Publié le Samedi 8 février 2025 à 19h00.

Race, classe — conscience de classe et conscience de race

Le racisme pose une difficulté technique au marxisme ; la base du marxisme repose sur la division historique de toute société en classes sociales via ses rapports sociaux de production. Pourtant il y a d’autres hiérarchies dans la société comme la division raciale de la société — ou sa division sexuelle — qui ont beaucoup de mal à s’intégrer de manière naturelle dans ce cadre.

Pour certains marxistes, les différentes divisions et hiérarchies qui traversent la classe ouvrière s’appuient de fait sur cette structure fondamentale : une classe ouvrière unie par des intérêts matériels communs opposés à la classe capitaliste. S’ensuivent des lacunes théoriques et une lecture étroite de la classe héritée du stalinisme qui font que la persistance du racisme et d’un bon nombre d’oppressions sont difficiles à expliquer.

Ainsi en général, pour expliquer le racisme — ou le sexisme — il faut expliquer que certaines parties de la classe ouvrière ont développé des idées fausses, une fausse conscience de classe, ou auraient des « tares » ; celles-ci les empêchant de voir les intérêts de la classe dans son ensemble. Il s’agit des nuances de la vision marxiste habituelle sur les « oppressions » : on critique une idéologie ou un ensemble d’idées fausses et en dehors des intérêts de la classe. Cette vision des luttes contre l’oppression fait qu’elles deviennent « autonomes » c’est-à-dire détachées du combat de classe qui serait in fine le seul central puisque le seul combat contre le capitalisme et donc contre les oppressions puisque celles-ci en découlent. Dans la tradition stalinienne — et maintenant plus mainstream Ruffinienne — on sépare de fait le combat « social » du combat « sociétal » pour reléguer ce dernier aux calendes grecques. Cette séparation du social avec le sociétal — consiste au final à ignorer ces luttes car elles détourneraient du vrai combat. En refusant de lutter ou même de parler des oppressions on défendrait le seul combat contre celles-ci !

Cette séparation se retrouve dans d’autres traditions politiques plus proches de la nôtre qui voient le racisme comme un « poison », — amené de l’extérieur pour diviser la classe. Cette idéologie serait utilisée par la classe dirigeante et serait d’autant plus forte que la classe ouvrière serait démoralisée, apathique ou encore trop peu éduquée. En conséquence, il y a une séparation oppression-exploitation et le racisme et , la lutte contre le racisme, comme oppression, est subordonnée à la lutte contre l’exploitation, sous-entendu de classe, elle.

Le but ici sera de soutenir trois points :

1. le racisme — et ce serait le cas d’autres oppressions d’ailleurs mais nous nous focaliserons sur le racisme — n’est pas une idéologie amenée de l’extérieur de la classe mais structure la société capitaliste moderne si bien qu’on qualifier le capitalisme de « racial ».

2. Cette structuration via la race fait que tous les membres de la société ont un point de vue sur leur propre position dans une hiérarchie raciale, qu’ils la conscientisent et la reproduisent volontairement ou non. Pour cela nous introduirons une extension de la théorie des classes en parlant de localisation contradictoire dans la classe du prolétariat « blanc ».

3. La théorie de la conscience fausse découle d’une version universaliste générale de la division de la société en classes et cet universalisme — probablement correct à une échelle historique  — perd de son opérabilité sur le terrain concret, notamment à la lumière des localisations contradictoires.

 

Le capitalisme racial

Le racisme est une théorie selon laquelle certains groupes humains sont hiérarchisés selon des traits héritables par la famille, la filiation. Les théories décoloniales mettent en évidence une durée longue de la racisation associée à un substrat biologique : d’abord autour du « sang » au moment de la Reconquista pour racialiser les juif·ves et les musulman·es , puis par les théorisations des hiérarchies raciales via la biologie au moment de la mise en place de l’esclavage.

Elle a servi de support politique et idéologique pour la conquête coloniale du monde par l’Europe et l’expansion du capitalisme. Dans le Capital, Marx montre comment le capitalisme a eu besoin de la colonisation et de l’appropriation de la richesse et de la force de travail des peuples colonisés pour se développer. Encore aujourd’hui, il existe une division internationale du travail qui fait que les peuples du Sud sont surexploités. Dans les pays du Nord, les personnes migrantes, immigrées ou racisées sont assignées à certaines tâches et leur force de travail est surexploitée, etc.

