L’éducation fait partie du domaine réservé de Macron, comme il le déclarait le 23 août 2023. Et c’est précisément le lieu où il souhaite mettre en place sa politique d’extrême-centre, qui œuvre à créer deux sociétés distinctes entre les privilégiés et les pauvres et à militariser la société pour maintenir ce nouvel ordre social à tout prix. C’est sur ces deux fronts, en même temps, qu’il nous a déclaré la guerre.
Nos analyses1 sur la réorganisation totale de l’école par Macron restent valides. Après l’individualisation des parcours à l’université et la sélection pour y entrer, le bac à la carte de Blanquer, la professionnalisation accrue en lycée pro, il ne manquait qu’une réforme du collège. Le Conseil supérieur des programmes (CSP), dont la présidence a été nommée par Blanquer, a publié en janvier 2024 un avis2 qui propose un dynamitage du collège. Même si les décrets proposés par le ministre sont plus légers (heures supplémentaires pour les élèves en difficulté), la logique d’un collège à deux vitesses se met progressivement en place.
Le CSP souhaite en finir avec les dispositifs interdisciplinaires, les activités, les projets et les dispositifs numériques. C’en est donc fini de la culture commune pour touTEs les jeunes, c’est-à-dire ce qui permettait aux jeunes qui n’ont que l’école de s’ouvrir sur le monde et d’avoir un commun social où touTEs se retrouvent. De plus, l’avis du CSP préconise de rétablir les « mesures de sanction réelles et immédiates pour les élèves perturbateurs, avec exclusion automatique de la classe, pouvant aller jusqu’à l’exclusion de l’établissement en cas de récidive, ainsi que la responsabilisation systématique des parents » : il s’agit donc de supprimer les allocations si l’enfant fait une bêtise, ce qui confirme que les jeunes des classes populaires sont bien au centre du viseur. Cette politique répressive s’accompagne d’un recentrage des « missions des conseillers principaux d’éducation (CPE) sur le respect du règlement intérieur ». C’est donc la fin programmée des CPE.
En finir avec le collège unique
Le projet d’arrêté ministériel proposé au Conseil supérieur de l’enseignement (CSE) le 8 février précise que dès la classe de sixième, des groupes de niveaux seront constitués en français et en mathématiques. À l’image des groupes de spécialités au lycée, ces groupes vont détruire la logique de répartition des jeunes en groupes-classes et faire exploser les emplois du temps. Ces groupes peuvent évoluer au cours de l’année. Or les études sociologiques et pédagogiques sont globalement d’accord sur l’impact des groupes de niveaux : ils ne bénéficient qu’aux bonNEs élèves (qui deviennent encore meilleurEs), tandis que les autres sont laisséEs au bord de la route.
De plus, les lycées Blanquer connaissent déjà les effets de la sélection sur les mathématiques. Comme le constate le collectif Maths & Sciences3 : « en 2019, avant la réforme, les filles constituent 47,5 % des effectifs en sciences. […] la chute massive des effectifs en sciences est doublée d’une fracture entre les garçons, dont les effectifs chutent de 20 %, et les filles, dont les effectifs chutent de 28 %. Pour les élèves scientifiques qui suivent au moins 6 heures de mathématiques, la fracture est plus grave encore : 37 % pour les garçons et 61 % pour les filles ! Celles-ci ne représentent plus que 36,5 % des effectifs, soit une proportion équivalente à celle du début des années 60. » Faire cette sélection à 12 ans, sans aucun travail sur les stéréotypes de genre, est une mesure misogyne qui ne dit pas son nom.
Si l’arrêté ministériel ne propose rien pour la poursuite d’études après le collège, en revanche, le CSP ébauche une stratégie. À partir de la quatrième, les parcours seront séparés entre « approfondissements », où les élèves pourront prétendre à aller en lycée général, et « fondamentaux », où les élèves auront des heures de découverte des métiers et devront se contenter d’une orientation en lycée professionnel (si elles et ils y arrivent). Une telle division ne peut que rappeler la réforme Fouchet-Capelle de 1959 et la création des collèges d’enseignement secondaire (CES) dans lesquels se côtoyaient trois voies scolaires. La voie I : un enseignement général dispensé par des professeurEs certifiéEs ou agrégéEs, qui débouche sur le lycée général. La voie II : un enseignement court assuré par des professeurEs bivalentEs, qui débouche sur le lycée technique. Et enfin, la voie III : une filière d’enseignements pratiques (professionnels) assurés par des instituteurICEs spécialiséEs, qui débouche sur un diplôme de fin d’études obligatoires et la vie active. La réforme Haby de 1975 a mis fin à la dualité scolaire avec la mise en place du collège unique.
