Publié le Mercredi 31 mai 2023 à 17h03.

À qui profite l’exil ? Le business des frontières fermées

Qui profite des moyens engagés en faveur de la fermeture des frontières ?

Que se passe-t-il quand on retrouve des corps sur les plages ?

Sait-on que les frontières de l’Europe se sont délocalisées au Sahara ?

Qui sont les sans-papiers qui font fonctionner l’économie ?

 

Reprenant cinq reportages déjà parus dans la Revue Dessinée et retraçant, grâce au magnifique coup de crayon du dessinateur Jeff Pourquié, des enquêtes réalisées en Sicile en 2016, au Niger en 2018, au Sénégal en 2021, ou encore à Paris en 2020, la documentariste, autrice et journaliste Taina Ternoven livre un reportage graphique à la fois poignant et didactique : combinant récits de vie et analyse macro-économique, elle passe au crible toutes les facettes du juteux et criminel marché de l’immigration mis en place par la « forteresse Europe ».

La grande force de l’ouvrage est de replacer au centre de ses enquêtes les vies humaines dont se nourrit le « business des frontières fermées ». Par sa construction narrative et les choix graphiques opérés, l’ouvrage redonne voix, chair et pensée aux hommes et aux femmes qui quittent leur pays d’origine, dont certainEs paient de leur vie cet exil forcé pour les intérêts de l’économie capitaliste européenne. Par sa forme même autant que par son propos, À qui profite l’exil ? se veut un outil de lutte contre cette logique prédatrice fondée sur l’exploitation d’hommes et de femmes réduitEs au statut de marchandises dont la « gestion » – contrôle, répartition, rentabilité – est elle-même source de profits.

Redonner nom, visage, histoire aux vies englouties

« En 2014, 3 279 personnes1 sont mortes en traversant la Méditerranée. Qui sont-elles ? Corps sans nom, sans histoire. La mer en a englouti certains. D’autres sont enterrés dans les cimetières siciliens. Le nombre de tombes anonymes ne cesse d’augmenter. En 2016, il y a eu 5 079 morts1 en Méditerranée. Plus que jamais auparavant. Dès lors, l’Italie tente de leur donner un nom. » Ainsi débute l’ouvrage : « Cimetière de Modica, Sicile, juillet 2016 ». Pleine page sur le mur du cimetière. Tons beige et vert. Des tombes. Puis, aux pages suivantes, les corps de migrantEs naufragéEs qu’une équipe de pompiers est chargée d’extraire des cales d’un navire repêché dans les eaux siciliennes. Vignettes en gros plan : un paquet de cigarettes, un smartphone, une plaquette de médicaments, des billets de banque, une brosse à dents, une photo sans visage. Ce qu’il reste d’un naufrage d’exiléEs : débris d’humanité (années 2010).

Les teintes bleu sombre de la séquence suivante nous embarquent sur le bateau de pêche qui a quitté les côtes libyennes en avril 2015, avec à son bord 800 personnes – pour une trentaine de places normalement – et à la barre deux jeunes migrants inexpérimentés, recrutés en échange d’une traversée gratuite tandis qu’une place sur le pont coûte 800 dollars, 300 pour une place dans la cale. 250 000 à 500 000 dollars de bénéfice pour les passeurs qui, eux, n’auront pas sombré avec l’embarcation.

En une métaphore de la démarche documentaire et graphique de l’ouvrage tout entier, la première enquête suit le long travail des pompiers pour extraire les cadavres, puis celui des médecins légistes, du procureur de Catane en charge du dossier d’instruction du naufrage du 18 avril 2015, et du Bureau des personnes disparues au ministère de l’Intérieur italien, pour les identifier et « donner aux morts une sépulture digne ». « L’autre jour, j’ai dû déplier un papier trouvé dans une poche. C’était un bulletin de notes. Un bulletin de notes… La plupart des morts sont de jeunes hommes de 15 à 25 ans. C’est toute une génération qu’on assassine », dénonce la médecin légiste Cristina Cattaneo.

