La réduction et le partage du temps de travail est, ou devrait être, au cœur de tout programme de lutte liant les urgences sociales et écologiques.
En effet, face au chômage et à la précarité il est urgent de partager le travail entre touTEs. Face à la dégradation des conditions de travail et pour avoir du temps libre, il faut travailler moins durement, moins longtemps. La lutte contre le changement climatique exige de produire et donc de travailler moins et autrement pour répondre aux besoins sociaux réels. Pour toutes ces raisons, la réduction et le partage du temps de travail est, ou devrait être, au cœur de tout programme de lutte liant les urgences sociales et écologiques.
Une longue histoire
Le temps de travail est l’enjeu de la lutte entre capital et travail depuis plus d’un siècle et demi, d’abord sous la forme de la journée de huit heures. L’AIT (première organisation internationale) adopte ce mot d’ordre en 1866. C’est pour les huit heures que des centaines de milliers de travailleurs/ses se mettent en grève et manifestent aux États-Unis le 1er mai 1886. À Chicago, la lutte est particulièrement forte, elle fait face à une répression féroce, manifestantEs tuéEs et blesséEs, condamnation à mort de cinq syndicalistes libertaires « pour l’exemple ». En 1889 la IIIème Internationale fait du 1er Mai la journée mondiale de lutte pour la réduction de la journée de travail à huit heures. En France, le 1er mai 1891 reste dans les mémoires pour le massacre de Fourmies : la police tire sur la manifestation pacifique d’ouvrierEs du textile clamant « c’est les 8 heures qu’il nous faut », faisant 9 mortEs et 35 blesséEs, majoritairement des jeunes femmes. Il faudra encore près de vingt ans de combats marqués par de violentes répressions pour qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, par peur d’une grève générale (encouragée par la révolution russe), la loi des huit heures soit votée en 1919.
Par la suite, le débat se déplacera sur la durée hebdomadaire.
Les 40 heures, ainsi que deux semaines de congés payés, seront imposées par les grèves massives qui suivent la victoire du Front populaire en 1936. Mais très vite, avec la guerre et le régime de Vichy, la durée réelle du travail augmente sensiblement (multiplication des heures supplémentaires mal payées, six jours et jusqu’au 60 heures hebdomadaires). Si les 40 heures sont formellement rétablies en 1946, la durée effective est bien supérieure et ne baissera qu’à partir de 1963 pour n’atteindre les 40 heures qu’au début de la décennie 80. Dans cette période, la réduction du temps de travail est quasi absente des cahiers de revendications comme des grèves. En 1982, la semaine de 39 heures et la cinquième semaine de congés payés seront instaurées. En 1998 les lois Aubry mettront en place les 35 heures. Mais l’intensification du travail, l’exclusion des petites entreprises et la non-limitation des heures supplémentaires non seulement en réduisent l’impact, même si des emplois ont effectivement été créés, mais rendent les salariéEs méfiantEs à l’égard d’une réduction du temps de travail qui se traduit pour beaucoup par une dégradation des conditions de vie et de travail.
Contre le chômage : partager le travail
À noter que la lutte pour les huit heures de travail mentionnait également huit heures de sommeil et huit heures de loisirs, revendiquant ainsi le droit au repos et le droit de faire autre chose de sa vie. Depuis, l’enjeu s’est en grande partie déplacé sur le terrain du droit au travail et de la lutte contre le chômage.
C’est cette préoccupation qu’on retrouve en 1938, dans le Programme de transition sous la plume de Trotsky : « Contre le chômage, tant structurel que conjoncturel, il est temps de lancer, en même temps que le mot d’ordre de travaux publics, celui de l’échelle mobile des heures de travail. » Il s’agit de « lier ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas par les engagements mutuels de la solidarité ». Comment ? « Le travail disponible doit être réparti entre tous les ouvriers existants, et cette répartition doit déterminer la longueur de la semaine de travail ». La mesure est complétée par l’exigence du maintien intégral du salaire et de son indexation sur les prix.
Aujourd’hui, comme hier, il est indispensable de « lier ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas » pour reconstruire le rapport de force tant le chômage de masse est une arme puissante aux mains des capitalistes pour faire accepter tous les reculs, que ce soit à l’échelle d’une entreprise ou plus globalement. Il est tout aussi incontournable de combattre toutes discriminations sexistes et racistes, toutes les fracturations entre salariéEs selon leurs statuts (intérim, sous-traitance, uberisation, temps partiel…).
La revendication de réduction et de partage du travail jusqu’à la résorption du chômage afin de permettre à chacunE d’avoir un emploi lui permettant de vivre dignement garde toute sa radicalité et sa pertinence. Aujourd’hui en France, le partage des heures de travail réalisées entre touTEs aboutirait à une semaine de travail de vingt-huit heures environ1. Évidemment la réduction de la durée légale du travail doit être entièrement compensée par des embauches. Ce calcul, qui permet de rendre la perspective plus concrète, est fait « toutes choses égale par ailleurs ». Or, ni la production elle-même ni les conditions de la production ne peuvent rester en l’état. La démarche de l’échelle mobile des heures de travail permet d’adapter le temps de travail à la productivité et à la production décidées, de remettre les choses à l’endroit, de poser les questions dans l’ordre. 1 : de quoi avons-nous besoin ? 2 : comment produire ce qui est nécessaire dans de bonnes conditions ? Les réponses à ces deux questions déterminent la durée globale de travail nécessaire à partager entre touTEs.
Un projet de société
Associer la réduction massive du temps de travail à la transformation radicale de la production et du travail lui-même permet de construire un projet global et de faire de la lutte pour la réduction et le partage du travail l’affaire de touTEs les exploitéEs et oppriméEs.
