Publié le Mercredi 10 mars 2021 à 11h35.

Là où nous dansions, de Judith Perrignon

Éditions Rivages 352 pages, 20 euros.

Judith Perrignon est journaliste et écrivaine, on lui doit notamment le magnifique l’Intranquille, écrit avec le peintre Gérard Garouste. Découvrant la ville de Detroit, Michigan, en 2010 à l’occasion d’un reportage, elle n’a de cesse d’y revenir et de la connaître. C’est par un roman qu’elle nous transmet cette passion et l’histoire de Détroit et de ses habitantEs.

Assassinat dans le Brewster Project

En 1935, Eleanor Roosevelt inaugure à Detroit le premier quartier de logements sociaux neufs et confortables pour les Afros-­américainEs, le Brewster Project. Il fera leur fierté jusqu’à sa démolition au 21e siècle. Judith Perrignon y situe son roman, entremêlant les époques et les générations. L’argument est l’enquête sur l’assassinat d’un jeune photographe inconnu, en fait dans la réalité le graffeur français Bilal Berreni, à qui le livre est dédié, à travers les voix croisées de la légiste, Sarah, et de l’enquêteur, Ira, tous deux issus du Brewster Project. Sarah et Ira s’investissent de façon obsessionnelle dans l’identification de cet artiste qui est mort d’avoir révélé la beauté et la violence de leur ville.

Detroit et notamment le Brewster Project, à leur apogée, sont un creuset artistique dont sortent Diana Ross et les Supremes, Aretha Franklin, Stevie Wonder… Ces artistes n’auront pas tous une grande fidélité à leurs origines. La Motown, producteur de musique mythique, qui propulse tous ces talents, quittera un jour Detroit pour Hollywood, confirmant le déclin de la ville.

Ce roman brillant, au travers de la vie de quelques personnages sur plusieurs générations dans ce lieu singulier (les Supremes répètent dans le salon mitoyen de celui de la grand-mère du policier Ira, celle-ci, Geraldine, est une des voix du roman, de même que son mari, entrant et sortant de prison, et son frère Archie), nous fait revivre en accéléré le sort de la réalité urbaine de Detroit.

Un déroulé de l’histoire des États-Unis

À Detroit est inventé le fordisme, puissante technique capitaliste reposant sur le taylorisme, appliqué à une main-d’œuvre captive et sous-payée, noire surtout, et une production standardisée de masse. Le travail à la chaîne chez Ford, ­Chrysler, Packard… et la ­consommation de masse étaient nés.

De 1900 à 1930, à son apogée, Detroit comptait 1,5 million d’habitantEs, elle devenait Motor City, Motown.

En 1932 le peintre muraliste mexicain, Diego Rivera, bien que communiste, peint à Detroit 27 tableaux muraux reprenant l’histoire de Ford. Un des paradoxes de cette ville alliant capitalisme flamboyant, mécénat artistique et créativité culturelle intense dans le domaine musical.

Vers 1950, la ville compte 1,8  million d’habitantEs, de plus en plus de noirEs, la première usine à fermer est Packard.

En 1967, des émeutes gigantesques font 43 morts et d’énormes dégâts. Le déclin est en marche.

En 1980 la ville est noire à 82 %, le maire est noir depuis 1973, le taux de criminalité record.

Les usines ferment, la population tombe à 673 000 habitantEs. En 2013 la ville est déclarée en faillite.

À partir de 2015, des promoteurs et des financiers mettent la main sur certains quartiers qui se gentrifient et renaissent, cohabitant avec des zones du mouvement Do it Yourself, Fab-City, des jardins urbains, des Fab-Lab. Le capitalisme financier a remplacé le capitalisme industriel.

Ce roman captivant nous projette un déroulé de l’histoire des États-Unis au 20e siècle, grandeur et décadence du capitalisme industriel, racisme au long cours, créativité artistique et cynisme des financiers.