Publié le Mercredi 16 septembre 2020 à 17h00.

La trahison du réel, de Céline Wagner

La Boîte à Bulles, 130 pages, 22 euros.

Après une enfance détruite par une mère nazie, un viol et l’absence d’un père adoré, Unica Zürn fuit Berlin en abandonnant mari et enfants. Elle s’installe à Paris au début des années 1950 avec le grand artiste Hans Bellmer et côtoie les créateurs les plus talentueux de l’après-guerre, surtout les surréalistes (Ernst, Michaux, Breton). Unica peint, écrit mais vend peu de dessins, gère mal sa carrière, et enchaîne les crises délirantes dans lesquelles Hans revêt bien souvent le visage de ses tourments. Son œuvre composée d’anagrammes, de dessins, de toiles et d’écrits est le reflet de ses angoisses schizophrènes. Elle a influencé nombre d’artistes, surréalistes ou pas.

Le destin tragique d’une artiste surdouée

Schizophrène, Unica Zürn se montre en proie à diverses lubies, entre autres le chiffre neuf, les anagrammes, une fête qui ne vient jamais et le poète Henri Michaux qu’elle transforme en « grand Hypnotiseur H.M. » dont chaque passant porte la trace du visage. Elle tente de superposer toutes les figures pour atteindre la vérité. Après une crise au cours de laquelle elle met le feu à une chambre d’hôtel, elle est internée à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne. Ses amis la ramènent au réel en lui confiant un carnet vierge de Henri Michaux1 qu’elle recouvre de dessins époustouflants. Hans Bellmer arrive à la faire sortir mais elle retournera à de multiples reprises en HP tandis que Hans, diminué physiquement, ne peut finalement empêcher le suicide d’Unica en 1970.

Unica Zürn révélée sans pathos

En décrivant l’action à la troisième personne mais en tutoyant la protagoniste, la narratrice rend le récit plus fluide et permet de garder la bonne distance pour transcrire l’intensité et la complexité des émotions sans tomber dans un pathos qui affaiblirait la force de cette vie. La maladie est omniprésente, invalidante et Unica décroche souvent du réel en internalisant la violence de sa folie. Ce réel qui la rattrape pour mieux la trahir et qui lui fait infliger des souffrances incalculables à tous ceux qui l’aimaient et à son compagnon en premier lieu. Hans Bellmer aura tout fait pour préserver l’immense artiste qu’elle était, lui-même rongé par les persécutions nazies et l’internement qu’il a subi au camp des Milles en France pétainiste.

Ni biographie ni hagiographie mais une œuvre d’art

« Dans le récit d’un tiers, la folie d’Unica Zürn ne sera jamais qu’une construction… En revanche les signes qu’elle perçoit, ses angoisses et ses délires en disent plus long que les livres d’histoire. »2 Céline Wagner ne tente pas vraiment d’écrire une biographie, pas plus qu’une hagiographie. À partir de quelques évènements clés, elle reconstitue une vie créatrice marquée par la folie. Les chapitres sont séparés par des pages constituées de représentations, semblables à des estampes, qui anticipent les événements ; des cases figurent l’esprit du graffiti, un mannequin démembré trouvé dans la forêt interpelle René Magritte, des dessins sont exécutés sur de vieux papiers (partitions ou extraits de manuels scolaires) à la manière de Pierre Alechinsky du groupe Cobra. Si on peut retrouver l’influence de Picasso dans le traitement de visages anguleux, on assiste surtout à l’explosion poétique du graphisme de l’auteur.
Pour cette BD, Cécile Wagner a créé ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques pour faire l’expérience de la pensée d’Unica Zürn et s’immerger dans le récit. Un exercice difficile et périlleux où l’art et la folie se côtoient pour faire de cette BD une œuvre d’art où chaque case réalisée au pinceau est une toile à elle seule.

  • 1. Sainte-Anne refusera de rendre les dessins pour compléter une exposition de l’artiste. Ils sont néanmoins visibles au musée de l’hôpital.
  • 2. Extrait de l’introduction de Cécile Wagner qui se situe à la fin de la BD avec la reproduction de quelques œuvres d’Unica Zürn.