Publié le Mardi 10 novembre 2020 à 18h30.

De Gaulle, à rebrousse-temps (une nouvelle de Gérard Delteil)

Une nouvelle de Gérard Delteil, écrite à l’occasion des 50 ans de la mort de De Gaulle.

 

- Avez-vous lu Ubik de l’écrivain américain Philippe K. Dick ?

- Euh… Je connais Dick, c’est l’auteur de Total Recall, mais je n’ai pas lu Ubik.

- Dommage. Alors, accrochez vous. Un de mes amis, ou plus exactement son labo, vient de mettre au point une machine un peu spéciale. Elle permet de communiquer avec les défunts, comme dans Ubik. Sauf qu’il n’est pas nécessaire de se trouver en présence de leur dépouille. Tout est reconstitué de façon numérique. Vous me suivez ?

Il le conduisit dans une pièce où un technicien s’affairait sur une machine étrange.

- Voilà la bête. Nous allons avoir la chance d’expérimenter maintenant ce truc in vivo pour la première fois. In vivo, c’est une façon de parler, puisque vous allez interviewer un mort. Et pas n’importe quel mort. Charles de Gaulle dont on parle beaucoup en ce moment.

Cette fois, Denis s’inquiéta pour la santé de son patron. Il demeura bouche bée.

- Je vous confie cette interview hors normes car votre CV dit que votre mémoire de Master portait sur le gaullisme. Vous n’avez pas bluffé ? Alors au boulot.

Le technicien se mit à pianoter sur un clavier.

- Quand il apparaîtra, vous n’aurez rien à faire d’autre qu’à l’interviewer comme s’il était en face de vous en chair et en os. Vous appuierez sur cette touche rouge quand ce sera terminé.

L’idée d’un gag revint à l’esprit du jeune journaliste, néanmoins il se concentra mentalement sur les questions qu’il allait poser.

Et soudain, l’incroyable se produisit : le visage de De Gaulle se dessina sur l’écran, un peu flou. Denis remarqua qu'il ne portait pas l’uniforme mais un pull informe.

Il toussa pour s’éclaircir la voix.
- Mon général, m’entendez-vous ?

Instinctivement, il avait dit « mon général », bien qu’il n’éprouva pas de respect particulier ni pour De Gaulle ni pour l’armée. Il avait au contraire choisi ce sujet de master pour démythifier certains aspects de la carrière de l’homme du 18 juin.

- Je vous reçois cinq sur cinq. Qui êtes-vous ?

Ce n’était donc pas une image d’archive comme il l’avait un instant soupçonné.

- Denis Berenski, je suis journaliste au Magazine

- Berenski, c’est un nom polonais, ça… Bon, vous êtes tout seul, mon petit vieux ? Car j’ai toujours dit que recevoir un grand nombre de journalistes est un plaisir, mais en recevoir un seul…

- Est un supplice. Je connais cette phrase1, mon général.

Un sourire parut éclairer le visage gris.

- Un point pour vous. Je vous accorde cette interview, mais soyez clair et concis.

- Mon général, là où vous vous trouvez, pouvez-vous suivre l’actualité ?

- Nom de Dieu, bien entendu, je regarde les informations télévisées et je lis les journaux comme tout le monde.

- Alors vous êtes sans doute au courant, que France 2 diffuse un feuilleton inspiré de votre biographie. Voici la critique qu’en fait le Monde. Je la cite de mémoire : « L’espace de deux soirées, les Français peuvent se prendre pour des spectateurs albanais au temps d’Enver Hoxha quand venait le moment de célébrer leur leader. Les six épisodes semblent avoir été conçus sous la menace d’une police politique impitoyable. »

- Je vous arrête, mon garçon ! Je ne suis pas responsable des choix des scénaristes et des saltimbanques censés interpréter mon personnage. Du temps où je vivais parmi vous, j’ai supporté des moqueries et des imitations sans jamais embastiller les persifleurs.

- C’était juste une accroche, mon général.

- Une accroche ! On doit vous apprendre ça dans les écoles de journalistes. Triste France.

- Venons en à votre biographie réelle. Dans votre jeunesse, avant la guerre de 1939-45, vous avez appartenu à l’Action française…

- Je n’ai jamais dissimulé mon admiration pour des penseurs comme Charles Maurras ou Maurice Barrès et j’ai du prendre la parole au cercle Fustel de Coulanges. Je considérais alors que la monarchie, en dépit de ses défauts, a le mérite d’assurer continuité et stabilité à la France.

- Vous ne le considérez plus aujourd’hui ?

- Des chefs charismatiques comme Charles de Gaulle peuvent jouer ce rôle et je l’ai assumé pleinement, pendant la période de l’occupation comme pendant celle qui a suivi le coup d’État d’Alger de mai 1958. Mais la continuité est difficile dans un pays marqué par ses divisions. Je ne vois personne aujourd’hui qui soit capable de remplir cette tâche.

- Pendant la période de la résistance, en dépit de vos sympathies pour l’Action française, vous avez noué une alliance avec le parti communiste.

- À partir de l’invasion de la Russie par les Allemands, une alliance s’est dessinée entre les Soviets et nous. Il était alors possible d’utiliser les communistes au service de la France. Néanmoins, ils représentaient un danger. Un des mérites de Charles de Gaulle est d’avoir fait en sorte que les communistes restent à leur place. Certes, ils avaient été cornaqués par Staline, mais certains avaient des velléités de profiter des positions qu’ils avaient acquises, des bandes armées qu’ils avaient formées. À la Libération, j’ai parcouru le pays pour remettre de l’ordre. Quand j’arrivais dans une ville, je proposais des solutions simples aux bandes communistes : s’engager dans l’armée régulière pour aller combattre en Alsace ou se dissoudre. Thorez a été loyal, je dois le reconnaître, en ordonnant la dissolution de ses milices. Mais tous ne l’entendaient pas de cette oreille. Il m’a fallu faire preuve d’autorité pour restaurer l’ordre et les institutions.

