Ce texte, paru en 1970 dans le Cahier Rouge n°5, analyse les difficultés économiques auxquelles le régime de Franco est confronté et les possibilités de déstabilisation que cela entraîne.
Depuis la grande vague de grève de 1962, la plus importante que l’Espagne ait connue après la fin de la guerre civile, le régime franquiste a traversé une longue période de crise permanente, marquée de temps en temps d’explosions brusques, mais contenue, en gros, dans un cadre évolutionniste et non révolutionnaire. Le bonapartisme franquiste se maintenait par suite d’un équilibre de forces. Les forces conservatrices traditionnelles étaient trop faibles pour arrêter l’évolution, trop fortes pour se décomposer de l’intérieur ou abdiquer passivement ; le mouvement de masse était trop fort pour être réduit à la passivité, trop faible pour renverser spontanément, sans organisation révolutionnaire efficace, la dictature.
La déstabilisation du régime
Sous cet équilibre de forces politiques se profilait la crise historique des forces sociales. La bourgeoisie espagnole est trop faible pour pouvoir tolérer une nouvelle expérience d’essor légal du mouvement ouvrier dans le cadre d’une démocratie bourgeoise décadente (pour ne pas dire classique). Les nouvelles générations ouvrières, sur lesquelles ne pèse plus le poids de la défaite de 1937- 1939 et de la longue période de terreur fasciste qui l’a accompagnée et suivie, ne sont pas encore assez aguerries et expérimentées, et surtout ne disposent pas encore d’une direction suffisamment efficace, pour pouvoir briser un appareil de répression bien huilé, même s’il paraît arriéré en comparaison de celui de la France, des États-Unis ou d’autres pays impérialistes avancés. Le « génie », « l’art de gouverner », et la « bonne fortune » de Franco, sur lesquels s’extasient tant de commentateurs superficiels, tiennent tout entiers dans ces équilibres-là.
Il s’agit d’un équilibre instable, sapé par l’évolution elle-même, qui modifie sans cesse les rapports de force dans un sens précis : affaiblissement structurel des forces réactionnaires traditionnelles qui ont permis le déclenchement du coup d’État militaro-fasciste de juillet 1936 ; renforcement structurel du prolétariat qui est le seul antagoniste efficace et consistant de la dictature franquiste. L’évolution des dix dernières années a sans doute retardé la révolution, en créant des marges, fort étroites, d’amélioration du niveau de vie par la croissance économique, et surtout en créant des illusions dans une « libéralisation » plus ou moins irréversible du régime, illusions que seule l’expérience, c’est-à-dire le temps, pouvait réduire à néant. Mais cette même évolution a aussi préparé le terrain pour une révolution d’autant plus profonde et radicale qu’elle déblaye progressivement le terrain de toutes les « solutions » intermédiaires, qu'elle met de plus en plus face à face les deux grandes forces sociales antagonistes qui émergent de toutes les transformations de la vieille Espagne : la grande bourgeoisie, d'une part, le prolétariat de l’autre.
L’année 1970 constitue un tournant à ce propos, et ce, à plus d’un titre. Pour la première fois depuis 1936, une vague de grèves politiques de masse a déferlé sur la péninsule. […]
La situation économique est le support des évolutions politiques
I - La crise permanente que connaît le régime franquiste depuis l’explosion gréviste de 1962 reflète des contradictions fondamentales du capitalisme espagnol, multipliées par les traits spécifiques de la dictature militaro-bonapartiste en lente décomposition.
L’expansion économique qui a été et reste réelle, est nettement marginale par rapport à celle des autres pays impérialistes industrialisés, c’est-à-dire qu’elle est fonction d’une prospérité importée et qu’elle tend à amplifier tous les mouvements conjoncturels, même réduits, de l’économie impérialiste internationale, avant tout européenne.
L’ouverture du marché espagnol aux marchandises du reste des pays capitalistes, condition de la modernisation du capitalisme espagnol et de son intégration croissante dans l’économie de l’Europe capitaliste, le confronte en permanence avec des concurrents qui produisent à plus bas prix et à meilleure qualité. La balance commerciale est donc en déficit chronique. Ce déficit nourrit l’inflation comme il se nourrit d’elle. Structurellement, ce déficit est couvert par les revenus des touristes et le rapatriement des salaires des travailleurs espagnols émigrés, ainsi que par l’aide financière américaine (en échange des bases militaires) et les importations de capitaux étrangers.
