs. Partie de Bruxelles et aboutissant à Strasbourg pour s’y adresser aux institutions européennes, qui ont aujourd’hui la haute main sur les politiques des États membres de l’Union, elle fera halte dans des lieux aussi symboliques que Schengen ou Maastricht, mais aussi des lieux de vie, de travail et de lutte, dans sept pays européens où les sans-papiers sont partie prenante des combats de ceux et de celles parmi lesquels ils vivent, bossent et entendent bien rester.
Victimes de l’austéritéL’appel à la marche pointe le fait que la crise touche en priorité les plus précaires et que les sans-papiers et migrantEs sont frappéEs de plein fouet par les politiques d’austérité et de rigueur et font office de main-d’œuvre de choix, particulièrement dans les secteurs non délocalisables. C’est pourquoi, leur passage, sur le tronçon français, par les sites en déshérence de Lorraine (Florange, Gandrange) où les délocalisations ont réduit au chômage les travailleurs français de l’industrie ou des activités induites par l’activité industrielle revêt une haute signification : pas seulement celle d’une solidarité subjective, mais celle d’une communauté d’intérêt (bien au-delà des divisions que l’État et les exploiteurs suscitent, entretiennent et exacerbent) entre tous ceux qui entendent dire aux capitalistes que ce n’est pas à eux de payer leur crise.
Dans le climat actuel, sur fond de progression dans les suffrages et dans les esprits d’une droite extrême, dopée par la cure de vitamines qui lui a été administrée tout au long de ces dernières années par les appareils d’État, notamment en France, il importe également que l’appel fasse mention des « lois répressives (arrestation, rétention, expulsion) dont les États européens se sont dotés » et de leur « application [...] de plus en plus brutale, xénophobe et arbitraire ». Il va de soi que la solidarité avec les retenus et les expulsés va de pair avec la solidarité à l’égard de « l’objet » des contrôles au faciès, et des victimes, dont certaines furent des sans-papiers, des violences meurtrières, généralement impunies, de la police.
InternationalismeLa marche se veut aussi une marche pour la mémoire. L’étape de Verdun en fait foi. Ceux dont le souvenir sera évoqué ne seront pas seulement les soldats blessés ou morts au combat ; ce seront aussi ceux qui, des décennies durant, piétaille du développement industriel, ont payé de leur santé, parfois de leur vie, leur travail à la mine, sur les chantiers, dans les usines : Français, Allemands, Belges, Italiens, Polonais... mais aussi Algériens, Marocains, Sénégalais...
Enfin, au-delà de l’adresse à l’Europe comme creuset des politiques migratoires, c’est la « vocation internationaliste » de la marche qui s’affirme à travers sa dimension transfrontalière. Il ne s’agit pas d’une manifestation boutiquière pour la défense de seuls intérêts particuliers.
Par ailleurs, les participantEs ne marcheront pas tout au long du parcours. Une grande partie du trajet doit être effectuée en car. En dépit des questions logistiques et financières que cela pose, le choix a été fait de marcher dans chacun des pays traversés. La marche, c’est aussi l’occasion de se montrer auprès de populations qui, bien souvent, ont plus entendu parler de « flux migratoires » qu’ils n’ont vu d’immigréEs. Ainsi, le FN a aujourd’hui tendance à réaliser ses meilleurs scores dans des zones où l’on ne voit que très rarement un étranger. Le passage des marcheurs, l’appel à la solidarité des habitants, des associations locales, de syndicalistes, de municipalités devraient, comme cela s’était produit lors de la marche Paris-Nice en 2010, être l’occasion de tisser des liens, de briser des stéréotypes, de surmonter des idées reçues.
Étape à Hénin-Beaumont
De ce point de vue, le crochet par Hénin-Beaumont augure bien ce que pourraient être les prochaines étapes : les sans-papiers partis de Paris, accompagnés par quelques-uns de nos camarades et soutenus par la CSP 59, ont été reçus par le maire à la suite d’une manifestation réussie.
L’arrivée le 2 juillet à Strasbourg, où les sans-papiers demanderont à être reçus par le Parlement européen, sera l’occasion d’une manifestation à leurs côtés, pour témoigner, plus et mieux que de notre soutien, de notre engagement pour un combat commun, car, que nous soyons migrantEs, avec ou sans papiers, FrançaisEs avec ou sans travail, tout est à nous, rien n’est à eux...
