Publié le Mercredi 19 août 2020 à 18h56.

Comment c'est arrivé ?

A l'occasion de son assassinat il y a 80 ans, l'Anticapitaliste publie une série d'article sur notre camarade Léon Trotsky.

Mardi 20 août 1940, 7 heures du matin. « Tu sais, je me sens bien aujourd’hui, en tout cas, ce matin; il y a longtemps que je ne me suis senti aussi bien. La nuit dernière j’ai pris une double dose de soporifique. J’ai remarqué que ça me fait du bien. »

— C’est vrai. Je me rappelle que nous l’avions déjà remarqué en Norvège où il t’arrivait beaucoup plus souvent de te sentir abattu de fatigue... Mais ce n’est pas la drogue elle-même qui te fait du bien, c’est un profond sommeil, un repos complet.

— Bien sûr, c’est évident.

Lorsqu’il ouvrait le matin ou fermait le soir les énormes volets d’acier construits dans notre chambre par nos amis après l’attentat du 24 mai contre notre maison, L. D. faisait parfois la réflexion suivante : « Maintenant aucun Siqueiros ne peut nous atteindre ». Et au réveil il me disait bonjour ainsi : « Tu voie, après tout, ils ne nous ont pas tués la nuit dernière et cependant tu n’es pas satisfaite. » Je me défendais de mon mieux... Une fois, après un « bonjour » de ce genre, il ajouta pensivement: « Oui, Natacha, nous n’avons qu’un sursis. »

Il y a longtemps, en 1928, lorsque nous fûmes exilés à Aima Ata où l’inconnu nous attendait, nous eûmes une nuit une conversation dans le compartiment du train qui nous emmenait en exil... Nous ne pouvions dormir, après le tumulte des dernières semaines et particulièrement des derniers jours à Moscou. En dépit de notre fatigue extrême, l’excitation nerveuse persistait. Je me rappelle que Lev Davidovich me dit alors : « C’est mieux ainsi (l’exil). Cela ne me dirait rien de mourir dans un lit au Kremlin. »

Mais ce matin là il était loin de telles pensées. Le fait d’être physiquement d’aplomb faisait qu’il se préparait à une journée de travail « tout à fait bonne ».

Il sortit d’un pas ferme dans le patio pour nourrir ses lapins après avoir fait une rapide toilette et s’être habillée prestement. Lorsque sa santé était faible, nourrir les lapins était pour lui une véritable corvée; mais il ne le faisait pas moins, ayant pitié pour ces petits animaux. Il lui était difficile de le faire comme il le désirait, selon son habitude, avec soin. D’autre part, il devait se tenir sur ses gardes ; il devait conserver ses forces pour un autre genre de travail : le travail à son bureau. Prendre soin des animaux, nettoyer leurs cages, etc., était pour lui un relâchement et une distraction, mais, d’un autre côté, c’était une source de fatigue ; et ceci en retour se reflétait sur ses possibilités de travail. Il se consacrait entièrement à chaque chose qu’il entreprenait, indépendamment de la tâche elle-même.

Je me souviens qu’en 1933 nous partîmes de Prinkipo pour la France, où nous vécûmes dans une villa isolée, non loin de Royan, sur les côtes de l’Atlantique. Notre fils et nos amis s’étaient arrangés pour trouver cette villa qui se nommait « Les Embruns ». Les vagues de l’océan houleux entraient presque dans le jardin et des embruns passaient par la fenêtre ouverte. Entourés de nos amis, nous vivions dans des conditions semi-légales. Par moments nous étions une vingtaine. Huit ou neuf habitaient la maison. En raison de notre situation, il était hors de question d’employer une femme de chambre ou quelqu’un pouvant aider à la cuisine. Tout le travail retombait sur les épaules de Jeanne, la femme de mon fils, et sur Vera Molinier, et moi aussi j’aidais au travail. Les jeunes camarades lavaient la vaisselle. Lev Davidovitch lui aussi voulait aider au travail de la maison et commençait à laver la vaisselle. Mais nos amis protestèrent : « Il doit se reposer après le repas. Nous pouvons nous arranger. » D’autre part, mon fils Liova me dit : « Papa insiste pour qu’on emploie une méthode scientifique pour laver la vaisselle et cela nous prend trop de temps. » A la fin, L. D. dut cesser de s’occuper de ce genre de choses.