Dans d’autres contextes, la racialisation de certains groupes a été reprise à peu près partout et utilisée pour des intérêts plus locaux. En partie la vision hiérarchique raciale de la période d’expansion coloniale s’est très bien exportée à différentes situations : Rwanda, Chine et Inde pour prendre les exemples qui n’impliquent pas uniquement des personnes blanches. Les conséquences après trois siècles d’expansion et de consolidation ont fait que le racisme structure la quasi-totalité des sociétés sur Terre avec d’autres oppressions comme le sexisme, les lgbtphobies, etc.

Cette structuration a fait qu’il y a des différences de niveau de vie, d’accès aux ressources, d’opportunités économiques et sociales le long d’un axe racial au sein de la classe ouvrière mondiale. Le choix a été de parler d’une théorie du capitalisme racial tant cette structuration est prégnante. Pourtant, la classe ouvrière est maintenant partout sur Terre et c’est la classe de loin la plus nombreuse dans un grand nombre de pays (par rapport à la paysannerie). Il y a donc une tendance mondiale à créer les conditions d’une solidarité de classe mondiale basée sur des intérêts communs. Pourtant même si le capitalisme a créé les conditions d’homogénéisation mondiale en créant une classe ouvrière partout, il s’est développé en maintenant ou renforçant des structures héritées de la colonisation de la planète : cette évolution contradictoire crée en effet une classe ouvrière partout mais la morcelle sur des lignes oppressives également partout. À l’échelle internationale, cette structuration Nord-Sud, blancs/non blancs est centrale pour le maintien du système. Dans un contexte où les « démocraties occidentales » commencent à envisager le fascisme et arrivent à entraîner des pans importants des classes ouvrières dans ce projet.

 

Classe et oppression : l’articulation par la « Position contradictoire dans la classe »

Il y a donc besoin de comprendre la position particulière du racisme dans la classe ouvrière et du coup la position particulière du prolétariat blanc. La classe ouvrière se définit via sa position par rapport aux moyens de production — le contrôle des usines, des machines, etc. — et l’ouvrier doit vendre sa force de travail et être de ce fait exploité — c’est-à-dire voir une partie de sa force de travail appropriée par le propriétaire de ces mêmes moyens de production. La ligne de force est donc l’exploitation qui crée des intérêts irréconciliables entre les bourgeois et les ouvriers.

Cependant, et depuis les débuts d’analyse de classe, plusieurs marxistes se sont aperçu·es que cette division quoique fondamentale ne permettait pas une lecture précise de la dynamique au sein des classes. En effet, il est très difficile de maintenir un rapport d’exploitation sans qu’il y ait de manière plus ou moins explicite un rapport de domination. Contrôler les moyens de production nécessite d’avoir les moyens de les garder pour soi notamment.

La position des femmes — pour le travail de reproduction — mais aussi des classes moyennes, rentre mal dans un tel schéma ultra général. Certains groupes au sein de la classe ont des intérêts divergents mais non irréconciliables. Le racisme et la position de groupe dominant blanc au sein de la classe est typiquement un exemple de position contradictoire de la classe. Pour le dire autrement, sur le long terme, le prolétaire blanc a tout intérêt à la fin du capitalisme mais pour cela il faut « perdre » les avantages immédiats qu’il y a à être blanc et non racisé. Cette vision de positions contradictoires s’accommode très bien avec le schéma général de la division en classes tout en comprenant qu’on peut créer un groupe social semi homogène qui a des intérêts immédiats, maintenir la hiérarchie raciale. À part nier complètement les avantages liés à cette position dominante, il est clair que la matérialité de cet avantage joue dans les rapports sociaux. Cette position contradictoire crée non pas une conscience fausse mais une conscience contradictoire. Pour accéder à la vallée verdoyante du socialisme on doit dépasser le col enneigé du racisme.

Ce dépassement doit parfois nécessiter un rapport de force et ponctuellement se faire contre le prolétariat blanc. Les révolutionnaires ont répondu à ce combat en expliquant que la lutte commune contre un ennemi commun comme le patronat doit se faire pour « diminuer le racisme », mais les combats pour un meilleur salaire ou contre les licenciements peuvent se faire sans qu’aucune position antiraciste ne soit développée et partant sans que jamais cette contradiction matérielle soit mise en défaut. Les exemples de solidarité antiraciste dans les luttes ont toujours existé bien évidemment. Mais les lieux de travail sont en partie ségrégués, dans un secteur ou hiérarchiquement dans une boîte, les lieux de vie également etc. Même les organisations de lutte de classe reflètent cette ségrégation notamment dans les syndicats. De fait, une lutte importante de masse ne conduit pas automatiquement à questionner le racisme ni même à le faire diminuer si cette question n’est pas menée activement par les militant·es du mouvement ouvrier. Un exemple important en est la disproportion entre la mobilisation massive pour les retraites de l’année 2023 et le mouvement de solidarité après l’assassinat de l’adolescent Nahel.

