Publié le Mardi 14 octobre 2025 à 08h00.

Pour la Palestine comme pour la terre

Andreas Malm*, auteur de L’anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital (2017) ou de Comment saboter un pipeline (2020) a fait paraître en début d’année un petit ouvrage reprenant une conférence donnée à Beyrouth en avril 2024, qui met en évidence des moments d’articulation entre la destruction de la Palestine et la destruction de la Terre, c’est-à-dire des moments où l’un de ces processus influe sur l’autre, dans et par une causalité réciproque.

Après avoir souligné dans son introduction de juillet 2024 qu’il n’y a pas plus de limites à ce que peut se permettre l’État d’Israël (et, s’il en était besoin, l’année qui vient de s’écouler depuis l’a dramatiquement confirmé…) qu’à la quantité de combustibles fossiles extraits du sol (les compagnies pétrolières investissent davantage qu’à aucun autre moment depuis l’accord de Paris de 2015…), Malm se propose de penser la relation entre ces deux processus. Il distingue trois moments de cette relation : autour de 1840, le début du 20e siècle, et la période ouverte par la Nakba. 

1840 : l’accumulation primitive au Proche-Orient

L’analyse du tournant historique pour le Proche-Orient et le système climatique qui s’opère autour de 1840 est particulièrement développé dans l’ouvrage. À cette époque, la rivalité inter-impérialiste entre empires britannique et russe se manifeste régionalement dans l’opposition entre le sultan ottoman, soutenu par Londres, et le pacha d’Égypte, son vassal mais qui cherche à s’en émanciper. La Grande-Bretagne craint en effet que la fragilisation de l’Empire ottoman du fait de l’ascension nationale arabe ne permette à la Russie de menacer l’Inde, joyau de la couronne coloniale. En outre, l’industrie du coton du royaume, fer de lance de son développement capitaliste mais qui connaît alors une grave crise de surproduction, se voit concurrencée par celle de l’Égypte, d’autant plus florissante que Méhémet Ali rejette le traité de libre-échange imposé en 1838 au sultan. 

L’Empire britannique a été bâti sur sa suprématie navale, fondée jusqu’alors sur la force motrice du vent. Depuis les années 1829, la Royal Navy s’intéresse à la propulsion à vapeur permise par la combustion du charbon. Les caprices du vent contraignent les opérations militaires, alors que« Avec les navires à vapeur, le vent est toujours favorable ». Pendant l’automne 1840, une escadre de la Royal Navy comprenant quatre vapeurs dont le Gorgon, avec son moteur de 350 chevaux et ses 1 600 marins, et quinze navires à voile, bombarde les villes du littoral levantin. Beyrouth est détruite, les cadavres jonchent les rues, puis Lattaquié, Tripoli, Tyr, Haïfa tombent. Enfin, la ville palestinienne d’Acre est pilonnée, puis pulvérisée quand sa poudrière est touchée : elle tombe en trois jours quand il avait fallu six mois à Napoléon en 1799. Ces attaques, célébrées à l’époque par des gravures (dont certaines reproduites dans l’ouvrage), ont causé des milliers de victimes. L’amiral Napier, qui les a conçues et dirigées, écrit : « J’ai débarqué à Acre pour voir les dégâts que nous avions occasionnés et j’y ai vu un spectacle qui ne pourra jamais s’effacer de ma mémoire et qui me fait presque encore frémir en y pensant »… L’armée d’Ali s’effondre. La Grande-Bretagne a détruit le proto-empire arabe au moyen de la vapeur, qu’elle maitrise grâce à ses ressources en charbon dont est dépourvue l’Égypte. Ali, bâtisseur d’empire et tyran sans pitié, avait espéré obtenir cette ressource en conquérant la Syrie, mais sans grand succès. Londres impose l’application du traité de libre-échange de 1838, détruisant l’industrie cotonnière de l’Égypte, ce qui engendre rapidement le sous-développement du pays et de sa région.

1840 voit également un premier engouement pour le projet sioniste en Grande-Bretagne, porté par le sionisme chrétien : les Juifs devaient être « rétablis » en Palestine, convertis au christianisme et faire advenir le Jugement dernier… Un projet dans lequel les Juifs réels vivants au Proche-Orient ou ailleurs ne jouent alors aucun rôle. Un sionisme impérial s’y combine, dont les détachements avancés sont formés d’officiers dont certains reviennent tout juste du champ de bataille : l’établissement de colonies juives en Palestine doit à fois constituer un débouché pour l’industrie britannique et « un rempart contre les pouvoirs arabes ». Londres avait ouvert un consulat à Jérusalem dès 1838. Après avoir défait Ali, l’architecte en chef de l’Empire britannique à cette époque, Lord Palmerston, demande à son ambassadeur à Constantinople de convaincre le sultan « d’encourager les Juifs à retourner s’installer en Palestine car la richesse qu’ils apporteraient avec eux accroîtrait les ressources des territoires du sultan », une colonie juive constituant « un frein à tout mauvais dessein futur de Méhémet Ali ou de son successeur ». Avant de devenir juif à la fin du 19e siècle, le sionisme a été impérial, permis par une puissance militaire fondée sur la maîtrise de la vapeur et qui forge le slogan « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », le discours britannique sur la Palestine martelant que personne ne vit sur cette terre : « éternels pionniers, les Britanniques ont procédé à une élimination préfigurative du peuple palestinien »… 

