Agnès Varda s’est éteinte le 28 mars à l’âge de 90 ans. Elle avait, parmi ses nombreuses qualités, celle d’avoir touché et marqué par son œuvre, sa personnalité et ses combats, de nombreuses générations (de femmes surtout) depuis les années 1950 et ses débuts cinématographiques au sein de la Nouvelle vague avec ses premiers films (la Pointe courte ou Cléo de 5 à 7), jusqu’aux plus jeunes d’entre nous avec l’un de ses derniers documentaires, réalisé au côté du photographe JR, Visages, villages, qui avait reçu un succès public très important à sa sortie en salles en 2016.
Pour moi, comme pour d’autre, elle était aussi juste Agnès. Celle qu’on appelle Agnès par familiarité, par tendresse et comme on le ferait de n’importe quelle camarade…
Elle était cette incroyable artiste qui inspirait une grande proximité. Celle qui expliquait il y a peu, en novembre dernier, lors de la remise de l’une des nombreuses récompenses venues sanctionner une longue et prolifique carrière, qu’elle devait arrêter de parler d’elle et qu’elle se préparait à «dire au revoir ». Comme les autres je ne comprenais pas que les « au revoir » se présenteraient aussi vite...
Varda la révolutionnaire
Quels que soit les supports, on la décrit toujours comme une « pionnière ». Révolutionnaire dans les arts comme dans la vie. Et parce qu’elle est une femme, on oublie trop souvent que c’est elle qui réalisa le premier film de ce qu’on nomma par la suite la Nouvelle vague. Elle avait commencé et s’était déjà largement illustrée par la photographie, qu’elle avait étudiée aux Beaux-Arts et, même si elle avait rapidement pris goût à la caméra et cinéma, elle n’a pour autant jamais cesser de photographier. Elle continuait de créer, d’exposer et s’était d’ailleurs mise avec gourmandise et humour à de nouveaux médias comme Instagram. Elle était, précisément, très attachée à la photo, parce qu’elle représentait à ses yeux le véritable support d’un art populaire mais ambitieux. C’était, selon ses propres mots, ce qui permettait d’ « atteindre le plus grand nombre en mettant la barre très haut ».
Elle voyait également l’image comme document, témoignage. La photo et le documentaire se répondent et se complètent ainsi dans son œuvre autour de ses engagements politiques. Tout au long des années 1960 elle documente et témoigne de ses différents voyages dans la Chine pré-Révolution culturelle, à Cuba (1), ou elle capture Fidel Castro en ange aux ailes de pierre, auprès des militants du Black Panther Party… Une partie parfois méconnue de son œuvre, mais qui témoigne de sa conception militante de la création visuelle. À propos de son film Salut les Cubains elle dira : « Tout documentaire est subjectif, je ne crois pas du tout au cinéma vérité. Le choix même du plan, de l’objectif, l’est. Moi, je souhaitais que ce soit didactique et divertissant, pour qu’on apprenne ce qui se passait à Cuba, quelle culture était en fleur. »
Et cette lutte, elle continua de la porter et de la mener toute sa vie, depuis les manifestations contre la guerre au Vietnam, auxquelles elle participe aux USA en 1968 jusque, même, aux manifestations de novembre 2018 contre la réforme Blanquer où elle continuait d’arpenter le pavé comme n’importe quelle autre manifestante, sa pancarte sur l’épaule. Parce que, malgré la carrière internationale qu’elle avait construite, cette immense artiste n’a jamais abandonné sa conception d’un art militant et populaire.
« Les féministes ont raison de gueuler »
Militante féministe de la première heure elle a porté ses combats sur tous les supports. Sur les écrans d’abord, avec le bouleversant l’Une chante, l’autre pas (1977), œuvre de fiction qui parle de l’IVG mais aussi témoignage unique sur la place des femmes dans la société post 68. Mais également à travers la photo, sur les tapis rouges d’habitude si feutrés et enfin, et surtout, dans la rue.
