Entretien. Frédéric Malvaud, administrateur national d’une grande association de protection de la nature, revient sur son intervention à l’université d’été du NPA, à propos du rapport de l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) sur l’état de la biodiversité, et sur les données politiques à en tirer.
Que nous dit le rapport de l’IPBES ?
Les chiffres donnés dans le document (un million d’espèces menacées d’extinction…) indiquent une tendance. L’intérêt pour les scientifiques est d’expliquer que la 6e extinction d’espèces est en cours et d’alerter les États afin qu’ils agissent, même si ceux-ci interviennent pour orienter les travaux. En effet, les États signataires de la plateforme (132 à ce jour) corédigent avec les scientifiques le rapport public…
Ce qui est sûr, c’est que la biodiversité est fortement dégradée, que les écosystèmes (terrestres, marins, eaux douces) sont considérablement altérés. Les changements sont trop rapides pour que les espèces s’adaptent. Conséquences : la fertilité des sols diminue, les océans s’acidifient, l’état de l’air et des eaux se dégrade… autant de menaces pour nourrir les populations, pour les maintenir en bonne santé. Un exemple : 75 % des cultures mondiales dépendent, selon la FAO [agence spécialisée de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture], de la pollinisation par les insectes. S’il n’y a plus assez ou plus du tout d’insectes pollinisateurs (abeilles par exemple) on imagine les problèmes alimentaires à venir. Des études ont montré la forte concentration de pesticides aux pôles. D’où la forte diminution des moustiques qui accentue l’effondrement des populations d’oiseaux. Ici, à Port-Leucate, l’épandage d’insecticides, pour le confort et la santé des habitantEs et des touristes, a un impact sur les écosystèmes. Comment concilier deux nécessités contradictoires dès lors que le débat est pollué par des intérêts privés et financiers et l’action des lobbys ?
Penses-tu que la chute de biodiversité menace la vie des humains ?
Oui ! Homo sapiens est une espèce parmi les autres. Les liens qui existent entre les espèces conditionnent le vivant. Modifier, altérer la biosphère a des conséquences pour tout le vivant. Or le capitalisme favorise la propension d’Homo sapiens à se croire tout-puissant, coupé du reste de la nature. Nous interagissons en permanence avec les autres espèces vivantes, nos sorts sont donc liés. Des penseurs comme Kropotkine ont analysé l’importance des interactions, de l’entraide comme facteurs d’évolution. Je ne partage pas l’avis de Trotski pour qui « le gendarme maitrisera l’Homme tant que l’Homme ne maitrisera pas la nature ». Nous sommes partie intégrante de la nature. Il faudrait plutôt dire : « Le gendarme maitrisera l’homme tant que celui-ci n’aura pas appris à cohabiter avec les autres êtres vivants ». Petit clin d’œil bien sûr…
Alors c’est foutu ?
Non ! La bonne nouvelle c’est qu’on connait parfaitement les causes de la chute de la biodiversité, plus largement de la crise écologique. C’est le changement d’utilisation des sols (déforestation, artificialisation des terres…), le réchauffement climatique (énergies fossiles, transports…), la surexploitation des ressources (pêche industrielle…), les pollutions (produits chimiques, particules fines…) Donc il faut agir sur ces causes. Pour cela on a les outils nécessaires dans un programme qui se pensera « écosocialiste » en mettant en avant l’intérêt général et non des intérêts privés d’une minorité. Pour être clair, il faut sortir du capitalisme, inventer d’autres modes de fonctionnement, démocratiquement, collectivement. Le capitalisme n’est pas réformable, rien ne pourra contenir l’appétit démesuré des puissants pour la richesse. Comme l’a écrit Hervé Kempf en titre de son ouvrage : « Les riches détruisent la planète ». Le capitalisme, même s’il essaie de se colorer en « vert », est intrinsèquement incapable d’apporter les solutions dont nous avons impérativement besoin, de façon urgente. Il est incapable de résoudre la crise écologique créée par le glissement d’Homo sapiens vers des sociétés inégalitaires. Rappelons que ce glissement est récent (quelques dizaines de milliers d’années, soit environ 3 % de la durée de vie de notre espèce…).
Trois grandes exigences permettent de changer le monde : l’égalité (qui permet de gérer les contradictions entre « pairs » ayant les mêmes intérêts), la démocratie (comme système empêchant l’émergence d’intérêts privés), l’écologie (qui nous rappelle les limites de la biosphère). N’est-ce pas ce que demandent tous les peuples et populations en révolte contre ce monde dans l’impasse ? L’exemple en cours en Algérie nous le rappelle.
Tu retirerais bien sa couronne à Macron roi de la Terre ?
Sans problème ! Ces dirigeants-là ont compris, savent, mais leurs liens avec le système et les puissants priment. « En même temps » que Macron nous fait des grands discours sur la biodiversité (et essaie de verdir son image en critiquant le Brésil de Bolsonaro), il s’en prend au patrimoine naturel français en autorisant la chasse de milliers de courlis cendrés et de tourterelles des bois, espèces menacées d’extinction, en limitant les compétences du Conseil national de protection de la nature (CNPN), en refusant, par le vote de la France et de l’Union européenne, lors de la dernière conférence internationale ces jours-ci, de protéger définitivement l’éléphant d’Afrique du commerce, et on pourrait multiplier hélas les exemples. Hollande n’a pas fait mieux. Entre 2014 et 2016, la vente de pesticides a augmenté de 16 %, par exemple. Et Sarkozy, le roi du karcher, déclarait : « L’environnement, ça suffit »…
Alors pour toi c’est « écosocialisme ou barbarie » ?
Je préfère dire que c’est « écosocialisme ou fin de vie pour Homo sapiens et probablement 80 % des autres espèces dans la foulée ». On en est là. Homo sapiens « capitalismus » est incapable de gérer ses limites. L’écosocialisme est la seule façon de sortir de l’impasse, de façon concertée, collective, pour bâtir une société viable et mettre la joie de vivre au cœur de notre projet collectif. Par la discussion et l’élaboration collectives, à travers la planification écologique, nous pourrons déterminer comment satisfaire les besoins sociaux, humains, dans les limites du respect de la biosphère. Il faut dégager du temps pour se former, discuter et décider de quoi nous avons besoin, comment le produire, où, comment l’acheminer… Pour ça, il faut du temps libre à partager, à consacrer aux autres et à soi-même. D’où l’importance pour les écosocialistes de la baisse du temps de travail.
Autre raison de se battre et d’espérer, nous constatons que les écosystèmes ont une forte capacité à réagir, à s’adapter, à se réparer. Alors sortons nos outils et attaquons-nous au système, une bonne fois pour toutes ! Il ne nous reste pas « 10 ans pour agir », ce qui sous-entendrait que dans dix ans, il serait trop tard et ce qui nous pousserait aux comportements individualistes. On ne sait pas modéliser le « point de non-retour ». Nous devons changer ce système le plus rapidement possible en l’accompagnant aussi par des actions « au quotidien » au cœur du monde capitaliste. L’action politique et l’action au quotidien (par des changements de comportement) ne sont pas contradictoires, mais au contraire indissociables. Plus vite ce sera fait, plus nous augmenterons nos capacités à construire un autre monde. C’est à notre portée.
Propos recueillis par la Commission nationale écologie