La voie de la facilité, le laisser-aller, les manières semi-indifférentes lui étaient choses inconnues. C’est pourquoi rien ne le fatiguait plus que les conversations à bâtons rompus. Mais avec quel enthousiasme il ramassait des cactus pour les replanter dans notre jardin. Il se donnait corps et âme à son travail, étant le premier à la tâche et cessant le travail le dernier. Pas un seul des jeunes gens qui l’accompagnaient dans les promenades à la campagne et qui travaillaient avec lui en dehors de la maison ne pouvait suivre son train; ils se fatiguaient plus vite que lui et s’effondraient les uns après les autres. Mais lui, il était infatigable. Le regardant faire, j’en étais souvent émerveillée. D’où tirait-il cette énergie, cette endurance physique ? Ni la chaleur intolérable du soleil, ni les ascensions, ni les descentes, chargé de cactus lourds comme du plomb, ne le gênaient. Il était hypnotisé par l’accomplissement de la tâche entreprise. Il trouvait le repos en changeant de tâche. Cela lui fournissait aussi un répit devant les coups qui s’abattaient sur lui. Plus les coups étaient écrasants plus il oubliait par une recrudescence de travail.

Nos promenades — qui étaient en réalité des expéditions de guerre pour la récolte de cactus — devenaient de plus en plus rares en raison « des circonstances échappant à notre contrôle ». Cependant, de temps à autre, saturé de la monotonie de sa routine quotidienne, Lev Davidovich me disait : « Cette semaine il faut que nous nous promenions une journée entière, ne penses-tu pas ? »

— Tu veux dire une journée de travail de bagnard ? lui reprochai-je. C’est entendu, nous irons sûrement.

— Il vaudrait mieux que nous partions de bonne heure. Ne pourrions-nous pas quitter la maison vers six heures, du matin ?

— Pour ma part, six heures ne me gênent pas; mais ne seras-tu pas trop fatigué ?

— Non, cela ne fera que me rafraîchir, et je promets de ne pas passer la mesure.

Généralement Lev Davidovich nourrissait ses poulets et ses lapins, qu’il surveillait de si près, à partir de sept heures un quart (quelques fois sept heures vingt) jusqu’à neuf heures du matin. Quelquefois il interrompait ce travail pour dicter au dictaphone un ordre ou une idée qui lui venait à l’esprit. Ce jour-là, il travailla dans le patio sans interruption Après le petit déjeuner, il m’assura qu’il se sentait très bien et me parla de son intention de commencer à dicter un article sur la conscription aux Etats-Unis. Et il se mit effectivement à dicter.

A une heure, Rigault, notre avocat dans l’affaire de l’attentat du 24 mai, vint nous voir. Après mon départ, Lev Davidovich jeta un coup d’œil dans ma pièce pour me dire, non sans regret, qu’il lui fallait repousser à plus tard son travail sur l’article et reprendre la préparation des matériaux pour le procès au sujet de l’attentat. Lui et son avocat estimaient qu’il était nécessaire de répondre à El Popular en raison du fait que L. D. avait été accusé de diffamation au cours d’un banquet organisé par ce journal.

— Et je vais prendre l’offensive et les accuser de mensonge effronté, dit-il d’un ton de défi.

— C’est dommage que tu ne puisses écrire sur cette question de conscription.

— Oui, mais on n’y peut rien. Je dois repousser cela pour deux ou trois jours. J’ai déjà demandé que tout le matériel concernant cette question soit déposé sur mon bureau. Après dîner, je recommencerai à travailler dessus. Je me sens en forme, m’assura-t-il une fois encore.