De quoi avons-nous besoin ? Quelle sont les productions et activités nécessaires ? Comment prendre en compte, en même temps, les impératifs sociaux et écologiques. Lutter contre le bouleversement climatique et les différentes crises écologiques, réduire radicalement les émissions de gaz à effet de serre, en finir avec l’empoisonnement de l’air, l’eau, les sols, stopper l’artificialisation des terres… impose de réduire drastiquement les productions matérielles et les transports. Décider de produire et transporter moins tout en satisfaisant les besoins sociaux, individuels et collectifs réels ne peut se faire que par le débat démocratique à tous les niveaux afin de planifier et d’organiser l’arrêt, la transformation, la création ou le développement des différentes activités.
Comment produire dans de bonnes conditions ? Il est urgent d’éliminer l’exposition aux produits et procédés dangereux pour les salariéEs, les riverainEs et l’environnement, de réduire le plus possible la pollution et la consommation d’énergie, de concevoir des biens durables, réparables, entièrement réparables. Le vrai coût du travail est celui qui est porté par les salariéEs et il est exorbitant : usure, souffrance, maladies professionnelles, accidents du travail… Il ne suffit pas de passer moins de temps au travail, il est aussi essentiel de transformer l’organisation du travail, pour en réduire la pénibilité et préserver la santé physique et mentale des salariéEs pour ne plus perdre la vie (et la santé) en essayant de la gagner. La souffrance est aussi due à un travail qui n’a pas de sens, au mal-travail, dit autrement au fait que le capitalisme empêche de faire bien son travail, de travailler utilement pour la société.
Des visions contrastées, contradictoires même, du travail ont existé et existent encore au sein du mouvement social. L’une ne voit que la dimension créatrice et de socialisation d’un travail « libérateur et créateur de toute richesse ». L’autre qui ne voit que l’aliénation, en appelle à la fin du travail et exhorte à « ne travailler plus jamais ». L’une comme l’autre sont unilatérales. En réalité, les deux faces sont inextricablement combinées. Même si l’aliénation domine de loin le travail salarié, il demeure en même temps un lieu de socialisation dont la privation fait aussi cruellement souffrir celles et ceux qui en sont excluEs. Pour Daniel Bensaïd « Derrière le travail contraint persiste donc, si faiblement, si sourdement que ce soit, ce besoin du possible qui différencie l’activité humaine de la plénitude simplement végétative. Il est le signe même de sa finitude et de sa capacité à aller plus loin, pour le meilleur ou pour le pire. Il ne s’agit pas de nier cette contradiction, mais de s’y installer pour la travailler ».
Le travail invisibilisé des femmes
L’essentiel des discussions sur le temps de travail fait l’impasse sur la masse énorme de travail, certes invisible et gratuit car réalisé en dehors du marché, que constitue ce qu’on appelle le travail domestique. Ce travail de reproduction sociale effectué dans le cadre de la famille – cuisine, vaisselle, ménage, rangement, soins matériels aux enfants et personnes dépendantes, linge, gestion du ménage, conduire ou accompagner les enfants ou une autre personne – représente en France (chiffres de 2010), 42 milliards d’heures de travail. Rapporté aux 38 milliards d’heures de travail rémunéré réalisées sur la même période, le temps de travail domestique est donc au minimum égal au temps de travail rémunéré. Il repose à 72 % sur les femmes. Par exemple, une femme vivant en couple et mère d’un ou plusieurs enfants de moins de 25 ans, réalise en moyenne 28 heures par semaine de tâches domestiques. Les politiques néolibérales ne se contentent pas de restructurer la production, en détruisant les services publics (accueil de la petite enfance, santé, accueil et soin aux personnes dépendantes…) elles alourdissent la charge qui pèse sur les femmes. Elles font aussi la part belle aux services marchands qui surexploitent les femmes, le plus souvent racisées. Le travail domestique ne peut pas rester un point aveugle du travail, ce qu’il produit est utile, indispensable à la vie, ce ne sont pas des marchandises répondant à la logique du profit. Néanmoins, il n’échappe pas à l’aliénation.
L’exigence de réduction du temps de travail salarié doit impérativement s’accompagner de la socialisation de ces tâches indispensables à la vie : défendre et étendre les services publics, mais aussi les transformer profondément en les libérant des stéréotypes de genre ; construire des structures collectives, autogérées dans les quartiers et les communes ; imposer un partage des tâches égalitaire… Il faut à la fois mener une lutte déterminée contre l’assignation des femmes au travail de soin et dans le même temps changer l’ordre des priorités et des valeurs dans l’ensemble de la société, revaloriser et mettre au centre tout ce qui permet de prendre soin des humains, de la vie, de ce qu’on appelle la nature. À ces conditions seulement, la réduction du temps de travail cessera d’ignorer la double journée des femmes.
La vraie richesse
Alors, la réduction du temps de travail sera effective pour touTEs et signifiera pour touTEs la vraie richesse : le règne du temps libre.
Mais dans le cadre du capitalisme il y a une relation étroite entre travail aliéné et loisirs aliénés, on ne peut pas être réellement libre en dehors du travail si on est dominéEs au travail. D’autant que repos et loisirs sont largement marchandisés. Il ne suffit donc pas de réduire le temps de travail, il faut aussi construire une émancipation au travail et en dehors du travail.
Mais plus encore, nous revendiquons avec Marx « la prédominance de “l’être” sur “l’avoir” dans une société sans classes sociales ni aliénation capitaliste, c’est-à-dire la primauté du temps libre sur le désir de posséder d’innombrables objets : la réalisation personnelle par le biais de véritables activités, culturelles, sportives, ludiques, scientifiques, érotiques, artistiques et politiques2 ».