Il y a un mois, après plusieurs mois de tensions et de négociations au sein du groupe Lagardère, son propriétaire historique, Arnaud Lagardère, capitulait et renonçait au statut de commandite de son groupe. Ce statut très particulier lui permettait d’y garder le pouvoir, alors qu’il ne détenait qu’un nombre très réduit de parts (de l’ordre de 8%). Avec près de 30% des actions, le milliardaire Vincent Bolloré lui a succédé, confirmant son objectif : mettre la main sur la radio Europe 1. Depuis, le feuilleton s’accélère : « plan social », grève, départs, et « transferts » depuis CNews, qui semble être le « modèle » que Bolloré entend imposer à Europe 1.
Dans une tribune publiée par le Monde le 17 juin, La Société des rédacteurs et l’intersyndicale SNJ, CGT, CFTC et FO d’Europe 1 expliquaient : « Jour après jour, la station semble s’arrimer un peu plus à l’antenne de CNews, conformément au rêve de Vincent Bolloré depuis des années. Devenu premier actionnaire du Groupe Lagardère, il a désormais les coudées franches pour concrétiser son projet… sans même avoir besoin de racheter la radio. La mise à l’écart de voix "maison" et leur probable remplacement par des nouveaux venus "vus sur CNews", ainsi que la méthode consistant à mettre à pied ceux qui expriment trop fort leur désaccord nous montrent que ce projet est enclenché. » Un mois plus tard, le moins que l’on puisse dire est que les signataires de la tribune avaient vu juste…
Europe 1 : une nouvelle CNews ?
Plusieurs jours de grève à Europe 1, fin juin, n’auront pas suffi : Vincent Bolloré n’a pas eu besoin de construire un rapport de forces aussi long et brutal que lorsqu’il avait pris, en 2016, le contrôle d’iTélé (devenue CNews), qui avait suscité un mois de grève. Les départs se multiplient, les mesures autoritaires aussi, et la grille d’Europe 1 est déjà largement modifiée avec l’arrivée de nombreux et nombreuses journalistes et animateurEs ayant déjà fait leurs « preuves » sur CNews.
Loin de nous l’idée de considérer qu’Europe 1 aurait été, avant la prise de contrôle par Bolloré, une radio exemplaire, adepte du pluralisme et refusant les logiques de marchandisation de l’information. Mais force est de constater que les premières semaines de l’ère Bolloré indiquent que le milliardaire entend reproduire, sur une radio généraliste « historique », ce qu’il a accompli sur CNews : construire un média d’extrême droite à vocation « de masse », en délaissant la dimension informationnelle au profit des programmes de commentaires et de « débats » polarisés par les thématiques de l’extrême droite, avec des animateurEs ouvertement partisans de Marine Le Pen et de ses idées, voire encore un peu plus à droite…
Vous avez dit média d’extrême droite ?
Le CSA lui-même, pourtant peu soucieux du pluralisme sur les grandes chaînes de télé et de radio, est allé jusqu’à réprimander CNews, en juin, avec une mise en demeure pour non-respect du pluralisme politique : il faut dire que, d’après Checknews (Libération), ce sont pas moins de 36% des invités politiques de CNews entre juin 2020 et juin 2021 qui étaient étiquetés à l’extrême droite. Le tout sans compter Éric Zemmour ou les « chroniqueurs » de Pascal Praud… Et rien ne garantit que le même phénomène ne se reproduira pas sur Europe 1, bien au contraire.
Que l’extrême droite ait ses propres médias, grand bien lui en fasse ! Mais que des « grands médias », sous un faux-nez « généraliste », deviennent des officines légitimant les idées les plus réactionnaires, voire ouvertement néofascistes, est un tout autre problème. C’est ce qui a conduit le NPA à décider de ne plus se rendre sur CNews depuis la rentrée 2019 et l’embauche d’Éric Zemmour pour animer un « talk show généraliste ». Nous écrivions alors : « CNews a certes le "droit " de rémunérer un récidiviste et de lui offrir l’opportunité de multirécidiver, mais nous avons le droit d’en tirer les conséquences, en refusant les invitations d’une chaîne qui a fait le choix conscient de s’aligner, de plus en plus, sur l’extrême droite. » La question se posera-t-elle demain concernant Europe 1 ? À voir.
Les « racines du mal » : la concentration
Nous ne devons pas oublier que si le rouleau compresseur Bolloré peut aujourd’hui pleinement se déployer dans le paysage audiovisuel en France, c’est parce que ce dernier est à bien des égards dévasté car plus que jamais soumis à la loi du profit et au règne de la concurrence acharnée entre quelques milliardaires, sous le regard bienveillant des pouvoirs publics. Jusqu’à quand va-t-on laisser Vincent Bolloré et les autres médiavores s’amuser avec les médias comme s’ils étaient en train de jouer au Monopoly, au mépris de la qualité des contenus, de l’indépendance des rédactions, des conditions de travail des salariéEs et avec le risque que des médias généralistes puissent devenir, en fonction des intentions politiques de leurs propriétaires, des instruments aux mains de l’extrême droite ? Il est temps de prendre des mesures radicales, à l’image de celles proposées par l’observatoire des médias Acrimed : refonte des autorités publiques en charge des médias pour un véritable contrôle démocratique, authentique législation anti-concentration et anti-financiarisation, et statut juridique pour les rédactions afin qu’elles puissent résister aux pressions de leurs hiérarchies et de leurs actionnaires.
Comme l’écrivait le SNJ-CGT dans un communiqué de soutien aux grévistes d’Europe 1 : « Qu’on ne s’y trompe pas : si le comportement de Vincent Bolloré s’apparente à une caricature, c’est bien la concentration de la presse et des médias dans les mains de quelques milliardaires qui pose problème : Xavier Niel, Patrick Drahi, Bernard Arnault, la famille Bouygues… D’autant que ces derniers sont à la tête de groupes industriels et qu’ils réalisent une partie de leur chiffre d’affaires grâce à des marchés passés par la puissance publique. La fusion annoncée M6/TF1 illustre, une fois de plus, les dangers de cette situation malsaine. »