- C’est ainsi que vous avez nommé Maurice Papon préfet de la Gironde, malgré le rôle qu’il avait joué comme secrétaire général de la Préfecture de Bordeaux. Il avait tout de même organisé la déportation de près de 1700 personnes d’origine juive. Vous l’ignoriez ? Personne ne vous en a informé à l’époque ?

- Mon jeune ami. On voit que vous n’avez pas vécu cette période trouble. C’était beaucoup plus compliqué. En 1944, nous avions besoin d’hommes expérimentés et énergiques pour rétablir la discipline, sinon la France aurait sombré dans l’anarchie et peut-être dans le bolchevisme. Des personnalités au dessus de tout soupçon comme l’écrivain Maurice Druon ont d’ailleurs témoigné en faveur de Papon et affirmé qu’il avait participé à la résistance à sa manière.

- Pouvez-vous me parler de vos relations avec Mitterrand, qui fut tout de même votre concurrent à la Présidentielle de 1965.

De Gaulle eu un rictus méprisant.

- Mitterrand est venu me voir à Alger au cours de l’hiver 1944. Il avait servi le gouvernement de Vichy et sentait le vent tourner. Le Rastignac de la Nièvre voulait un poste dans le gouvernement de la France libre. J’ai redouté d’avoir affaire à un agent double. Je l’ai donc éconduit et invité à s’engager dans les Forces françaises libres, ce qu’il n’a pas fait.

- Mais vous l’avez tout de même nommé ministre des Anciens combattants six mois plus tard.

- C’est comme pour Papon. Le rôle d’un chef est de savoir utiliser les caractères, même quand ils sont déplaisants. Je ne l’ai pas regretté : Mitterrand a jugulé une grève de fonctionnaires fomentée par les communistes.

- Papon est l’homme des massacres du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Et vous l’avez couvert…

- Un chef doit toujours couvrir ses hommes, même quand ils se conduisent mal.

- Vous voulez dire que les policiers en ont fait davantage qu’on ne leur en demandait ?

- Si les policiers n’étaient pas bêtes, ils ne seraient pas des policiers !2 J’avais exigé la fermeté, mais pas le carnage. Après avoir durement étrillé les gens de l’OAS, il me fallait montrer que je ne faisais pas de cadeaux aux fellaghas et aux cocos. C’était le prix à payer pour conserver le soutien de l’armée et de la police. Vous avez encore d’autres questions de ce genre ?

Le ton du général était devenu cassant.

- J’aurais aimé m’entretenir avec vous de nombreux autres sujets, par exemple de la création du RPF, de l’affaire Ben Barka, du rôle du SAC, de celui de Pasqua, de Foccart, mais je suis conscient que je vous ne pouvez pas m’accorder trop de temps. Pourrions nous néanmoins dire deux mots de Mai 68 ?

De Gaulle éclata de rire.

- Ah, je vous voir venir depuis un moment avec vos questions. Vous faites sans doute partie de cette poignée d’enragés qui ont joué à la révolution parce qu’on les empêchait de forniquer librement dans leur cité universitaire de Nanterre, de jouir sans entraves comme ils le disaient…

- Euh… C’est la génération de mon grand père…

- Peut-être, mais vous parlez comme eux. Je ne me suis jamais mêlé des questions de sexe. C’est Yvonne, mon épouse, qui s’occupait de faire censurer certains films par la télévision. Je me souviens qu’elle avait téléphoné à l’ORTF parce qu’on avait vu le dos nu de Maria Pacôme. Moi, ça m’avait plutôt amusé. Yvonne avait aussi voulu faire interdire Hara Kiri…

- Mai 68 n’a tout de même pas été qu’une affaire de libération sexuelle. Il y a eu une grève générale. Vous êtes alors parti en Allemagne. Sans vouloir vous offusquer, certains ont dit que vous avez paniqué.

De Gaulle secoua la tête avec un air outré.

- Un véritable chef ne panique jamais. La situation était tendue. Nous avions des assurances du côté des Soviets, qui ne voulaient surtout pas de révolution en France, mais qui sait ? Les chefs cocos pouvaient se sentir pousser des ailes, se lancer dans une aventure ou être débordés par leur troupes et par les gauchistes. J’ai donc été rejoindre en effet Massu à Baden-Baden, un homme solide sur qui je pouvais compter. Il m’a fait savoir que sa division blindée était prête à intervenir. En fait, nous n’en avons pas eu besoin : les cocos ont contrôlé leurs troupes. En dehors de quelques petits débordement mineurs, tout est rentré dans l’ordre au bout d’un mois quand nous avons rétabli la distribution de carburant. Les Français sont des veaux.

- Et notre président Macron, qu’en pensez-vous ?

- Rien à dire sur ce Jean-foutre. Il fait partie des paltoquets qui ridiculisent la France.

Denis préparait une question sur le Préfet Lallement et la répression contre les Gilets jaunes, mais De Gaulle leva une main pour lui signifier que l’entretien était terminé.

- Bien que nous ne soyions pas du même bord, je ne m’ennuie pas avec vous, mon garçon, mais c’est l’heure du feuilleton télévisé d’Yvonne. Oui, nous regardons tout de même cette série grotesque. Si je manque le début, je vais avoir droit à une scène.

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