Une contribution de François Sabado.
Dès le début de la crise des « subprimes » de septembre 2007, il apparaissait que cette crise bancaire et financière annonçait une crise économique globale, que cela marquait un tournant historique dans l’économie et la situation mondiale.
Aujourd’hui, pour tous les commentateurs, le point de repère historique pour estimer l’ampleur de la crise, c’est « la crise de 1929 », avec des différences… mais c’est de cette ampleur. En fait, cette crise de 2007-2008, est à la croisée de plusieurs changements historiques.
1. Crise systémique généralisée
Un nouvel affaissement de l’onde longue récessive commencée à la fin des années 1960 qui, combinée à la crise écologique mondiale, atteint les « limites historiques » du système capitaliste. Immanuel Wallerstein a raison de situer cette crise à la croisée d’une crise systémique et d’une phase historique de déclin du capitalisme commencée il y a près de quarante années, mais on ne peut parler, comme il le fait, d’une « fin du capitalisme », car il n’y a pas de « situation sans issue pour le capitalisme »… jusqu’à ce qu’il y ait son renversement. Cette crise n’est pas une crise de cycle court, une crise conjoncturelle, c’est une crise structurelle. Elle montre bien les limites historiques du système capitaliste. Pour la première fois dans l’histoire ce système recouvre toute la planète : il y a un marché mondial de production généralisée de marchandises et un marché mondial de la force de travail. Plus aucun secteur de l’économie n’échappe non seulement à la domination mais à l’intégration même dans le système capitaliste. Et cette extension/généralisation du capitalisme se produit dans une économie mondiale marquée par une onde récessive qui dure depuis près de 40 ans. C’est un système où la « production pour la production » heurte les limites de la demande solvable de millions de salariés, de paysans, de travailleurs, et où sa logique de recherche du profit capitaliste et non de la satisfaction des besoins sociaux des populations, conduit à des crises de suraccumulation du capital et de surproduction de marchandises toujours plus fortes. L’explosion du capital fictif, d’une financiarisation de l’économie mondiale, d’un endettement généralisé peut jusqu’à un certain point pousser les limites du système, différer les échéances, mais tôt ou tard ses contradictions majeures débouchent sur des crises. Elles se succèdent et se rapprochent.
Six crises en quinze ans : crise mexicaine en 1994, crise asiatique en 1997, crise russe en 1998, crise argentine en 2001, crise de la bulle internet en 2001, crise des subprimes en 2007… La crise actuelle est qualitativement plus importante parce que ce n’est plus la périphérie mais le centre du système capitaliste qui est atteint. Plus importante, et inédite dans l’histoire, est la conjonction d’une crise économique avec de multiples dimensions comme la crise alimentaire, celle des matières premières et une crise écologique majeure dont le réchauffement climatique est une des dimensions les plus graves. La crise écologique va s’aggraver parce qu’elle rencontre un capitalisme en crise. Le « capitalisme vert » est la réponse des classes dominantes à cette crise. Mais la logique de recherche du tout-profit combiné au mode de gestion capitaliste et à la destruction des services publics ne peuvent qu’entraîner de nouvelles catastrophes comme à la Nouvelle-Orléans ou dans des pays plus pauvres.
Sur ce plan, ce n’est pas être catastrophiste que de prévoir des catastrophes…
Je ne sais si nous sommes ou pas à la fin de l’onde longue récessive commencée au début des années 1970, mais en tout cas nous sommes dans une situation de crise systémique généralisée… Une crise qui va durer.
Car pour sortir de l’onde récessive il faut des facteurs exogènes à la logique économique, en général des facteurs politiques, guerres et/ou révolutions… Ces grandes cassures ne sont pas encore à l’ordre du jour, du coup, cela va durer, cela va pourrir et en attendant, le coût de la domination capitaliste risque d’être de plus en plus élevé, avec des crises à répétition de plus en plus importantes, des situations d’enlisement et de pourrissement économique et social, des catastrophes écologiques ou humaines, notamment pour les pays et les peuples les plus pauvres. Les choix productivistes d’une économie capitaliste en crise, avec récession, dévalorisation du capital, réduction des budgets publics, aggraveront aussi la crise écologique mondiale.