Comprendre les ressorts de « l’industrie de l’exil »

« Les disparitions en mer sont la conséquence d’une politique européenne qui limite les voies d’arrivées légales en Europe et contrôle de façon plus stricte les frontières. » Toujours plus de contrôles, toujours plus de risques pour les migrantEs forcéEs d’emprunter de nouvelles routes plus longues et plus dangereuses, donc toujours plus de morts, et à nouveau toujours plus de contrôles : « C’est une aubaine pour l’industrie de la défense qui développe des outils de plus en plus sophistiqués pour surveiller les frontières. » Ainsi s’ouvre le deuxième volet de l’enquête qui nous plonge dans les rouages du marché de la lutte contre l’immigration dite irrégulière, criminalisée par le traité de Maastricht en 1992, texte fondateur de l’Union européenne. Forteresse qui organise la marchandisation de son système de protection des frontières et criminalise la circulation de la main-d’œuvre qu’elle exploite, l’Europe est devenue, selon l’OMI, « la destination la plus dangereuse du monde ».

Car l’Europe investit massivement dans le déploiement d’une technologie de la surveillance, constituée en un marché juteux : le budget de Frontex, l’Agence européenne des frontières extérieures, est passé de 19 à 89 millions d’euros depuis sa création en 2004. Opérations de contrôle aux frontières, envois de charters communs pour expulser les migrantEs en situation « irrégulière » et d’équipes d’intervention rapide (Rapid Border Intervention Team, « RABIT ») pour limiter les passages aux frontières, création d’une banque de données répertoriant tous les incidents signalés aux frontières des États membres (programme Eurosur, créé en 2013) et d’une autre destinée à l’enregistrement des données biométriques des migrantEs qui entrent sur le territoire européen (Système Entry-Exit), développement de programmes de recherche mis au service d’une technologie de la surveillance : tous ces investissements construisent un marché commun de la Défense européenne qui sert à engraisser les grandes entreprises européennes, comme Indra ou DCNS, ou étrangères, comme Israel Aerospace Industries.

Au fur et à mesure que les systèmes de contrôle se sont perfectionnés et déployés, les itinéraires de migration se sont complexifiés, les frontières de l’UE ont été repoussées plus loin, et leur surveillance s’est externalisée. Pourtant aucun radar ou aucun mur ne peut empêcher unE migrantE de partir, au prix de sommes gigantesques – jusqu’à plusieurs milliers d’euros, quand ils ou elles essaient depuis plusieurs années. Toute une « industrie de l’exil » s’est instituée avec des profits très lucratifs à la clé à tous les maillons de la chaîne inhumaine : passeurs, chauffeurs, coxeurs (rabatteurs), hébergeurs, qui se reconvertissent au gré des lois qui criminalisent l’immigration, comme le « plan Bazoum » mis en place en 2016 au Niger par le ministre de l’Intérieur du même nom, faisant flamber les prix des routes de l’exil. À l’autre bout de la chaîne, Ousman Gaye (19 ans), Mohamed Coulibaly (19 ans), Moussa (20 ans), Ibrahim Diarra (15 ans) attendent dans une baraque gérée par l’OIM de pouvoir trouver l’argent qu’ils n’ont pas pour fuir vers l’Europe ou de renoncer à leur projet d’exil, encouragés par l’OIM à un « retour volontaire assisté ». Le crayon de Jeff Pourquié saisit la force de leur détermination.

Démonter les rouages de l’exploitation

L’enquête se poursuit au Sénégal : l’ouverture, fin 2020, après une année de pandémie, d’une nouvelle route migratoire depuis les côtes sénégalaises et gambiennes est la conséquence directe de la pêche industrielle pratiquée par les navires européens qui pillent les eaux sénégalaises et privent les pécheurs locaux de leur principale source de revenus, appauvrissant les familles et contraignant les jeunes à l’exil. Ces mécanismes macro-économiques s’incarnent dans des histoires singulières, que recense et analyse Abdoulaye Ndiaye, mareyeur à Ngaparou : « Est-ce normal que des bateaux de pêche européens viennent pêcher dans les eaux sénégalaises ? Est-ce normal que les pêcheurs sénégalais qui n’ont plus de poissons ne puissent pas entrer en Europe ? » À Joal, le fils de Seynabou Dieng, présidente d’un site de transformation du poisson, est parti : ce sont souvent les hommes qui tentent leur chance et les femmes qui restent, avec les enfants à élever. « Où veux-tu qu’il gagne de l’argent là-bas ? » interroge Seynabou Dieng en évoquant son fils, dans les couleurs chaudes d’un repas familial. « Il ne pouvait pas travailler jusqu’à maintenant. C’est moi qui lui envoie 20 000 ou 30 000 FCFA, parfois jusqu’à 100 000 FCFA, pour qu’il puisse manger. Cette affaire d’immigration, là, ça ne nous a pas amené la paix. Ah non, à nous, les femmes, ça ne nous a pas amené la paix. »