Ce premier moment d’articulation est « le moment de la mise à feu de la mondialisation de la vapeur, par son déploiement dans la guerre, est aussi le moment de la conception du projet sioniste. […] Le sionisme n’est à ce stade qu’une idée. […] Mais quand le wagon du mouvement sioniste a enfin été assemblé, il a pu être mis sur des rails prêts à l’emploi, posé par l’Empire britannique après 1840. »

1920 : Mandat Britanique et contrôle impérial

Avec le Mandat britannique sur la Palestine en 1920, qui concrétise la déclaration Balfour de 1917, commence le deuxième moment d’articulation entre destruction de la Palestine et destruction de la Terre. Le combustible du moment est devenu le pétrole, et le projet industriel central de la Grande-Bretagne dans la région est le pipeline qui achemine le pétrole depuis les riches gisements d’Irak, également sous son mandat, jusqu’à la raffinerie d’Haïfa. Le Yichouv (les 60 000 Juifs vivant en Palestine en 1920), dont la population va être multipliée par dix jusqu’à la veille de la Nakba, ruine la production d’agrumes palestinienne par la technologie moderne, en symbiose avec l’empire fossile : pompes à moteur pour l’irrigation, transport par camions sur des routes (dont la construction est privilégiée par le Mandat) qui relient les colonies et celles-ci aux ports, expédition vers l’Europe par cargos à vapeur.

1947 : Fondation de l’État sioniste impérialiste

Cette « transformation du Proche Orient en un fondement du capital fossile » est l’un des déterminants du soutien occidental à l’État sioniste à partir de 1947, puis de sa défense à partir de 1967. Depuis la Nakba, Israël est l’atout stratégique des Etats-Unis au Proche Orient, son « gendarme régional modèle dans le tiers-monde », comme l’attaque contre l’Iran en juin dernier l’a encore illustré. Il est également devenu depuis 2022 un exportateur majeur (en particulier vers l’Allemagne) du gaz et du pétrole extraits offshore du bassin Levantin, le long de la côte de Beyrouth à Gaza une extraction par Chevron et BP qui a pu reprendre dès novembre 2023 une fois Gaza suffisamment rasée. Dans le même temps, la société israélienne Ithaca Energy, propriétaire de champs pétroliers dans la mer du Nord, a constitué la plus grosse introduction au London Stock Exchange en 2022. Chars, missiles et avions israéliens qui perpétuent le génocide et l’écocide à Gaza, gros porteurs du pont aérien permanent qui acheminement les munitions depuis les Etats-Unis : les armées occidentales continuent à pulvériser la Palestine deux siècles plus tard grâce au pouvoir de destruction que leur assurent les combustibles fossiles en émettant à cette occasion une quantité colossale de CO2. La boucle capital fossile-projet sioniste est bouclée : « les étapes de la destruction de la Palestine sont également les étapes de la destruction de la Terre ».

Réponses aux objections sur la Résistance

L’ouvrage d’Andreas Malm contient deux autres textes. Le premier est une Réponse à certaines objections sur la résistance palestinienne qui lui ont été adressées suite à la conférence de Beyrouth. Elle contient des analyses stimulantes sur le Hamas, le 7 octobre ou le FPLP et le FDLP. Il rappelle ainsi que, même affaiblis par rapport à 1988-90 (première intifada), ces deux organisations marxistes participent à la guérilla contre l’armée sioniste à Gaza aux côtés des combattants du Hamas et du Jihad islamique. Sur les victimes civiles du 7 octobre, Malm rappelle que s’il n’y a aucune raison de s’en réjouir, la lutte armée imposée au peuple palestinien faute que sa légitime revendication restant insatisfaite depuis 1948 ne peut éviter que des colons n’en soient victimes puisque Israël est une entreprise coloniale de peuplement. Le second texte est une courte Réponse à certaines objections sur le lobby israélien. Selon certains analystes radicaux, Israël serait un handicap pour les Etats-Unis, par conséquent leur engagement s’expliquerait par la puissance du lobby israélien. Sur ce point, on peut comme Malm rapporter ce propos de 2012 de Nasrallah (une fois n’est pas coutume dans cette revue), le dirigeant du Hezbollah assassiné l’automne dernier : « On entend toujours ce mensonge sur le lobby sioniste - que les Juifs dirigent l’Amérique et que ce sont eux qui décident vraiment, etc. Non. C’est l’Amérique elle-même qui décide. […] Vous avez une trinité constituée des compagnies pétrolières, de l’industrie de l’armement et de ce que l’on appelle le “sionisme chrétien”. Les décisions sont entre les mains de cette alliance. Israël était autrefois entre les mains des Britanniques et à présent c’est un outil entre les mains de l’Amérique ».

Un ouvrage court mais dense, solidement documenté, bien plus riche que ce qu’en présente cette note de lecture, et qui révèle le lien fort à combattre entre colonialisme/impérialisme et inaction climatique. o

 

* Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile. La Fabrique éditions, 2025, 156 pages (14 €).