Le procès des tueries de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes s’est ouvert le 2 septembre à Paris. Et, alors que l’on aurait pu espérer qu’il s’accompagne d’une certaine retenue politique et médiatique, par respect pour la mémoire des victimes de cette tragédie, les charognards n’ont pas manqué de se bousculer, dans un climat général d’islamophobie décomplexée, renforcée, quelques semaines plus tard, par le discours d’Emmanuel Macron sur le « séparatisme ».
[NB : Cet article a été écrit avant l'assassinat de Samuel Paty et les décisions qui l'ont suivi.]
C’est Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, qui a ouvert les hostilités dès le mois d’août, dans une interview accordée au Point, où il dénonce toutes celles et ceux qui, à gauche et dans le mouvement antiraciste, ont critiqué Charlie Hebdo et ses dérives islamophobes (notamment sous l’impulsion du duo Val-Fourest), affirmant que « ce courant intellectuel a du sang sur les mains et sur les lèvres. C’est lui qui arme les terroristes. » Comprendre : ce serait en réalité Rokhaya Diallo, Edwy Plenel, Virginie Despentes – nommément cités par Richard Malka – et quelques autres qui auraient « armé » les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Rien que ça.
Amalgames et mensonges
Difficile de garder son calme face à de telles outrances, quand bien même elles viendraient d’un proche des victimes de la tuerie de Charlie Hebdo1. A fortiori lorsque l’on sait qu’elles ont servi à paver la voie à tous les racistes, réactionnaires et amalgameurs professionnels, qui s’en s’ont donné à cœur joie lors de l’ouverture du procès. La rhétorique de la « complicité intellectuelle » a ainsi fait son grand retour, dont l’objectif est d’établir un continuum entre, d’une part, militantEs et intellectuelLEs antiracistes et, d’autre part, assassins de Charlie et de l’Hyper-casher.
Pour ce faire, certains ne se sont interdit aucun procédé lamentable, à l’image du journaliste Mohammed Sifaoui, expert auto-proclamé et invité récurrent des chaînes d’information en continu, qui a complaisamment relayé le mensonge selon lequel, avant les attentats, Edwy Plenel aurait accusé Charlie Hebdo de « mener une guerre aux musulmans ». Un double mensonge en réalité, puisqu’Edwy Plenel n’a jamais proféré cette accusation contre Charlie Hebdo2 et que sa dénonciation d’une campagne de « guerre aux musulmans » date en réalité d’octobre 2017.
D’autres, comme Xavier Gorce, dessinateur au Monde, n’ont pas hésité à dresser un parallèle, au nom de la défense de la « liberté d’expression », entre les morts de Charlie Hebdo et Judith Weintraub, journaliste au Figaro auteure d’un tweet islamophobe faisant un lien entre le 11 septembre et une jeune femme voilée interviewée sur BFM-TV parce qu’elle propose… des recettes de cuisine bon marché aux étudiantEs. Une Judith Weintraub qui, ayant été menacée par un sombre crétin depuis un compte anonyme de Twitter, a reçu le soutien de Gérald Darmanin, Manuel Valls et d’autres, qui n’ont en revanche rien trouvé à redire à son islamophobie.La défense de la liberté d’expression et la lutte contre l’antisémitisme méritent mieux que ces misérables raccourcis et ces procès en « complicité » venus de cerveaux brillants qui semblent ne pas se rendre compte de l’absurdité qu’il y a à revendiquer la liberté d’expression pour Charlie Hebdo tout en voulant imposer le silence à celles et ceux qui l’ont critiqué et le critiquent encore. Comme s’il n’était pas possible de défendre les droits des journalistes sans les opposer à celles et ceux qui les critiquent, et de combattre toute forme d’antisémitisme sans jamais mettre ce combat en contradiction avec la lutte contre l’islamophobie.
Il y a quelque chose de particulièrement malsain, pour ne pas dire dégoûtant, à voir ainsi instrumentalisés les morts de Charlie et de l’Hyper-casher par des idéologues sans scrupule. Une instrumentalisation qui, malheureusement, s’inscrit dans un contexte plus global d’islamophobie décomplexée et de stigmatisation accrue des musulmanEs, dont la quintessence a probablement été le discours d’Emmanuel Macron sur le « séparatisme ».
« Les catholiques n’ont rien à craindre »
Vendredi 2 octobre, il n’aura en effet fallu que quelques minutes de discours pour que les masques tombent : pour Macron, « séparatisme » = « islamisme ». S’en est suivie une longue litanie au cours de laquelle le président, tout en prétendant refuser de se laisser entraîner par « le piège de l’amalgame », a aligné les poncifs racistes et islamophobes, sur un ton catastrophiste, jetant la suspicion sur l’ensemble des musulmanEs.
Après avoir expliqué que l’un des principaux terreaux de l’« islamisme radical » était le sentiment de relégation chez des populations vivant dans « des quartiers où les promesses de la république n’ont pas été tenues », Macron a dégainé une longue liste de mesures répressives : obligation de neutralité étendue aux salariéEs du privé assurant des délégations de service public ; renforcement du contrôle des associations et des possibilités de les dissoudre ; ingérence accrue de l’État dans le culte musulman, au nom de la volonté de « bâtir un islam des lumières » (sic)… Ce n’est qu’à la toute fin de son discours qu’il a évoqué la question de la relégation spatiale et sociale, se contentant d’exhiber son bilan (pourtant désastreux en la matière, avec les attaques répétées contre les services publics et le développement accru de la pauvreté, des inégalités et du racisme policier), et de promettre qu’il allait continuer sur la même voie.
