Les mots interdits, récession et austérité, ne sont pas prononcés mais les mesures annoncées et les non-dits relèvent pourtant bien de ces situations masquées. En fait depuis plusieurs mois la situation économique pèse lourdement sur l’emploi.
Si le chiffre de 140 000 ruptures conventionnelles ou la perte d’emploi de 30 000 patrons de PME peuvent frapper les esprits, la situation est encore plus alarmante. En tout état de cause le ralentissement de l’activité entraîne une vague de suppression d’emplois.
Ainsi l’emploi est maintenant en train de ralentir et le chômage de progresser. Au premier trimestre 2024, le taux de chômage au sens du BIT (Bureau international du travail) atteint 7,5 % soit 0,4 point au-dessus du niveau atteint au dernier trimestre 2022 et au premier trimestre 2023, qui était le plus bas depuis 1982. Ainsi, selon la prévision de l’INSEE de juillet dernier, le taux de chômage s’établirait à la fin de l’année à 7,6 % de la population active. De toute manière, les chiffres globaux sur la création d’emplois ne disent évidemment rien sur la qualité de ces emplois (salaire, type de contrat, durée du travail).
Secteur privé
La France est confrontée à une augmentation significative de « défaillances » d’entreprises : 62 844 sur les douze derniers mois, soit une augmentation de 21 % par rapport à 2019, dernière année de référence avant la crise due au Covid. Le nombre d’emplois concernés au cours de la même période est particulièrement élevé : avec 264 000 postes menacés, c’est 40 % au-delà d’il y a cinq ans.
Sur les six premiers mois de l’année, le nombre global de défaillances a bondi de 18 % par rapport à la même période de 2023, selon les données publiées par les administrateurs et les mandataires judiciaires. Des tendances que l’on retrouve d’ailleurs dans la plupart des pays de la zone euro.
Si Caddie, Duralex, Les Petits Bidons, Cazoo, General Electric ont pu percer le mur du silence médiatique, ce sont des branches entières qui sont touchées comme l’automobile ou la construction, le commerce de l’habillement milieu de gamme (le haut de gamme et le bas de gamme se maintiennent « grâce » à l’accroissement des inégalités notamment liée à l’inflation) avec les conséquences sur le commerce ou le transport et l’entreposage.
La période du Covid et du « quoi qu’il en coûte » a permis de reporter les effets de la concurrence dans une économie mondialisée. Après le Covid et en 2022 et 2023 des emplois supplémentaires ont été créés dans le privé (mais, bien sûr, pas de « bons emplois ») ; les aides massives distribuées aux entreprises ont pu en aider certaines à conserver un niveau d’emploi supérieur à leurs besoins immédiats mais également maintenir d’autres entreprises en vie alors même que celles-ci auraient dû faire faillite.
Par ailleurs, un moteur spécifique s’est ajouté à toutes les aides à l’embauche pour doper les recrutements : l’apprentissage soutenu par des avantages (pour les employeurs) considérablement augmentés depuis 2018. Ces contrats ont représenté un tiers des créations d’emplois. Le nombre d’apprentis est ainsi passé de 437 000 fin 2018, à 980 000 fin 2022.
Mais bon nombre des sociétés entrent en défaillance, essorées par le remboursement trop rapide des prêts garantis par l’État (PGE) octroyés pendant la pandémie.
Des situations inégales
C’est la saturation du marché dans l’automobile qui a conduit à une recherche forcenée à la rentabilisation et débouche aujourd’hui sur une nouvelle phase, violente, de restructurations qui frappe également l’Allemagne et l’Italie. Renault n’en finit plus de supprimer des emplois, fermer des sites jusqu’à l’emblématique usine de conception-fabrication des voitures de course Alpine. Stellantis qui semblait avoir mieux anticipé la situation est à son tour entré dans la tourmente. Ce ne serait pas grave si elle ne frappait que son directeur général-liquidateur Tavares aujourd’hui sur la sellette. Les remises en cause des aides au secteur du véhicule électrique, soumis à une crise de la demande, risque d’aggraver les choses. Les équipementiers bien qu’ayant, au fil des années, conquis une relative indépendance par rapport aux grands producteurs sont également touchés.
Dans le secteur de la construction, la croissance des inégalités et l’inflation limitent là aussi la demande et précipitent dans les défaillances le réseau de PME soumis aux grands groupes. Les baisses d’aides engagées et prévues par les gouvernements vont aggraver la situation.