Il faut prendre conscience de l’état de l’école4 en France dans les années 1960 pour voir où Macron et ses épigones veulent nous emmener. En 1962, 45 % des enfants d’une classe d’âge n’entrent pas en sixième ; 28 % vont dans des collèges d’enseignement général (fin d’étude en troisième) et 27 % entrent en lycée (qui va de la sixième à la terminale). Si on s’intéresse aux classes sociales, 55 % des enfants d’ouvrierEs (qui représentent 39,6 % de la population) n’entrent pas en sixième, alors que 93 % des enfants de cadres supérieurEs et professions libérales vont jusqu’au baccalauréat (3,2 % de la population). Le CSP reconnaît qu’entre « 1984 et 2003, les chances pour un élève d’accéder à l’enseignement supérieur ont plus que doublé, elles ont même triplé pour un enfant d’ouvrier. » Mais jamais l’école n’a réussi à lutter contre le déterminisme social. Les multiples aménagements et réformes qu’a connus le collège, « maillon faible du système éducatif »5, ne se sont jamais attaqués au fond du problème parce que les institutions ont toujours cru au « mérite » et à « l’égalité des chances ».
Finalement, ce qui dérange la caste au gouvernement, c’est que leurs enfants aient les mêmes enseignements que l’ensemble de la population et passent sous les mêmes fourches caudines scolaires (Parcoursup, diplômes, concours, etc.). C’est précisément pourquoi Oudéa-Castéra et les siens mettent en place le séparatisme scolaire, en scolarisant leurs enfants dans des écoles privées, où se cultive l’entre-soi réactionnaire et où règnent les passe-droits. Mais ce n’est plus suffisant aujourd’hui. La crise économique et sociale actuelle oblige l’État à en finir avec le « compromis historique » de 1945. C’est exactement ce que veut Gabriel Attal lorsqu’il parle de « choc des savoirs » : une réorganisation rapide de l’école et des couches sociales pour les mettre en adéquation avec les besoins du patronat, dans une situation de récession mondiale.
Haro sur les personnels
De tels changements au collège impliqueront des évolutions majeures pour les personnels. Outre les CPE, dont le sort est réglé par le CSP, la mise en place de groupe de niveaux dès la sixième entraînera nécessairement une modification des enseignements en CM2, pour que les professeurEs donnent les moyens à leurs élèves d’être parmi les meilleurEs. Ce que les anglo-saxons appellent le « teach to test », c’est-à-dire un enseignement centré sur la réussite à l’examen, plutôt que sur le contenu. Tout au long du collège, enseigner dans les « groupes des fondamentaux » ne sera pas une sinécure.
Pas une sinécure non plus, le « théâtre obligatoire » au collège promis par Macron lors de sa conférence de presse du 16 janvier, « parce que cela donne confiance », que « cela apprend l’oralité, le contact aux grands textes ». C’est mépriser les élèves, qu’on aura triéEs par groupes de niveaux, que de leur proposer de « prendre confiance » en récitant de « grands textes ». Quel mépris, encore, des professeurES : sans formation spécifique ni espace adapté à cet enseignement – qui, comme les travaux pratiques en sciences expérimentales ou les cours d’EPS, nécessite un aménagement des salles – ils seront somméEs de forcer des groupes de 25 à 30 adolescentEs à faire du « théâtre », activité conçue par Macron de la manière la plus réactionnaire qui soit, comme une oralisation des « grands textes ».
En lycée professionnel ensuite, les enseignantEs retrouveront les élèves perdantEs du système, ayant développé une piètre estime personnelle et un dégoût majeur de l’école. Et rien ne pourra les aider. La réforme du lycée professionnel a fait fondre la part dédiée aux enseignements généraux. Les lycées généraux deviendront encore plus élitistes, avec une obligation de résultats encore plus marquée (et, sans doute, une diminution des moyens liée à une diminution des effectifs).
Comme le constate le CSP, les « origines socio-économiques des élèves [ont une incidence] sur leurs résultats scolaires. Le système éducatif français figure parmi les systèmes les plus inégalitaires au niveau international. » Et ses préconisations ne vont faire qu’aggraver cet état de fait. Le nombre de groupes fondamentaux sera sans doute plus important dans les établissements ruraux ou populaires, par rapport aux établissements favorisés. Les chefs d’établissement auront la difficile mission d’expliquer aux parents d’élèves pourquoi leur enfant est placéE dans un groupe des « fondamentaux ». On assistera alors à une augmentation de la fuite vers les écoles privées, en particulier dans les milieux populaires et ruraux, pour échapper à la relégation et espérer atteindre le lycée général. Et cela dès l’école primaire (pour assurer « sa place » au collège).