2. Épuisement du modèle d’accumulation néolibéral
Ce changement historique s’exprime dans la crise et l’épuisement du modèle d’accumulation néolibéral mondial dont la pointe explose par l’économie américaine. L’origine de cette crise c’est le consensus de Washington, une série de défaites et reculs sociaux des années 1980 et du début des années 1990, une nette dégradation des rapports de forces globaux entre les classes au détriment du monde du travail. C’est une baisse considérable des salaires réels et de la part des salaires dans les richesses produites, une déréglementation généralisée, des privatisations des services publics. Entre 1980 et 2006 la part des salaires est passée de 67 % à 57 % de la production des richesses dans la plupart des quinze pays de l’OCDE. Elle a donc perdu 10 points et celle des profits en a gagné autant. Selon le « Rapport sur le travail dans le monde » de l’Organisation mondiale du travail (OIT) de 2008, « le plus fort déclin de la part des salaires dans le produit intérieur brut s’est produit en Amérique latine et dans les Caraïbes — moins 13 %, suivi par le Pacifique et l’Asie — moins 10 %, et les économies développées — moins 9 points ». Il s’agit là d’un « niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques », dixit Alan Greenspan, ancien directeur de la FED (Banque fédérale américaine).
Les profits ont donc considérablement augmenté mais ils ne se sont pas réinvestis dans la production, ils sont allés là où il y avait le plus de « gains », le plus de rentabilité, à savoir sur les marchés financiers. Ce mécanisme logique a débouché sur une baisse durable de l’investissement : en 2005, pour les États-Unis, l’Europe et le Japon les taux de profit ont augmenté de 5,5 % et les taux d’investissement de seulement 2 %. Cette masse de profits non réinvestis dans la production a envahi les marchés financiers : aux USA, en 2005, les investissements financiers ont progressé de 21 % et les profits financiers de 150 %... En 2006, à l’apogée des marchés financiers, les transactions sur ces marchés représentaient 50 fois le montant du produit intérieur brut (PIB) de l’ensemble des pays du monde ! Alors que ce PIB mondial s’élevait à 45 000 milliards de dollars, les transactions s’élevaient à la somme astronomique de 2 100 000 milliards de dollars. Ces différences entre les salaires et les profits ainsi qu’entre les profits et les investissements ont donc été comblés par l’explosion de la finance, par l’industrie de luxe et par la recherche de nouveaux marchés en Chine et dans les ex-pays de l’Est. Aux États-Unis, c’est l’endettement généralisé qui s’est substitué aux salaires en baisse : l’endettement des ménages est passé de 62 % du revenu disponible en 1975 à 127 % en 2006. Et le déficit commercial — 700 milliards en 2008 — a été financé par les placements de fonds chinois ou de fonds « souverains » qui ont remplacé le déclin de l’industrie américaine… dont une bonne partie a été délocalisée en Asie. Cette approche de la crise est importante car elle n’oppose pas un « capitalisme financier » prédateur de l’économie à un capitalisme « entrepreneurial » sain. C’est la logique interne du capitalisme qui recherche le profit maximum, ponctionne les salaires et conduit le capital financier (qui, depuis des décennies, est déjà la fusion des capitaux industriel et bancaire) à toujours plus de spéculation.
Ce modèle est aujourd’hui épuisé. Les milliards du Plan Pawlson ont contenu la crise bancaire et financière… mais jusqu’à quand ? On ne saura que dans plusieurs mois l’ampleur des produits « toxiques » dans l’ensemble des systèmes bancaires américain et mondial, surtout après les dernières modifications du plan Pawlson qui consistent à laisser les actifs « toxiques » sur les marchés bancaires.
Les Bourses se sont effondrées : moins 50 % sur les principales places, soit 25 000 milliards de perte de capitalisation boursière. L’injection de milliers de milliards dans les banques et la baisse des taux d’intérêt ne relancent pas la machine économique. L’hypothèse d’une accélération de la baisse de la livre anglaise peut conduire à une situation où la Grande-Bretagne ne puisse plus continuer à emprunter et donc à rembourser sa dette. La banqueroute islandaise est aujourd’hui le cauchemar des classes dominantes dans le monde. Le ralentissement économique, enregistré avant la crise financière, et maintenant la contraction du crédit (le « credit crunch »), transforment la crise en récession économique généralisée : baisse de l’activité, baisse de la consommation, restructurations, licenciements. C’est la montée du chômage dans tous les pays capitalistes avancés. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit pour 2009 une croissance mondiale autour de 3 %, voire moins, qui se déclinerait sous la forme d’une croissance de 0 % aux États-Unis et en Europe et de 6 % dans le reste du monde. Il estime à 25 millions le nombre de chômeurs. Aux États-Unis près de 1,2 million d’emplois ont été détruits depuis le début de l’année, dont 240 000 au cours du seul mois d’octobre. Le secteur automobile est en panne. General Motors et Ford exigent des fonds publics pour repartir ! Des milliers de licenciements sont prévus chez Renault, Volvo, Seat ainsi que chez les équipementiers et la sous-traitance.