Si d’autres secteurs paraissent mieux se porter il faut prendre en compte l’augmentation substantielle des crédits et de la « consommation » militaires. Les efforts budgétaires ont été particulièrement soutenus dans l’Hexagone. La loi de programmation militaire, votée en avril 2023, prévoit un budget de 413 milliards d’euros sur la période 2024-2030. En augmentation de 10 % par rapport à son niveau moyen deux ans plus tôt. La croissance de la demande en France a largement contribué à remplir les carnets de commandes des entreprises, tout comme les productions spécifiques pour l’Ukraine et les exportations vers l’étranger. Outre les « spécialistes » comme Safran, Dassault, Thales, MBDA, directement « bénéficiaires » des carnets de commandes, Airbus et tout le secteur de l’informatique et de l’électronique sont largement perfusés au militaire.
Secteur public
Au vu de ce qui précède, il faut rappeler que le secteur public est à l’origine de 75 % des créations d’emplois depuis un an. Entre mi-2023 et mi-2024, le secteur public est ainsi à l’origine de 95 000 nouveaux emplois (+1,2 %), sur un total, public et privé confondus, de 129 000.
Malgré un effectif bien moindre [on dénombre 21 millions de salarié·es dans le privé pour 6 millions dans le public], au deuxième trimestre 2024, l’emploi de la fonction publique contribue au moins aussi fortement à la croissance d’ensemble sur un an que le privé.
C’est dans ce cadre que Michel Barnier envisage de réduire le déficit public de 60 milliards avec un tiers de hausse des impôts et deux tiers de baisse des dépenses. Ainsi le gouvernement s’apprête à administrer une véritable saignée au pays. La Sécurité sociale et notamment les retraites seront privées de près de 15 milliards avec d’ores et déjà le report de la hausse du montant des pensions à juillet au lieu de janvier (3 milliards d’économisés). L’autre cible d’ores et déjà annoncée est le renforcement des contrôles pour faire baisser les prises en charge des arrêts de travail avec les conséquences prévisibles sur la santé au travail.
À partir du rapport de la Cour des comptes commandé par Attal et des lettres des différents ministères, les préconisations sont lourdes de conséquences sur l’emploi. Le plus gros poste concerne les finances des communes, départements et régions qui représentent 18 % des dépenses publiques. La purge consisterait à la suppression de 100 000 emplois permettant une économie de 4,1 milliards par an à partir de 2029. Les montants alloués au travail et à l’emploi (−8,8 %), à l’agriculture (−7,8 %), à l’immigration (−6,4 %), à la recherche et l’enseignement supérieur (−3,2 %) et à la justice (−1 %) seront en baisse en termes réels. En montant, le ministère le plus touché sera celui du travail et de l’emploi, dont le budget baisserait de 2,3 milliards d’euros sans tenir compte de l’inflation, dont une baisse de 1 milliard d’euros sur les aides au patronat sur l’apprentissage. La diminution de 6 000 à 4 500 euros de la prime à l’embauche tient la corde. Matignon étudie aussi des mesures qui risquent de diminuer le salaire net des apprentis. Sauf si les employeurs sont mis à contribution.
Construire des ripostes
Une ou deux décennies après les grandes mobilisations contre des fermetures de sites emblématiques, les mobilisations sont aujourd’hui bien plus difficiles. Les ruptures conventionnelles, les mobilisations de dernière minute pour des primes « exceptionnelles », les sorties des activités professionnelles ne permettent guère une montée des solidarités, des mises en commun, des coordinations des luttes. Pourtant la lourde utilisation des liquidations des emplois précaires mène aujourd’hui à des suppressions d’emplois traditionnellement perçus comme stables, durables. Il est peut être raisonnable d’espérer que les attaques brutales, conséquences des suppressions d’emplois, sur les conditions de travail ainsi que le rétropédalage sur le télétravail, le relatif échec des organisations du travail sur 4 jours aggravent les situations. Maladies professionnelles, TMS, accidents de travail, burn out témoignent de la dureté souvent insupportable dans de nombreux établissements, entreprises, depuis l’hôpital ou l’école jusqu’au bâtiment, le commerce ou le transport.
Des colères, des ripostes, en lien avec la mise en question des finalités du travail et la prise en compte des préoccupations écologiques peuvent naître et doivent être favorisées.