Comble de l’arrogance et de la provocation, Macron a expliqué que sa lutte contre le « séparatisme islamiste » reposait sur « cinq piliers » – référence à peine voilée aux cinq piliers de l’islam. Pas à une outrance près, Macron a dénoncé les conducteurs de bus qui refuseraient des passagères en raison de leur « tenue indécente »… devant un parterre de ministres parmi lesquels Jean-Michel Blanquer, pourfendeur des shorts et des tee-shirts trop courts des jeunes filles.
Dans les jours qui ont suivi le discours de Macron, Gérald Darmanin et Marlène Schiappa ont multiplié les sorties médiatiques, et confirmé ce que l’on avait pu comprendre du discours de Macron. À quelques heures d’intervalle, Darmanin a ainsi déclaré, à propos de la loi « séparatisme » que « l’islam français doit être certain que tous ses fidèles considèrent les lois de la république comme supérieures à celles de leur dieu » (le Journal du dimanche) et que « les catholiques n’ont rien à craindre » (la Croix). Schiappa, de son côté, s’est livré à un lamentable amalgame entre polygamie et nationalité étrangère, expliquant que les situations de « polygamie de fait » (?) déboucheraient sur… des expulsions du territoire.
Le gouvernement a eu beau opérer un pseudo-rétropédalage en expliquant que le terme « séparatisme » ne figurerait pas dans l’intitulé de la loi, les faits sont là : en pleine crise sanitaire et alors que la crise sociale se poursuit et s’approfondit, Macron et son gouvernement ont décidé d’organiser une grossière et dangereuse opération de stigmatisation et de diversion, avec à la clé un renforcement potentiel des discriminations, symboliques et légales, contre les musulmanEs.
Contre l’islamophobie d’État
Force est de constater que ce n’est pas la première fois que Macron et les siens jouent aux apprentis sorciers et soufflent sur les braises ardentes du racisme et de l’islamophobie. On se souviendra ainsi qu’il y a un an, le Président de la république avait, lors de l’hommage aux quatre policiers assassinés à la préfecture de police de Paris le 3 octobre, repris à son compte une bonne partie du discours de l’extrême droite. Ce jour-là, il avait ainsi affirmé la nécessité de « faire bloc » contre le « terrorisme islamiste » et, pour ce faire, de construire une « société de vigilance » dans laquelle chacunE était invité à repérer « les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ». En d’autres termes, une société de la suspicion contre les musulmanEs et de la délation généralisée, au nom, bien évidemment, de la « lutte contre le terrorisme ».
Ce faisant, Macron avait donné à la fois un coup d’accélérateur et une légitimation supplémentaire aux discours et aux actes islamophobes, avec une caution d’État offerte aux amalgames visant à assimiler musulmanEs et terroristes. Message reçu cinq sur cinq par les islamophobes, à l’instar du conseiller régional RN Julien Audoul qui s’était senti autorisé à organiser l’humiliation publique d’une femme voilée accompagnant une sortie scolaire au Conseil régional de Bourgogne Franche-Comté, exigeant qu’elle retire son voile.
On ne mesure pas encore les effets du discours de Macron et des débats à venir autour de la loi « séparatisme ». Il ne fait malheureusement guère de doute que nous allons de nouveau être les témoins d’une phase de saturation médiatique autour de la question de l’islam et des musulmanEs, qui sera renforcée par la poursuite et les conclusions du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper-casher, et par le cinquième anniversaire des attentats de novembre 2015. Une saturation médiatique dans laquelle l’extrême droite ne manquera pas de s’engouffrer, ravie du cadeau que lui fait le gouvernement avec son projet de loi « séparatisme ». Il s’agit de s’opposer à ce basculement dans une islamophobie d’État, en refusant de céder le moindre pouce face aux imprécateurs racistes, et en dénonçant le véritable séparatisme : celui des riches. Ce sont en effet eux les vrais séparatistes, qui refusent de contribuer à la solidarité nationale en dissimulant leurs fortunes, par l’évasion et la fraude fiscales, qui se regroupent dans des quartiers réservés aux riches, qui mettent leurs enfants dans des écoles que personne ne peut se payer, organisant une reproduction sociale destinée à perpétuer leur domination.
Des mobilisations sont en préparation contre la loi « séparatisme » notamment à l’initiative du Collectif du 10 novembre contre l’islamophobie, qu’il s’agit d’appuyer et de construire, pour refuser le renforcement des discriminations et des attaques contre les musulmanEs et affirmer que nous ne nous laisserons pas diviser. Contre leur « séparatisme » social, nous devons lutter touTEs ensemble : pour l’emploi avec l’interdiction des licenciements et des suppressions de poste, pour des services publics gratuits et accessibles à touTEs, contre la précarité de nos vies, contre le racisme, pour l’égalité !
- 1. Nous nous abstiendrons de commenter ici les immondices publiées dans les derniers numéros de Charlie hebdo.
- 2. Comme on pourra s’en convaincre en lisant ses propos exacts, tenus sur France Info : « La "une" de Charlie hebdo fait partie d’une campagne plus générale que l’actuelle direction de Charlie hebdo épouse… Monsieur Valls et d’autres, parmi lesquels ceux qui suivent Monsieur Valls, une gauche égarée, une gauche qui ne sait plus où elle est, alliée à une droite voire à une extrême droite identitaire, trouvent n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie pour en revenir à leur obsession : la guerre aux musulmans, la diabolisation de tout ce qui concerne l’islam et les musulmans. »