Nous parlions, tout à l’heure, de la crise de 1929 : il y a beaucoup de points communs dans l’ampleur de la crise actuelle mais aussi de grandes différences. La première, c’est que forts de l’expérience, les États et les gouvernements sont intervenus pour la contenir. La deuxième — nous l’avons déjà indiqué et nous ne pouvons en mesurer toutes les conséquences — c’est l’interpénétration des économies nationales dans une économie capitaliste mondiale globalisée. Cette internationalisation amplifie la crise. L’économie marchande mondiale a pénétré tous les secteurs de l’économie, le monde rural, les pays de l’ex-tiers monde et, du fait de la restauration du capitalisme, aussi ce qui était nommé le « deuxième monde » (ex-URSS et son « glacis », la Chine, l’Indochine). Les ondes de choc de la crise sont mondiales. Mais du coup, cette « internationalisation » peut aussi en amortir le choc et différer les échéances. C’est dans ce cadre que se pose une question : est-ce que le développement capitaliste en Chine mais aussi dans les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) peut limiter les effets de la crise mondiale ?
Il y a déjà des éléments de réponse. La croissance des BRIC n’a pu éviter la crise. La théorie du « découplage » entre la récession mondiale et la Chine ne s’est pas confirmée. La croissance en Chine et en Asie est aussi touchée par la récession mondiale : la dépendance des exportations chinoises de la capacité d’absorption des marchés américain et européen, pèse directement sur leurs équilibres économiques. Les prévisions de la croissance chinoise passent de 11 % à 7 %. C’est une réduction importante. Il y a eu, dans les derniers mois, dans la région de Canton, la fermeture de plus de 3 000 usines. Cette croissance, même amoindrie, sera-t-elle suffisamment importante pour amortir le choc de la crise mondiale ? Cela pose une autre question : est-ce que le marché intérieur chinois se sera suffisamment développé pour relancer la machine économique mondiale. Cela suppose un certain niveau de salaires, un certain développement des infrastructures et services publics en Chine. Questions politiques qui renvoient à la lutte de classes et à la lutte politique au sein même de la société et du parti au pouvoir (le PCC).
Mais au-delà des interrogations sur la place de la Chine dans son rapport à l’économie mondiale, la crise aux États-Unis et dans la Zone Euro, ne fait que commencer. Nous en sommes à ses premières phases. Les économistes bourgeois sont eux-mêmes en panique. Les prévisions pessimistes se succèdent. Les effets cumulatifs à la crise sont difficiles à prévoir. Mais dans les mois qui viennent, l’activité va de plus en plus se réduire, les conditions du crédit se durcir, les faillites d’entreprises se multiplier, les licenciements et le chômage exploser, la consommation se réduire. Ce sera aussi l’occasion pour les grands groupes capitalistes de restructurer, intensifier la productivité, licencier et baisser les salaires. Cela aura des effets sur le commerce mondial avec une plus grande concurrence. La transformation de la récession en profonde dépression n’est pas exclue. On ne peut prévoir les rythmes, les aller et retour, mais la perspective des mois qui viennent, c’est la crise.
3. Quelques axes programmatiques face à la crise
Avec la crise, les politiques néolibérales ont subi un échec cinglant. Deux questions sont de nouveau au centre, la répartition des richesses et la question de la propriété. Dans les batailles ou luttes sociales qui émergeront, il y a un formidable point d’appui : les milliers de milliards de dollars octroyés aux banques… en quelques heures ou quelques jours… alors que les caisses sont toujours vides pour les salariés, les chômeurs, les peuples. Il faut renverser la tendance prise depuis 25 ans dans la répartition des richesses, consacrer ces richesses à l’emploi, aux salaires, à la sécurité sociale, aux services publics et pas à la spéculation financière. La gestion de la crise, les faillites des banques et des entreprises remettent à l’ordre du jour les problèmes d’organisation de l’économie : par qui ? et au service de qui ? Va-t-on laisser dans les mains des profiteurs, des spéculateurs, des licencieurs le sort de millions de personnes ? Il faut l’intervention publique et sociale, la propriété publique ou la nationalisation des banques et des entreprises sous contrôle des travailleurs.