« Qui sort gagnant de cette affaire ? », demande l’autrice, représentée en marge d’un plan de Paris, sur la double page qui ouvre la dernière enquête, consacrée au travail des travailleurSEs sans papiers qui ont réussi à atteindre la France. « Les industriels de la défense et de la pêche, les réseaux de passeurs, les entreprises qui cumulent les chaînes de sous-traitance, et surtout nous, citoyens européens. L’exil est une manne financière dont nous profitons par ricochet à travers les biens et les services que nous consommons. »

Des locaux de la permanence CGT du 19e arrondissement de Paris à un foyer de travailleurs sans-papiers à Montreuil, on suit, par portraits croisés, des parcours de combattantEs, semés d’OQTF2, de contrats précaires sous alias3, d’accidents du travail non déclarés, de grèves pour avoir les papiers auxquels ils auraient pourtant droit : intérim au service propreté de la mairie de Paris, boulangerie, plonge dans un restaurant chic, aide à domicile, aide ménagère à Paris…

« Faire corps ensemble et gagner les luttes »

« Un jour viendra, même si c’est long, on va gagner » (Mahamadou Diaby) : c’est sur cette perspective de lutte que se clôt l’ouvrage, abandonnant les outils du reportage graphique pour proposer deux textes, suivis d’une liste d’associations, de ressources documentaires et de conseils pour aider les migrantEs et soutenir les luttes des sans-papiers. Analysant l’évolution de la politique migratoire en France et en Europe, Catherine Withol de Wenden, chercheuse au CRNS et spécialiste des politiques migratoires, rappelle qu’avant 1974, la France avait une tradition d’accueil des réfugiéEs et menait une politique de libre circulation des travailleurSEs : « Ce qu’on oublie un peu, c’est que la France est le plus ancien pays d’immigration en Europe. Depuis le XIXe siècle, nous faisons venir des voisins pour pallier le manque de main-d’œuvre. Un Français sur quatre a un grand-+parent ou un arrière-grand-parent étranger. Notre pays s’est construit avec cette histoire-là. » Dans l’entretien qui suit, Marilyne Poulain, ancienne responsable CGT en charge des droits des travailleurSEs mirants, rappelle que les grèves de 2008-2009, qui ont fait émerger la figure du travailleur sans-papiers, ont abouti aux premiers textes de loi permettant la régularisation sur la base du travail. Elle fait le bilan des luttes qui ont permis de (maigres) avancées en termes de droit du travail pour les travailleurSEs sans-papiers, et conclut sur la nécessité d’une loi nationale permettant de casser la relation de dépendance entre régularisation et travail.

C’est exactement l’inverse, évidemment, que prévoit la loi Darmanin, ressortie du placard à ordures pour restreindre encore un peu plus les droits fondamentaux des migrantEs, qui s’apprête à rendre d’un côté, plus facile et plus simple encore leur exploitation par les patrons français, et de l’autre à radicaliser toujours plus les pratiques répressives qui pénalisent la liberté de circulation, telles que les OQTF et les IRTF4, et à renforcer les outils de sa criminalisation, comme les Centres de rétention administrative.

  • 1. Selon les chiffres de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM). En 2022, 2) 500 personnes sont mortes en Méditerranée, selon le bilan établi par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). En ce début 2023, les drames se multiplient depuis le discours fermement anti-immigration tenu par le président Tunisien Kaïs Saïed en février dernier, qui a poussé de nombreux migrantEs subsaharienNEs à tenter une traversée vers l’Europe.
  • 2. Obligation de quitter le territoire français.
  • 3. Interdiction de retour sur le territoire français : voir https://www.gisti.org/sp….