Pour en savoir plus
http://marche-europeenne-des-sans-papiers.blogspot.fr/p/soutenir.htmlVous y trouverez notamment toutes les indications vous permettant de vous associer d’une manière ou d’une autre (le soutien financier n’étant pas des plus négligeables) à cette initiative.Vous pouvez également faire une excursion dans un passé proche sur :http://www.dailymotion.com/video/xd7yym_marche-paris-nice-des-sans-papiers_news
Europe forteresse contre Europe passoire
Dublin II, Frontex, accords communautaires de réadmission, « directive de la honte », externalisation des contrôles et de la rétention... on n’en finirait pas d’énumérer les dispositifs et mécanismes de nature essentiellement policière mis au point au niveau de ce qui est décrit par les uns comme une « Europe forteresse » et qui n’en demeure pas moins, aux yeux des autres une « Europe passoire ».Les deux termes sont d’ailleurs également faux : sur l’« Europe passoire », tous ceux qui se sont vus refoulés, enfermés, se sont noyés en Méditerranée ou ont péri dans le désert auraient ou auraient eu beaucoup à dire. Quant à l’« Europe forteresse », elle bat sans nul doute en inefficacité le record de la ligne Maginot, tant les motivations d’hommes et de femmes qui sont prêtEs pour y pénétrer à tous les sacrifices ont chaque jour raison de ses murailles en fin de compte dérisoires.
Ce qu’elle est bien, en revanche, cette Europe, c’est le lieu d’expression et de maturation de tous les fantasmes d’invasion qui prétendent justifier la culture de tous les fantasmes de maîtrise.En 2008, un ex-président de la République française, aujourd’hui heureusement bien oublié, même s’il vient tout juste d’être chassé, observait, en démographe avisé : « Il y a 475 millions de jeunes Africains qui ont moins de 17 ans. La France est à 14 km de l’Afrique par le détroit de Gibraltar ». Vous vous rendez compte ?Donc, L’Europe se protège.
18 244 mortsReprenons le catalogue des flétrissures les plus marquantes de l’UE.Quelques chiffres d’abord. Selon un relevé effectué au début de l’année à partir des informations de la presse internationale, 18 244 migrantEs sont mortEs aux frontières de l’Europe depuis 1988. Et pour la seule année 2011, le nombre de morts s’élève à 2 352.
Près de la moitié (8 749 personnes) ont disparu en mer : fins de parcours dans le canal de Sicile d’abord mais également au large des Canaries et de Gilbratar, sans oublier en mer Égée et dans l’Adriatique (auxquels on pourrait ajouter les naufrages répétés au large de Mayotte de Comoriens qui ont bien pour objectif de rejoindre, d’une certaine manière, l’Europe). Mais il y a aussi ceux qui n’ont jamais atteint la côte. En réalité, si l’on en croit les récits des survivants de la traversée du Sahara, les chiffres totaux seraient encore plus élevés. Et on ne peut ignorer, au-delà de la multiplicité des causes de décès (pas seulement la noyade, mais l’asphyxie dans des navires de cargaison ou des camions, la mort dans le train d’atterrissage d’avion de ligne, par hypothermie dans les montagnes, en traversant des champs de mines...), le sort des victimes de déportations collectives et d’abandon dans le désert pratiqués par les gouvernements algériens, libyens et marocains ou de tirs à vue (292 morts) par la police des frontières de pays dont l’Europe est évidemment complice (Égypte, Gambie, Maroc, Turquie...).
Ce qui nous renvoie directement aux politiques d’externalisation des contrôles. Turquie, Maroc sont en première ligne. La Libye aussi, et on sait que l’intervention en faveur des rebelles y était, entre autres, conditionnée, par des assurances sur la continuité de la politique libyenne dans ce domaine. De nombreux camps le plus souvent fermés sont également installés dans beaucoup d’autres pays tiers, au sud ou à l’est de l’Europe, avec pour mission de retenir les étrangers durant leur demande d’admission dans un État membre ou en attente de leur expulsion. La partie la plus visible de la politique européenne, celle que l’on connaît à travers ses dispositifs et autres directives, n’est donc jamais que le dessus de l’iceberg.Eurodac, Frontex...
La pièce centrale du dispositif qui légitime la sous-traitance des contrôles est constituée des accords communautaires « de coopération, d’aide au développement ou de gestion concertée des flux migratoires », dont le principe est le même que celui d’accords bilatéraux correspondants : il s’agit simplement d’introduire dans des accords commerciaux ou économiques signés avec des pays de départ ou de transit des clauses de réadmission. Le chantage élevé au rang des beaux-arts, en somme !