Sur Twitter/X, Marie-Estelle Pech s’interrogeait : « les élèves handicapés seront-ils systématiquement collés dans le groupe des faibles/cancres/turbulents tout le long de leur scolarité au collège ? »6 Si on doit faire beaucoup de reproches à cette journaliste réactionnaire, à commencer par ses formulations, la question reste pertinente et en dit long sur la façon dont seront considérés les groupes fondamentaux. Il y a fort à parier que les jeunes en situation de handicap, notamment cognitif, ainsi que des jeunes allophones, seront assignéEs aux groupes fondamentaux, en plus de jeunes en difficulté scolaire. C’est la fin de l’école inclusive, qui n’a jamais eu les moyens nécessaires pour fonctionner correctement. Les accompagnantEs des élèves en situation de handicap (AESH) seront dans ces groupes. Cela simplifiera bien des casse-têtes d’emploi du temps et de partage d’AESH, au détriment des jeunes.
Une classe qui se tient sage
Si le rêve du CSP se met en place, la société sera durablement divisée en plusieurs ordres, qui ne se côtoieront même plus sur les bancs de l’école. Cette division laissera des marques indélébiles et attisera la guerre sociale. Il est fort à parier qu’on assistera à une augmentation des émeutes et des révoltes, et la seule conséquence possible sera un État fortement armé pour mater les récalcitrantEs.
Pendant les « trente glorieuses », unE jeune orientéE « vers la vie active » en fin de collège pouvait trouver du travail, mais ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Dans ce cas, avec une telle réorganisation du collège, que faire de ces milliers de jeunes qui vont être éjectéEs du système éducatif ? Macron a la solution : les préparer à la guerre. Et c’est l’objectif qu’il se donne par la généralisation du Service national universel (SNU) à touTEs les jeunes. Là encore, la logique est imparable. TouTEs les jeunes françaisEs (les autres sont excluEs du dispositif) âgéEs de 15 à 17 ans feront un « séjour de cohésion », avec au programme activités sportives de type militaire, levée des couleurs et matraquage idéologique. Voilà un joli débouché professionnel pour celles et ceux que le système aura sortiEs du collège. C’est à ce titre qu’il faut prendre au sérieux Macron lorsqu’il annonce que nous sommes en guerre. C’est effectivement une guerre civile que le « petit maréchal » nous prépare. Il en impose non seulement le vocabulaire, les règles et les armes, mais aussi les codes, notamment en lançant, dès la rentrée des vacances d’hiver, dans une centaine d’établissements scolaires volontaires, le port de l’uniforme.
Combattre dès aujourd’hui
Face au nouvel ordre scolaire que Macron nous propose, nous ne pouvons pas rester l’arme au pied. Il faut un mouvement de l’ensemble des personnels et des parents d’élèves. La priorité est de chiffrer les besoins de l’école publique, y compris les augmentations de salaires des personnels, dans des assemblées générales, soutenues par les organisations syndicales. Étant donné la capacité d’écoute de ce gouvernement, nous devons construire un mouvement de grève, reconductible. La Seine-Saint-Denis a déjà un plan d’urgence pour son département et appelle à la grève à partir du 26 février. La grève féministe du 8 mars sera aussi un moment important pour défendre l’école pour touTEs. Enfin, nous pouvons espérer que la grève de la fonction publique du 19 mars soit le départ d’une reconduction pour la reconquête de l’école publique.
En parallèle de cette lutte, les personnels doivent refuser la mise en place de cette école inégalitaire. Il est impératif de refuser de mettre en place les groupes de niveaux dans les collèges, et plus largement de désobéir aux ordres à tous les niveaux. Au-delà, cela pose la question de l’école que nous construisons au quotidien. Nous ne voulons pas d’un retour en arrière, nous voulons une école qui se donne les moyens d’émanciper touTEs les jeunes et de construire une société inclusive et solidaire, contre leur projet de ségrégation scolaire.
- 1. « Comprendre les projets de Blanquer pour mieux les combattre », revue L’Anticapitaliste n°195, avril-mai 2019.
- 2. Conseil supérieur des programmes, « Avis sur l’organisation des enseignements au collège », Janvier 2024.
- 3. Collectif Maths&Science, « Réforme du lycée général : petites failles ou grandes fractures ? », Tribune du journal La Recherche, 17 octobre 2023. Le collectif regroupe 34 associations et sociétés scientifiques.
- 4. Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires (1789-1989), éd. Nathan Pédagogie, 1990.
- 5. Rapport annuel du Haut conseil de l’éducation, 2010.
- 6. Tweet du 28 janvier 2024. Marie-Estelle Pech était chargée des questions d’éducation au Figaro, avant de rejoindre Marianne.