Après une brève sieste, je le vis assis à son bureau, qui était déjà couvert de notes concernant l’affaire d’El Popular. Il était toujours de bonne humeur et je me sentais plus gaie. Lev Davidovich se plaignait depuis asez longtemps d’une fatigue nerveuse à laquelle il succombait parfois. II savait que ce n’était que passager, mais dans les derniers temps, il semblait en douter plus que jamais auparavant ; ce jour nous semblait marquer le commencement d’une amélioration de son état physique. Il avait aussi meilleure mine. De temps à autre, j’entr’ouvrais légèrement la porte pour ne pas le déranger et le voyais dans sa positron habituelle, penché sur son bureau, la plume à la main. Je me rappelais la phrase ; « Une histoire de plus, la dernière, et mon écrit est à sa fin. » Ainsi disait l’ancien moine Pimen dans le drame de Pouchkine « Boris Godounov », lorsqu’il relatait les mauvaises actions du tsar Boris.

Lev Davidovich menait une vie semblable à celle d’un prisonnier ou d’un ermite, avec cette différence que dans sa solitude il ne donnait pas une simple description chronologique des événements mais menait une lutte passionnée et indomptable contre ses ennemis idéologiques.

Malgré la brièveté de ce jour-là, Lev Davidovich avait jusqu’à cinq heures de l’après-midi dicté au dictaphone plusieurs fragments de son article sur la conscription aux U.S.A. et environ cinquante courtes pages de son travail de démasquage d’El Popular, c’est-à-dire des machinations de Staline. C’était pour lui un jour d’équilibre physique et spirituel.

JACSON APPARAIT

A cinq heures nous prîmes le thé ensemble, comme d’habitude.

A cinq heures vingt peut-être cinq heures et demi j’allais sur le balcon et vis Trotsky dans le patio auprès d’une cabane à lapin ouverte. Il était en tram de nourrir les animaux. Auprès de lui se tenait une figure non familière. Ce n’est que lorsqu’il enleva son chapeau et s’avança vers lé balcon que je le reconnus. C’était « Jacson ».

— Le voila encore, pensais-je, comment se fait-il qu’il commence à venir si souvent ? me demandais-je.

— J’ai terriblement soif, pouvez-vous me donner un verre d’eau ? demanda-t-il, en me saluant.

— Peut-être voudriez-vous une tasse dé thé ?

— Non, non. J’ai mangé trop tard, et je sens que mon repas est encore là, répondit-il en montrant sa gorge. « Cela m’étouffe ». Son visage était gris-vert. Son allure générale celle d’un homme très nerveux.

— Pourquoi portez-vous un chapeau, et un pardessus ? (Son par-dessus pendait sur son bras gauche et il le serrait le long de son corps). Il y a un tel soleil aujourd’hui.

— Oui, mais cela ne va pas durer, il va pleuvoir.

Je faillis répondre qu’ « aujourd’hui il ne pleuvrait pas » et remettre en question sa vantardise continuelle selon laquelle il ne portait jamais de chapeau ni de pardessus, même par les plus mauvais temps, mais je me décourageai en quelque sorte et laissai tomber la question. Au lieu de cela je demandais :

— Comment va Sylvia ?

Il parut ne pas me comprendre. Je l’avais troublé par mes questions précédentes au sujet de son manteau et de son chapeau. Et il était complètement désemparé dans ses propres pensées et extrêmement nerveux. Finalement comme s’il se réveillait d’un profond Sommeil, il me répondit : « Sylvia ?... Sylvia ?... » Et se reprenant, il ajouta indifféremment : « Elle va toujours bien ».

Il commença à retourner vers Lev Davidovich et les cabanes à lapins. Je lui demandai, au moment ou il s'en allait : « Est-ce que votre article est prêt ? »

— Oui, il est prêt.

— Est-il tapé à la machine ?

D’un mouvement gauche de la main, et continuant à presser contre lui son manteau dans la doublure duquel étaient cousus, comme on le sut par la suite, un pic et une dague, il exhiba plusieurs pages tapées à 'la machine, pour me les montrer.

