Publié le Mardi 7 novembre 2023 à 12h00.

Les médias qui n’aimaient pas les femmes

Depuis cinq  ans et avec le mouvement MeToo, les médias ont progressivement changé leur façon d’aborder et de traiter la question des violences faites aux femmes. Ces changements sont à la fois une traduction des évolutions de la société et des avancées du mouvement féministe, mais ils sont encore limités.

 

Avant 2018, les journalistes usaient et abusaient des expressions minimisant et banalisant les faits : «  crime passionnel », «  drame conjugal », «  drame familial ». Le meurtrier et sa victime s’effaçaient au profit d’une «  histoire d’amour » qui aurait «  mal tourné » au sein d’un «  couple sans histoire »1. Ainsi, on construisait un récit selon lequel la victime avait sa part de responsabilité («  elle voulait le quitter, il la tue ») et l’agresseur devenait une exception qui avait «  craqué ».

De « crime passionnel » à « féminicide », nous sommes toujours des faits divers

Un des exemples les plus célèbres de ce traitement médiatique reste le cas du meurtre de Marie Trintingnant il y a vingt ans par Bertrand Cantat, meurtre présenté alors comme une  «  dispute ayant mal tourné », une «  violente querelle » ou encore un «  coup de folie ». Si Marie Trintignant est qualifiée alors «  d’hystérique »2, Bertrand Cantat est présenté comme un homme meurtri qui est lui-même victime dans un contexte de violences réciproques. Lorsque quatre ans plus tard se pose la question de sa libération anticipée puis de son retour sur scène, il est alors décrit comme quelqu’un ayant aussi «  souffert » de son acte et qui a maintenant «  purgé sa peine » coupant court à toutes les volontés critiquant un retour à la vie publique.

Mais les mouvements MeToo et BalanceTonPorc vont tout changer, les voix des femmes victimes vont être si fortes que les médias vont progressivement adopter un champ lexical différent. Par exemple le terme «  féminicide » dans la presse quotidienne et nationale va passer de quatre occurrences en 2003 à 256 en 2018, puis 2 151 en 20193. De la même façon, les médias vont progressivement se libérer des formulations les plus hasardeuses qui invitaient les femmes à faire «  attention le soir » ou qui les blâmaient des violences qu’elles avaient subies.

Malheureusement, ces changements notables ne permettent pas de dire que nous avons passé un cap. D’abord parce qu’il subsiste encore des expressions clichés et des stéréotypes dans les articles de presse comme dans les autres médias. Ensuite parce que le traitement des féminicides mais aussi des viols, violences conjugales et de toutes les autres violences faites aux femmes reste encore cantonné aux pages des faits divers de journaux qui semblent plus chercher le sensationnalisme et le buzz que fournir une information et des recherches approfondies sur le caractère systémique de ces violences. Le fait divers se traite toujours comme un «  hasard », un manque de chance, un accident inévitable. Et tous les faits divers ne se valent pas : pour vendre et provoquer l’émotion il s’agit de traiter prioritairement les cas les plus «  choquants » par exemple les viols avec violences ou arme, dans la rue, les tentatives de meurtres en public, commis par des inconnus.

Ce traitement a plusieurs effets : d’abord il provoque une vision déformée de la réalité des violences faites aux femmes puisque, pour ne citer qu’un exemple, l’immense majorité des viols sont en fait commis par un proche de la victime, en privé. Pour l’association Faire Face, la surmédiatisation des violences de genre dans l’espace public a aussi des conséquences sur «  le sentiment d’insécurité des femmes et sur leur mobilité » et rend aussi  plus difficile pour les femmes victimes de violences conjugales de nommer ce qu’elles subissent4. En parallèle, les hommes violents sont toujours présentés comme des êtres à part, des monstres, des prédateurs. Souvent, ce discours sur les agresseurs va s’accompagner de précisions sur leur statut psychiatrique, leurs origines, leur identité ce qui va servir finalement un discours sécuritaire et raciste.

Or, c’est précisément l’inverse de ce que les féministes essaient d’avancer : les féminicides et l’ensemble des violences sexistes ont un sens politique dans un système d’oppression et d’exploitation des femmes.

Du «  faits divers » aux «  affaires »

Il existe bien des violences sexistes qui bénéficient d’un traitement autre que celui du «  fait divers », il s’agit des «  affaires ». Dans ce cas là, on parle d’agresseurs suffisamment connus pour que leur cas soit un peu «  particulier » : Gérard Depardieu, Stéphane Plaza, Adrien Quatennens, Julien Bayou, Cristiano Ronaldo, Eric Zemmour, Johnny Depp, Lomepal, Luc Besson, Jean Lassalle, Roman Polanski, Russel Brand, Nicolas Bedos, Damien Abad, Gérald Darmanin, Richard Berry, PPDA, Nicolas Hulot… Dans ces cas-là, les agresseurs sont des personnalités connues, parfois appréciées assez largement, artistes, hommes politiques, animateurs télé, ils sont populaires et ne peuvent donc pas entrer aussi facilement dans la case de l’homme «  violent solitaire et fou » que nous voyons dans les faits divers. Pour se sortir de cette apparente contradiction entre le monstre et la star, il s’agit alors pour les médias de minimiser les faits, d’humaniser les agresseurs et d’attaquer celles qui les dénoncent. En bref, l’ensemble de ces éléments va participer à construire leur impunité.