Du coup, bien des questions, thèmes et revendications peuvent passer de la propagande à l’agitation, des explications générales à des propositions concrètes, à des objectifs de mobilisation ou de luttes.
a) Le point de départ sur l’urgence sociale : défense de l’emploi contre les licenciements, création de l’emploi public, augmentation des salaires, arrêt des privatisations. Ce n’est pas aux travailleurs de payer la crise, c’est aux capitalistes. « Sauver les peuples et pas les banques ! »…Voilà l’approche qui doit être la nôtre : défendre les conditions de travail et de vie de millions de travailleurs qui sont frappés par la crise et décliner cette politique en revendications concrètes qui mobiliseront dans l’unité l’ensemble du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux.
b) Sur la crise financière et bancaire, il y a une série documents qui peuvent être des points d’appui : la déclaration de Caracas, les interventions et documents des économistes de gauche en Argentine, l’appel de Pékin. Ces documents mettent l’accent sur des revendications contre les déréglementations financières, les taxations des transactions financières, les paradis fiscaux, le non-paiement de la dette, le contrôle des capitaux, la levée des secrets bancaire et commercial, la nationalisation des banques sans indemnisations et leur création au niveau étatique ou para-étatique, comme la Banque du Sud appuyée sur Cuba et les régimes progressistes. Nous devons appuyer ce programme de revendications et de rupture partielle avec l’impérialisme et le capitalisme financier globalisé, notamment par l’expropriation des trusts impérialistes qui se sont appropriés les ressources naturelles et les secteurs-clé de l’économie dans de nombreux pays d’Europe orientale, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Ce programme doit être opposé aux nationalisations ou contrôle de l’État « temporaire » ou « partiel ». Il doit s’accompagner d’une remise en cause de la propriété privée bancaire, par la nationalisation intégrale de tout le système bancaire, financier et de crédit. Cette nationalisation, pour ne pas en revenir aux « vieilles nationalisations , doit s’accompagner du contrôle des travailleurs, des salariés et de la population.
c) Face à la faillite du système bancaire ou à l’effondrement de certains secteurs comme de grandes entreprises, s’il faut, pour sauver l’emploi, faire des incursions dans la propriété privée de ces grandes entreprises, il ne faut pas hésiter à aller dans cette direction en défendant leur nationalisation sous le contrôle des travailleurs. Dans la discussion entre réformistes ou régulationnistes et anticapitalistes ou révolutionnaires il y a la question de la remise en cause de la propriété. Nous ne défendons pas seulement une nouvelle répartition des richesses mais aussi un changement des rapports de propriété. Nous voulons remplacer la propriété privée du capital et des grands entreprises par l’appropriation publique et sociale de l’économie au travers du contrôle ou de la gestion par les travailleurs. Cela doit nous pousser à redonner vie non seulement à une série de mesures transitoires mais aussi à l’actualité socialiste, à la prise en charge de l’économie par les travailleurs.
Dans ce combat socialiste, il y a une dimension éco-socialiste, en rapport avec un autre modèle économique, basé sur la lutte contre le réchauffement climatique, une autre organisation de la politique de transports, de la politique d’énergie, la lutte contre la pollution et la dégradation de l’environnement des quartiers et des campagnes. Il faut partir de l’exigence de développement durable en matière écologique pour redonner du sens à l’idée de planification économique. Là aussi la crise va pousser à des clarifications.
La mise en œuvre de ces programmes exige des gouvernements au service des travailleurs, appuyés sur la mobilisation et l’auto-activité des classes populaires. Cette bataille — et c’est aujourd’hui une bataille centrale — implique le rejet de toute participation ou de tout soutien à des gouvernements sociaux-libéraux de gestion des affaires de l’État et de l’économie capitaliste.
Plus que jamais, cette crise doit nous conduire à combiner le plan d’urgence social, les mesures de transformation radicale de l’économie et les solutions socialistes autour de la gestion de l’économie par les travailleurs et les peuples, c’est le contenu que nous donnons au socialisme du XXIe siècle.
Paris, le 15 novembre 2008.