— Il vaut mieux que votre texte ne soit pas écrit à la main. Lev Davidovich déteste les manuscrits illisibles.

Deux jours avant, portant un manteau et un chapeau, il avait demandé à nous voir. Je ne le vis pas cette fois-là car, par malchance, je n’étais pas à la maison. Mais Lev Davidovich me dit que « Jacson » nous avait demandés, et l’avait un peu surpris par son attitude. Lev Davidovich dit cela sur un ton qui indiquait qu’il ne désirait pas réfléchir sur la question, mais en même temps il sentait qu’il devait m’en parler, sous-entendant quelques traits nouveaux chez le personnage.

— Il a apporté un plan de son article, en réalité quelques phrases confus et sans grand intérêt. Je lui ai suggéré quelques idées. Nous verrons.

Et il ajouta :

— Hier, il ne ressemblait pas du tout à un Français. Tout à coup, il s’est assis sur mon bureau et garda son chapeau sur la tête tout le temps.

— Oui, c’est curieux, dis-je étonnée. Il ne porte jamais de chapeau.

— Cette fois-là il portait un chapeau, répondit Lev Davidovich, et il n’insista pas sur le sujet. Il parlait d’une manière indifférente. Mais j’étais déconcertée : il me semblait qu’à cette occasion il avait entrevu quelque chose de nouveau au sujet de « Jacson », mais qu’il n’en avait pas encore tiré de conclusion, ou plutôt qu’il n’était pas pressé de le faire. C’est à la veille du crime que nous eûmes cette brève conversation.

Portant un chapeau. Un manteau sur le bras. S’asseoir sur la table — tout cela n’était-il pas une répétition ? Il le fit pour être plus assuré et plus précis dans ses mouvement le lendemain.

Qui aurait pu le suspecter cependant ? Cela nous embarrassait tout au plus. Qui aurait pu prévoir que le jour du 20 août, si ordinaire, serait d’une aussi fatale importance ? Rien n’annonçait un mauvais augure. Depuis l’aube, le soleil brillait, comme toujours dans ce pays, illuminant la journée entière. Les fleurs s’épanouissaient, et l’herbe du jardin faisait un fond de laque... Chacun vaquait à ses propres occupations, tout le monde s’ingéniant à faciliter la tâche de Lev Davidovich. Combien de fois, au cours de cette journée, il gravit les marches basses de ce balcon, et marcha dans cette pièce, et s’assit sur cette même chaise, derrière son bureau... Tout ceci était si naturel et si coutumier, et, en raison de cette familiarité, semble maintenant si terrible et si tragique. Personne, pas un seul d’entre nous, pas même lui ne pouvait pressentir le désastre imminent. Et, sous cette incapa­cité, une sorte d’abîme se creusait. Au contraire, la journée entière fut des plus tranquilles. Lorsque L. D. se rendit dans le patio, l’après-midi, et je l’aperçus tête nue sous un soleil brûlant,, je m’empressais de lui porter son chapeau blanc pour protéger sa tête. Pour le protéger du soleil... et à ce moment-là déjà une mort terrible le menaçait. A ce moment-là, nous ne soupçonnions pas les arrêts du destin, et le désespoir ne nous déchirait pas le cœur

