Lorsque l’esclavage a été aboli dans les colonies françaises (en 1848) et britanniques (en 1833), ce ne sont pas les esclaves qui ont été indemnisés de leur oppression mais les propriétaires. Déjà auparavant (en 1825), l’État français avait imposé à Haïti sous la menace d’une intervention militaire une dette considérable en guise de compensation pour les propriétaires français ayant perdu leur propriété esclavagiste. C’est dire à quel point le droit de propriété était sanctifié : la perte d’une propriété, même si elle est fondée sur une ignominie, donne droit à réparation. Ce point d’histoire était connu et avait été rappelé par Thomas Piketty dans son livre publié en 2019 Capital et idéologie.
Des travaux récents de chercheurs du Centre national de la recherche scientifique font un peu plus la lumière sur l’indemnisation des propriétaires. Pour ce qui est de la France, quelque 10 000 propriétaires d’esclaves ont reçu, à partir de 1849, des indemnités d’un montant de 126 millions de francs or (1,3 % du revenu national, soit l’équivalent de 27 milliards d’euros d’aujourd’hui). En pleine cohérence avec la logique de la propriété, les indemnités ont été fixées en fonction du prix des esclaves dans chaque territoire.
En Grande-Bretagne, des travaux analogues ont été menés et montrent qu’à la suite de l’abolition de l’esclavage, en 1833, 20 millions de livres, soit 40 % du budget national, ont été versées aux anciens propriétaires.
En France, comme en Grande-Bretagne, ces sommes énormes ont permis de consolider des fortunes et d’assurer la reconversion de certaines dynasties bourgeoises vers d’autres activités économiques. En Grande-Bretagne, l’argent versé lors de l’abolition est fortement présent dans deux secteurs clés de l’industrialisation : le coton et les chemins de fer. L’expansion impériale vers l’Inde, mais aussi vers le Canada, l’Australie, ou encore dans les mines sud-américaines, est aussi financée par les indemnités. Dans les colonies françaises des Antilles, le système d’exploitation coloniale se transforme, les esclaves devenant des « salariéEs libres » des grands propriétaires.
L’abolition de l’esclavage n’a pas été seulement la fin d’un chapitre mais s’inscrit dans l’histoire longue du capital.