Elle fit évidemment beaucoup en termes de visibilité des femmes dans une industrie particulièrement sexiste et, à une époque où, en la matière également, elle faisait office de pionnière. Elle fut ainsi la première femme réalisatrice à avoir reçu un Oscar d’honneur pour toute sa carrière. Elle expliquait elle-même que « cette récompense est un acte féministe ». Et des honneurs, comme autant de démonstrations politiques, elle en a reçu de nombreux : César d’honneur, Palme d’honneur, Globe d’honneur… sans compter les nombreux prix que ses films ont reçus tout au long de sa carrière. Elle est probablement l’une de rares femmes qui peut nous permettre d’utiliser (n’en déplaise à Plantu) une formule telle que : Jacques Demy fut « le mari de » Agnès Varda.
Un combat féministe qu’elle continua de porter jusqu’au dernier moment. Durant la vague de libération de la parole que fut le mouvement #metoo, elle avait fait partie des femmes de la profession à s’élever contre les agressions et contre les inégalités au sein de l’industrie cinématographique. « Dans les rapports sexués, l’humiliation est toujours du côté des femmes. Ça ne changera que si on fait bouger les opinions des hommes. On peut crier mais il faut convaincre, cela commence par l’éducation, l’école, les mères… Je suis d’une nature révoltée et radicale. Sans cela, il n’y a guère de salut. » Elle était, en 2018 encore, intervenue à Cannes auprès de 80 femmes de la profession réclamant l’égalité, la fin des agressions sexistes et la parité dans le milieu cinématographique.
Mais elle était également une militante acharnée, au sens premier du terme. N’oublions pas qu’en 1971, elle faisait partie des 343 femmes à avoir signé le manifeste de celles qui affirmaient « Je me suis fait avorter », afin que la loi change. « Il ne s’agissait pas d’une confession, mais d’un acte politique pour que justice éclate. On dénonçait la justice de classe », dira-t-elle à ce propos. Par son œuvre elle avait su imposer des histoires de femmes autant que des histoires féministes. Par sa vie elle n’a cessé de porter ses combats auprès du plus grand nombre. Elle rappelait ainsi : « Moi, je crois que quand on veut parler du travail des femmes, le plus important, c’est d’avoir ces discours dans les quartiers, les usines, les centres d’accueil, au Planning familial. La frime à Cannes, ce n’est pas très important pour moi : le vrai travail féministe ne se fait pas dans le showbiz. »
« Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir »
Prolifique et infatigable artiste, elle n’a jamais renoncé à créer et n’a jamais cessé de se réinventer. Dans les années 2000 par exemple. Elle est l’une des première à attraper au poing une petite caméra numérique dans son émouvant documentaire Glaneurs et glaneuses (2000) et se met en scène pour décrire le quotidien de ceux qui viennent ratisser les champs suite aux récoltes pour glaner de quoi manger. Variations sur ce thème, comme elle aime à le faire. Elle nous parle de son âge, filme ses mains en train « d’attraper des camions » le long de l’autoroute, témoignage de son style unique qui mêle avec légèreté l’onirisme à une forme presque anecdotique de réalisme.
Pour ses derniers films, elle explique souvent ne plus très bien voir… Ce qui, de son propre aveu, « est embêtant pour quelqu’un qui a un travail visuel. » Pourtant, elle conclut tout de même sur ce constant « Mais j’ai bien vu. » Et c’est probablement là une des clés de l’œuvre d’Agnès Varda
« Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir » expliquait-elle. Et c’est exactement ce que provoque le visionnement de son œuvre. Une somme de souvenirs faits d’images fortes et poétiques. Une envie de voir, de faire et une envie de se révolter.
Dans une période où le gouvernement enjoint les « plus fragiles » au silence, cette « petite femme » (selon ses mots) de 90 ans qui ne s’est jamais arrêtée de filmer et de manifester nous rappelait que la révolte n’a ni d’âge, ni de fin… Son œuvre vibrante, révolutionnaire, multiple et sensible, mérite plus que jamais qu’on prenne le temps de s’y replonger ou de la découvrir.
Manon Boltansky