Le collectif Prenons la Une a écrit en 2019 des recommandations à l’usage des journalistes pour le traitement des violences faites aux femmes5. À cette occasion, il dénonce notamment la minimisation des faits reprochés aux hommes violents à travers les expressions employées par les journalistes : les viols se transforment régulièrement en agressions ou abus sexuels. Pour les hommes «  célèbres », en cas d’accusation, c’est l’omerta qui prévaut et les questions des interviewers se font rares. Lorsque finalement les journalistes en parlent, la situation est vite décrite comme «  compliquée » : la victime avait l’air moins jeune  qu’elle n’était, elle était consentante, c’était dans un autre pays, il a déjà été jugé là-bas, etc. Pour les hommes politiques, la présomption d’innocence prévaut, même lorsqu’ils ont déjà été reconnus coupables à d’autres occasions; pour les artistes, il faut les distinguer de leurs œuvres. On les présentera comme sympathiques, on interrogera leurs proches et on fera en sorte de les dépeindre dans ce qu’ils ont d’humain.

Ainsi, les journalistes se font volontiers les rapporteurs des propos des hommes accusés sans apporter de contradictoire ou de cadrage juridique à ce que les agresseurs disent. L’affaire Stéphane Plaza, animateur télé et agent immobilier de la chaîne M6, en est un exemple. Il est accusé de violences par trois  femmes. La chaîne M6 ne se désolidarise pas et publie un communiqué expliquant simplement que Stéphane Plaza conteste les faits. M6 est allée jusqu’à programmer le 10 octobre une soirée spéciale Plaza sur sa chaîne6.

Et puis, pour celles qui parlent, c’est aussitôt la suspicion qui s’installe. Au moment des mouvements MeToo et BalanceTonPorc, si la libération de la parole est visible et présentée de manière assez large comme une bonne chose dans un premier temps, le backlash est rapidement mis en œuvre. Il ne s’agit plus alors de comprendre ce grand mouvement de prise de parole mais de le questionner : est-ce que cela n’irait pas trop loin ? Les médias vont alors se concentrer sur la méthode, et les prises de parole des victimes vont devenir tout autant des «  délations », les réseaux sociaux des «  tribunaux médiatiques » permettant toutes les «  dérives »7. L’absence de plainte judiciaire des victimes va être critiquée, l’idée générale étant qu’il serait facile alors de propager des fausses accusations contre des pauvres hommes innocents. C’est en partie ce que va traverser par exemple Sandrine Rousseau lors de l’affaire Julien Bayou : accusée de «  vouloir sa peau » et de manœuvre politique, Charlie Hebdo ira jusqu’à la caricaturer en violeuse de Julien Bayou8.

Mais rien ne prendra l’ampleur des attaques qu’a subies Amber Heard lors de son procès contre Johnny Depp. Diffusée en direct, Amber Heard a dû témoigner des violences qu’elle a subies devant des millions de spectateurs et subir une campagne de dénigrement et de harcèlement d’une violence extrême9. Cela ouvre un nouveau débat sur les responsabilités des journaux, en particulier des revues en ligne qui ne modèrent pas leurs commentaires, attirant des nuées de trolls masculinistes qui attaquent les victimes. Comme le rappelle Lénaïg Bredoux sur Mediapart10, c’est bien pour les victimes que le témoignage est le plus dur. Les journalistes qui reçoivent puis diffusent ces témoignages n’ont-ils donc pas un devoir de protection envers les femmes qui ont accepté de parler ?

Une lutte de tous les instants

Pour nous, militantes féministes révolutionnaires, il s’agit de pouvoir modifier de manière durable le traitement de ces violences. Car les propos des médias, nous l’avons vu, ne sont pas sans conséquences pour l’ensemble des femmes. Et si les médias sont le reflet de notre société, ils sont aussi les catalyseurs de discours sexistes et des stéréotypes qui ont un impact sur la manière dont ces violences sont traitées.

C’est la raison pour laquelle, en plus de veiller aux changements de pratiques chez les journalistes comme le fait le collectif Prenons la Une, nous devons aussi développer nos propres médias, journaux, podcasts, émissions, nous assurant du développement de nos analyses de ces faits de société.