Soixante, c’est le nombre de salariéEs de France Telecom qui se sont suicidés entre 2006 et 2010, tandis que des centaines d’autres ont vu leur vie brisée par le burn out et la dépression.
À l’origine de cette hécatombe, une restructuration lancée en 2006, baptisée plan « NExT » par la direction, qui fait directement suite à la privatisation et à l’introduction de l’entreprise en bourse. Objectif du plan : le départ de 22 000 salariéEs sur les 110 000 que comptait l’opérateur, et cela sans licenciement puisque la majorité des employés ont alors le statut d’agent public. 10 000 « mobilités » étaient également prévues.
« Par la fenêtre ou par la porte »
Didier Lombard, le PDG de l’époque, annonce la couleur devant un parterre de dirigeants de l’entreprise le 20 octobre 2006 : « En 2007, je ferai [ces départs] d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte. » Les cadres supérieurs sont donc invités à déployer des trésors d’inventivité pour pousser les travailleurEs à prendre la porte ou à sauter par la fenêtre, et une école de management est même crée à cet effet. Les récits des victimes de ces techniques sont hallucinants : certainEs salariéEs ont par exemple été abandonnés dans des bâtiments vides après que tout leur service ait déménagé sans les prévenir !
Résultat : les suicides de salariéEs, dont plusieurs dans les locaux de travail, se multiplient partout en France. Malgré de multiples alertes des comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail, des représentantEs syndicaux, de médecins du travail, la direction poursuit son plan. Il faudra plusieurs dizaines de victimes – trente-cinq au cours des seules années 2008 et 2009 – et surtout la médiatisation de ce massacre pour que l’entreprise fasse partiellement marche arrière. Lombard quitte la direction générale du groupe en 2010 tandis que le plan NExT est gelé.
Le patronat droit dans ses bottes
Dix ans de procédure ont été nécessaires pour que se tienne un procès, puisque Sud-PTT a déposé plainte dès 2009, tandis que l’inspection du travail a transmis en 2010 un rapport au parquet caractérisant comme « harcèlement moral »et « mise en danger de la vie d’autrui » la politique mise en œuvre par la direction de l’entreprise. Sept anciens dirigeants, ainsi que la société Orange en tant que personne morale, comparaissent pour harcèlement moral devant le tribunal correctionnel de Paris depuis le 6 mai. Appelé à la barre, l’ancien PDG est resté droit dans ses bottes et n’a pas manifesté le moindre regret. Didier Lombard a ainsi déclaré : « Que les transformations imposées à l'entreprise n'aient pas été agréables, c'est comme ça, je n'y peux rien. Si je n'avais pas été là, ça aurait été pareil, peut-être même pire », avant d’ajouter que les suicides étaient dus à une« campagne médiatique ».
Élargir la brèche
Le procès va se poursuivre jusqu’au 12 juillet. Quelle qu’en soit l’issue, et malgré la faiblesse des condamnations potentielles, le chef d’inculpation d’homicide involontaire n’ayant pas été retenu, il représente une brèche dans la machine capitaliste. Pour la première fois en effet, une entreprise et ses dirigeants doivent répondre pénalement d’une politique visant à maximiser sa rentabilité. Il s’agit d’une (petite) remise en cause du pouvoir,conféré par le droit capitaliste du travail aux employeurs,de décider unilatéralement des « conditions de travail », c’est-à-dire de nos horaires, nos cadences, nos lieux de travail etc. Agissons pour élargir cette brèche, pour que le procès du management capitaliste ne s’arrête pas à France Télécom mais puisse être mené partout, et qu’enfin les travailleurEs cessent de perdre leur vie à la gagner.
S.P.