» Je me souviens que lorsque le système d’alarme fut installé par nos amis dans la maison, le jardin et le patio, et que les postes de garde furent désignés, j’attirai l’attention de L. D. sur le fait qu’un garde devrait être posté à sa fenêtre. A ce moment-là, cela me sembla réellement indispensable. Mais L. D. objecta que cela nécessiterait d’augmenter la garde pour la porter à dix hommes, et que cela dépassait nos possibilités, tant du point de vue argent que du point de vue du nombre de Camarades pouvant être mis à la disposition de notre organisation. Un garde à la fenêtre ne l'aurait pas sauvé dans ce cas particulier. Mais le fait qu’il n’y en eût pas me causait du tourment. L. D. fut aussi extrêmement touché par un présent que nous firent des amis américains après l’attentat au 24 mai. C’était une veste à l’épreuve des balles, une sorte de cotte de mailles des anciens temps. Alors qu’un jour je l’examinais, je pensais qu’il aurait été bon d’avoir quelque chose pour la tête. L. D. insista pour que le camarade de garde au poste le plus important portât cette veste à chaque fois. Après l’échec essuyé par nos ennemis dans l’attentat du 24 mai, nous étions absolument persuadés que Staline ne s’arrêterait pas là, et nous nous préparions en conséquence. Nous savions aussi qu’une méthode d’attaque différente serait employée par le Guépéou. De même, nous « n’excluions pas la possibilité d’un coup porté par un « individu isolé » envoyé secrètement dans nos rangs et stipendié par le Guépéou. Mais ni une veste à l’épreuve des balles, ni un casque n’auraient été des sauvegardes suffisantes. Il était impossible d’appliquer de telles méthodes de défense jour après jour. Il était impossible de transformer une vie entière en une continuelle et unique auto-défense, car, dans ce cas, la vie elle-même perd toute sa valeur.

L'ASSASSINAT

Comme « Jacson » et moi nous approchions de Lev Davidovich, ce dernier m’adressa la parole en russe : « Tu sais, il attend que Sylvia vienne nous rendre visite. Ils s’en vont ce soir. » C’était de sa part suggérer que je les invite à prendre le thé, sinon même à dîner.

— Je ne savais pas que vous aviez l’intention de partir demain, et que vous attendez Sylvia ici même.

— Oui., oui... j’avais oublié de vous le dire.

— C’est regrettable que je ne l’aie pas su, j’aurais pu envoyer quelques petites choses à New-York.

— Je peux revenir demain à une heure.

— Non, non, je vous remercie. Cela nous gênerait de part et d’autre.

Et me retournant vers Lev Davidovich, je lui expliquai en russe que j’avais déjà invité « Jacson » à prendre le thé, mais qu’il avait refusé, se plaignant de ne pas se sentir bien, ayant terriblement soif et ayant seulement demandé un verre d’eau. Lev Davidovich le regarda attentivement et lui dit d’un ton de reproche : « Votre santé est à nouveau en mauvais état, vous semblez malade... Ce n’est pas sérieux. »

Il y eut une pause. Lev Davidovich répugnait à s’arracher à ses lapins, et lire un article ne lui plaisait guère. Cependant, il se reprit et dit : « Bien, qu’en dites-vous, allons-nous voir votre article ? »

Il ferma les cabanes avec soin, et enleva ses gants de travail. Il faisait très attention à ses mains, étant donné que la plus petite égratignure l’irritait, en raison de son travail d’écrivain. II prenait toujours soin de sa plume et de ses doigts. Il brossa sa blouse bleue, et lentement. silencieusement, commença à marcher vers la maison, accompagné de « Jacson » et de moi-même. Je les accompagnai jusqu’à la porte du bureau de Lev Davidovich; la porte se ferma et j’allai dans la pièce voisine.

Trois ou quatre minutes au plus s’étaient écoulées lorsque j’entendis un cri terrible, à fendre l’âme, sans réaliser qui avait pu crier de la sorte. Je me précipitai dans la direction d’où venait ce cri. Entre la salle à manger et le balcon sur le seuil, à côté de la porte du poste, et s’appuyant sur elle se tenait... Lev Davidovich. Son visage était couvert de sang ses yeux, sans ses lunettes, étaient d’un bleu aigu, ses bras pendaient.

— Qu’est-il arrivé ? Qu’est-il arrivé ?

Je l’entourai de mes bras, mais il ne répondit pas immédiatement. Une pensée me traversa l’esprit : peut-être quelque chose était- elle tombée du plafond — on faisait quelques réparations à cet endroit- là — mais pourquoi était-il là ?

Puis il dit calmement, sans indignation, sans animosité, sans colère « Jacson ». L. D. dit ceci comme s’il voulait dire : « C’est arrivé. » Nous fîmes quelques pas, et Lev Davidoviçh, aidé par moi, s’étendit à terre sur le petit tapis.