Le droit d’asile est également sérieusement mis à mal par les procédures en cours dans l’UE. Ainsi, le règlement Dublin II prévoit-il que les demandeurs d’asile soient systématiquement renvoyés vers le premier pays de l’Union où ils ont mis les pieds. Les mains aussi, car pour assurer la traçabilité des réfugiés, l’Union a créé une base centralisée d’empreintes digitales (les dix doigts et la paume) de toutes les personnes, à partir de 14 ans, qui demandent asile ou se trouvent en situation irrégulière sur un territoire : le fichier Eurodac dont l’existence conduit des migrantEs à se brûler les doigts pour effacer leurs empreintes ! C’est ainsi que nombre de demandeurs d’asile sont renvoyés dans des pays tels que la Pologne (notamment des Tchétchènes) ou la Grèce. En ce qui concerne ce dernier pays, les violations des droits des réfugiés (Afghans, Irakiens, Iraniens) sont telles que plusieurs pays européens se sont résolus à suspendre les transferts. Le moins qu’il serait permis d’ailleurs d’attendre du nouveau gouvernement socialiste serait qu’il suive leur exemple.
Quant à la directive « retour », rapidement connue comme « directive de la honte », elle montre (même si son introduction dans les droits nationaux laisse un champ libre à chaque État) le niveau auquel l’UE établit l’harmonisation de sa politique : durée maximum de rétention fixée à dix-huit mois, enfermement possible des enfants, interdictions de séjour de cinq ans…
Et puis, il y a Frontex, cette agence qui est à la fois dispositif de surveillance et outil pour des « opérations de retour conjointes » et dont le budget est passé de 6,3 millions en 2005 à… 87 millions d’euros en 2010. L’austérité, ça vous dit quelque chose ?
En ce qui concerne le dispositif de surveillance, l’Europe le considère sans nul doute comme hautement performant. De fait, alors qu’un ministre espagnol se félicite d’une chute du nombre de « callacos », ces migrantEs qui arrivent par bateaux sur les côtes espagnoles des îles Canaries, on observe dans le même temps que le nombre de cadavres échoués a augmenté de 50 %. C’est que les bateaux utilisent des voies plus dangereuses pour échapper aux contrôles. Efficace pour maîtriser les flux migratoires, non ?
Quant aux retours groupés, ils ont touché 1 622 personnes en 2009 (contre 428 deux ans plus tôt). Cette année-là, l’Agence se présentait fièrement comme « la pierre angulaire du concept européen de gestion intégrée des frontières ». Le « concept », excusez du peu ! Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que le programme de Stockholm ait pu demander « une clarification et un renforcement du rôle de Frontex dans la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne ».
Face à de telles politiques, il n’est guère qu’une réponse : résistance.
Résistance
Ces formes de résistance peuvent être multiples. Depuis de nombreuses années, et tout particulièrement depuis un peu plus de quinze ans, le mouvement des sans-papiers en France est indubitablement en pointe. Plus particulièrement, depuis 2008, les sans-papiers « français » ont, tout au long d’une grève en deux temps, parmi les plus longues de l’histoire des luttes en France, témoigné hautement de leur condition de travailleurs et largement modifié l’image qui était donnée d’eux. Leur passage par les sites industriels de Lorraine leur permettra de transformer l’essai. Notons à ce propos qu’engagés dans différentes actions, et différents cadres, parfois artificiellement divisés, ce sont les mêmes, en fait, qui revendiquent les mêmes droits, avec les mêmes aspirations tout aussi légitimes.
Dans les autres pays européens, la détermination des sans-papiers qui s’exprime à travers des actions quasi permanentes (avec notamment une quantité d’occupations d’églises, particulièrement en Belgique) et parfois désespérées, telles que les grèves de la faim (certaines au sommet de grues !) n’a plus besoin d’être démontrée.
Nul doute que la marche européenne, en faisant converger les énergies potentielles, en posant, avec la première action d’envergure de la toute nouvelle Coalition internationale des sans-papiers et migrantEs, les bases d’un rassemblement internationaliste, élargit les perspectives.
Sans déserter le champ de l’implantation locale, des luttes sur leur lieu de travail, dans les quartiers où ils vivent, il est important que ceux qui ont réussi à passer à travers les mailles du filet européen sans pour autant obtenir de papiers ou à qui leurs titres de séjour ont été retirés, se mobilisent de façon coordonnée : pour interpeller non plus seulement les autorités locales, les préfectures ou les gouvernements des pays où ils résident, mais aussi les instances européennes et faire triompher le principe d’égalité des droits et ceux de libre circulation et de libre implantation qui le conditionnent.