 

La théorie de la fausse conscience est un universalisme abstrait

Un autre souci de la théorie de la « conscience fausse » est son universalisme : les revendications et les intérêts du prolétariat seraient les mêmes partout et en tout temps. Encore une fois, lorsqu’on l’envisage sur le temps révolutionnaire, ces intérêts convergent mais sur le temps court de la lutte immédiate, la position contradictoire raciale ressurgit et les revendications immédiates peuvent différer et ainsi la partie du prolétariat qui avait été en avance sur le combat de la lutte de classe peut se retrouver en retrait à d’autres moments. Le côté contradictoire de la classe se répercute par une contradiction dans la lutte de classe.

Pour fixer les idées, il suffit de prendre un cas extrême, celui du colon mais travailleur israélien. Quelle serait la fausseté de sa conscience ? Sur le long terme cette conscience va probablement préférer un monde sans guerre où tout le monde mangerait à sa faim et rechercherait le bonheur. Mais dans le cas opérationnel présent il se tient pour son propre intérêt matériel du côté de l’oppresseur, c’est-à-dire l’État colonial. Il peut bien faire grève pour son salaire et utiliser un outil de lutte de masse mais dans ce cas précis en ignorant voire contre toute une autre partie de la classe qu’est le prolétariat palestinien. La lutte de classe peut coexister d’un côté israélien sans pour autant s’attaquer aux structures coloniales. En pratique, un groupe politique pourra faire appel à la solidarité à travers la barrière raciale mais le principal focus se fera sur la classe ouvrière palestinienne.

On voit également comment cette conscience contradictoire entre en conflit avec l’émancipation du prolétariat dans son ensemble. Matériellement, cette émancipation se fera au moins de manière immédiate contre lui malgré son appartenance au prolétariat. En tout cas, il ne sera pas le moteur direct — alors qu’il fait partie de la classe ouvrière — de l’émancipation de tous et toutes.

Le cas colonial n’est qu’une version extrême de cette position du prolétariat dominant dans une société structurée par la classe et les oppressions. Mais c’est tel qu’il est apparu à Marx en ce qui concerne les Irlandais et c’est aussi là un cas colonial. Marx écrit clairement qu’il s’agit « [d’]éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande [est] la condition première de leur propre émancipation sociale ». Le prolétariat anglais est important mais n’est plus le sujet central.

Ce cas colonial reste très répandu, notamment avec les pays colonisés par la France. De la même manière, le prolétariat sud-américain vote plus à droite de manière persistante à cause du racisme. La situation raciale était (et reste) si grave que Trotsky avait lui-même incité les ouvriers noirs à s’auto-organiser, y compris contre les travailleurs blancs.

Mais on peut extrapoler ce concept pour le prolétariat blanc dans les pays occidentaux. Il existe tout un spectre d’intérêts contradictoires dans le prolétariat blanc et des sous-fractions de celui-ci plus susceptibles de passer la barrière raciale en cas de lutte et probablement une autre fraction qui y sera très réfractaire. Mais voir les choses comme cela a plusieurs implications si on garde en tête l’exemple colonial. La condition de l’émancipation du prolétariat blanc est celle du prolétariat non blanc, moteur peut être celui du prolétariat non blanc, à certains moments ses intérêts peuvent être perçus — et l’être dans certaines situations — comme opposés au prolétariat blanc du fait de sa localisation contradictoire. Une partie du confort matériel de la classe ouvrière des pays impérialistes provient de la surexploitation des classes ouvrières des pays sous domination. De même, on peut étendre le raisonnement sur le plan global : ce rapport de hiérarchie raciale existe et situe le prolétariat occidental dans une position contradictoire.

Cet article souligne la position des personnes blanches dans la lutte de classe et le fait que la barrière raciale rend cette position contradictoire. On ne peut pas se contenter de mettre en avant une conscience de classe universelle — calquée sur celle du prolétariat blanc « historique » — pour résoudre les problèmes. Même si les intérêts du prolétariat blanc et non blanc peuvent être opposés ils ne sont pas irréconciliables, contrairement à ceux du prolétariat et de la classe capitaliste. Mais cela nécessite de comprendre que la lutte économique du prolétariat blanc ne suffira pas à affaiblir suffisamment la barrière raciale pour permettre une émancipation de tous·tes et qu’il faut qu’une partie de la direction, de l’énergie, de l’intelligence collective bref tout ce qui transforme la lutte en embryon de possibilité d’une nouvelle société soit dans les mains du prolétariat qui subit le racisme et non de celui qui en tire profit.