— Natalia, je t’aime. » Il me dit cela d’une façon si inattendue, si gravement, presque avec sévérité, que, affaiblie par le choc précédent, je me penchais sur lui.

— O... O... personne, personne ne doit être autorisé à te voir sans avoir été fouillé.

Plaçant avec précaution un coussin sous sa tête brisée, je tenais un morceau de glace sur sa blessure, et essuyais le sang qui couvrait son visage avec un morceau de coton...

— Sieva doit être tenu à l’écart de tout cela...

Il parlait avec difficulté, peu clairement, mais me semblait-il, sans en avoir conscience.

— Tu sais, en entrant là — ses yeux indiquaient la porte de son bureau... je sentis.. compris ce qu’il voulait faire... Il voulut me frapper... une seconde fois., mais je ne l’ai pas laissé faire » ; il parlait calmement, tranquillement, la voix brisée.

« Mais je ne l’ai pas laissé faire. » Il y avait un ton de satisfaction dans ces mots. Au même moment, Lev Davidovitch se tourna vers Joe et s’adressa à lui en anglais. Joe était agenouillé sur le plancher, comme moi, juste en face de moi, de l’autre côté de lui. J’essayais de saisir les mots, mais n’y parvenais pas. À ce moment je vis Charlie, le visage blanc comme de la craie, revolver en main, se ruer dans le bureau de Lev Davidoviçh.

— Que fait-on de celui-là ? demandais-je à Lev Davidoyich. Ils vont le tuer.

— Non... il ne faut pas le tuer, on doit l'obliger à parler, répondit Lev Davidoviçh, articulant les mots lentement et avec difficulté.

Une sorte de plainte pathétique vint soudain à nos oreilles. Je regardais Lev Davidoviçh avec perplexité. Avec un mouvement d’yeux à peine perceptible, il indiqua la porte de son bureau, et dit avec condescendance : « C’est lui... Est-ce que le docteur est arrivé ? »

— Il va être là dans une minute maintenant... Charlie a pris une voiture pour aller le chercher.

Le docteur arriva, examina la blessure, et déclara avec agitation que ce « n’était pas grave ». Lev Davidoviçh accepta cela calmement, comme s’il n’était pas possible dans ces moments-là de s’en remettre à un, autre jugement que celui d’un médecin. Mais, se tournant vers Joe, et montrant son cœur, il lui dit en anglais : « Je le sens là... Cette fois-ci, ils ont réussi » cela pour épargner ma douleur.

LES DERNIERES HEURES

Traversant la ville bruyante, son vain tumulte et Je fracas humain, sous les éclatantes lumières du soir, l’ambulance avançait, se frayant un chemin dans le trafic et les automobiles, avec la sirène qui gémissait sans arrêt, entourée d’un cordon de police motocycliste sifflant d'une manière perçante. Nous transportions l’homme blesse, une angoisse insurmontable au cœur, et avec une inquiétude qui croissait de minute en minute. Il était pleinement conscient. L’une de ses mains restait tranquillement allongée le long du corps. Il était paralysé.

Le Dr Dutren me l’avait dit après la consultation à la maison, dans la salle à manger, sur le plancher. L’autre main, la droite, il ne savait où la placer, décrivant des cercles continuellement, me touchant, comme s’il lui cherchait une place confortable. Il lui était de plus en plus difficile de parler. Me penchant tout près de lui, je lui demandais comment il se sentait.

— Mieux à présent, répondit Lev Davidoviçh.

« Mieux à présent ». Cela me faisait battre le cœur d’espoirs poignants. Le tumulte qui brisait les oreilles, les sifflets et la sirène continuaient à gémir, mais le cœur battait d’espoir. « Mieux à présent ».

L’ambulance entra dans l’hôpital et s’arrêta. Une foule de gens nous entourait. « Il peut y avoir des ennemis », pensais-je aussitôt, comme dans chaque situation de ce genre. « Où sont nos amis ? Il faut qu’ils entourent le brancard... »

Maintenant il était étendu sur le lit. Silencieusement les docteurs examinaient la blessure. Sur leur ordre, une sœur commença à lui raser les cheveux. Je restais à la tête du lit. Souriant imperceptiblement, Lev Davidovich me dit : « Vois, nous avons aussi trouvé un coiffeur... »

Il continuait à m’épargner. Ce jour-même nous avions parlé de la nécessité de faire venir un coiffeur pour lui couper les cheveux, mais nous ne nous en étions pas occupés. A présent,, il me le rappelait.

Lev Davidovich appela Joe, qui se tenait là à quelques pas de moi, et lui demanda, comme je l’appris plus tard, de prendre note de son adieu à la vie. Lorsque je demandais à Joe ce que Lev Davidovich lui avait dit, il me répondit : « Il m’a demandé de faire une note sur les statistiques françaises. » Je fut très surprise, me demandant ce que les statistiques françaises pouvaient avoir à faire en ce moment. Cela me semblait étrange. A moins que peut-être son état commençait à s'améliorer....

Je restais debout à la tête du tenant un morceau de glace sur la blessure, et surveillant attentivement. Ils commencèrent à le déshabiller ; pour ne pas le déranger, sa blouse de travail fut coupée avec des ciseaux. Le docteur, poliment, lançait de fréquents coups d’œil à la sœur, comme pour l’encourager ; ensuite, ce fut le tour de la veste, puis de la chemise. La montre fut enlevée de son poignet. Ils commençaient à enlever les derniers vêtements sans les couper, lorsqu’il me dit : « Je ne veux pas qu’ils me déshabillent... Je veux que ce soit toi qui le fasses. » Il dit cela presque distinctement, seulement tristement et gravement.

Ce furent les derniers mots qu’il me dit. Lorsque j’eus fini, je me penchais sur lui et touchais ses lèvres avec les miennes. Il me répondit : « Encore... » et encore il répondit. Et encore une fois. Ce fut notre dernier adieu. Mais nous ne le savions pas.

Le patient tomba dans le coma. L’opération n’y changea rien. Sans lever les yeux, je le surveillais toute la nuit, guettant le « réveil ». Ses yeux étaient fermés, mais la respiration, tantôt difficile, tantôt régulière et calme, donnait de l’espoir. Le jour suivant se passa de la même manière. Vers midi, d’après le jugement des docteurs, il y eut une amélioration. Mais, vers la fin du jour, un changement complet dans la respiration s’opéra. Elle devint rapide, de plus en plus rapide, m’inspirant une peur mortelle.

Les docteurs, les spécialistes de l’hôpital entouraient le lit de l’homme malade. Il était clair qu’ils étaient inquiets Perdant le contrôle sur moi-même, je demandais ce que cela signifiait, mais un seul d’entre eux, un homme plus circonspect, répondit : « Cela va passer. » Les autres restèrent silencieux. Je compris combien fausse était toute consolation et combien tout était sans espoir.

Ils le soulevèrent. Sa tête glissa sur une épaule. Ses mains pendaient comme dans la crucifixion du Titien La Descente de croix. Au lieu d’une couronne d’épines, le mourant portait un bandage. Ses traits gardaient leur pureté et leur fierté. Il semblait qu’il puisse tout à coup se redresser et se ressaisir. Mais la blessure avait pénétré trop profondément dans le cerveau. Le réveil tant attendu ne se produisit jamais. Sa voix aussi était éteinte. Tout était fini. Il n’est désormais plus du monde des vivants.

Le châtiment viendra pour les infâmes assassins. Durant sa vie entière, héroïque et admirable, Lev Davidovich crut à l’humanité émancipée des temps futurs. Pendant les dernières années de sa vie, sa foi ne faiblit jamais, mais au contraire mûrit de plus en plus, et devint plus ferme que jamais.

L’humanité future, émancipée de toute oppression, triomphera des contraintes de toutes sortes. Il m’a aussi appris à croire en cela.

Coyoacan (Mexique), novembre 1940.