La croissance de l’économie capitaliste espagnole revêt ainsi une forme spasmodique particulière. Chaque phase de fièvre expansionniste interne (en général d’une durée non supérieure à un an) provoque l’inflation et une augmentation du déficit de la balance commerciale. Chaque difficulté conjoncturelle de l’économie impérialiste internationale réduit immédiatement les ressources extérieures qui doivent résorber ce déséquilibre. Puis, chaque aggravation du déficit de la balance des paiements, qui résulte de la coïncidence de ces forces fondamentales, oblige le régime franquiste à serrer les vis et à étrangler l’expansion par une politique déflationniste. Mais comme celle-ci ne peut pas ne pas provoquer une aggravation des tensions sociales, on relance l’expansion dès que le déficit de la balance des paiements est tant soit peu réduit, ce qui ouvre un nouveau cycle de développement spasmodique.
Les raisons de ce développement spasmodique ne sont pas conjoncturelles mais structurelles : la faiblesse persistante de l’industrie capitaliste espagnole par rapport à ses concurrents étrangers, la gravité des tensions sociales internes. La première rend impossible une expansion persistante sans aggravation de la balance commerciale, la seconde rend impossible une déflation persistante sans risque d’explosion interne.
[…] En 1969, les pays du Marché Commun ont importé d’Espagne pour 300 millions de dollars de produits alimentaires, et seulement pour 260 millions de produits manufacturés ! Ils ont exporté en Espagne pour 1 175 millions de dollars de produits manufacturés, et 55 millions de produits alimentaires.
Il y a une imbrication évidente entre cette contradiction économique fondamentale du capitalisme espagnol et ses contradictions sociales aiguës. Le caractère trop arriéré et trop instable de cette économie n’a pas permis de créer la marge de manœuvre suffisante pour des réformes de type néo-capitaliste.
Certes, avec une croissance économique indéniable au cours de la décennie qui vient de s’écouler, le niveau de vie des travailleurs et des masses laborieuses espagnoles s’est quelque peu élevé. Mais il s’est élevé insuffisamment pour supprimer ou même réduire deux décalages : celui entre les revenus réels de diverses parties de l’Espagne, celui entre les salaires réels espagnols et les salaires réels du reste de l’Europe capitaliste.
La « Banco Espanol de Credito » a publié en 1969 un annuaire du marché espagnol qui comporte de nombreuses indications précieuses sur l’extrême inégalité de développement entre les différentes provinces et régions d’Espagne. La différence du niveau de développement entre les régions les plus riches (Baléares, Catalogne, Pays basque) et les régions les plus pauvres (Ronda en Andalousie, Badajoz, Jaen) est évalué à 1 000 %. La différence des « coefficients de richesse active » s’échelonne entre l’indice 16 600 pour Madrid et 28 pour Ayamonte (province de Huelva) ! Le pouvoir d’achat par tête d’habitant dans les provinces les plus pauvres s’élève à peine à 15 % de celui des provinces les plus riches. L’émigration massive a pu masquer en partie le sous-emploi et la misère extrêmes, qui se cachent derrière ces chiffres. Mais toute poussée déflationniste, tout ralentissement de l’expansion, tout reflux des émigrés par suite d’une récession ou d’une augmentation du chômage à l’étranger, rend ce sous-emploi tout de suite explosif.
Par ailleurs, il suffit de constater que le conseil des ministres espagnol a fixé le nouveau salaire minimum à 120 pesetas par jour, soit 3 000 pesetas par mois, et que ces 3 000 pesetas représentent l’équivalent de 230 FF1 ou de 42 dollars, pour se rendre compte du décalage énorme qui subsiste entre les salaires espagnols et les salaires du reste de l'Europe. Les révolutionnaires réclamèrent un salaire minimum de 150 pesetas dès 1962 ; ils réclament aujourd’hui 400 pesetas par jour minimum. Ce décalage est fonction à la fois du sous-emploi (de l’armée de réserve industrielle) et de la dictature (de l’absence de syndicats de masse véritables, capables d’obtenir que la force de travail soit vendue à sa valeur). En exportant ses chômeurs, en les transformant en sous-prolétariat et prolétariat-manœuvre des autres économies capitalistes d’Europe, le capitalisme espagnol s’est créé une soupape de sûreté temporaire. Mais, au fur et à mesure que les émigrés rentrent au pays, y apportent les besoins et les goûts acquis à l’étranger, et s’efforcent de les incorporer dans le minimum vital, c’est-à-dire dans la valeur de la force de travail en Espagne, cette soupape de sûreté se bloque et se transforme au contraire en foyer d’incendie.
C’est l’imbrication des contradictions économiques et sociales du capitalisme espagnol qui a été le fondement de la durée de la dictature franquiste. C’est elle qui empêche toute possibilité d’une transformation véritable de la dictature en « État fort » de type gaulliste, pour ne pas dire en démocratie bourgeoise. Le réveil de la combativité des masses a rendu possible une lutte incessante pour des revendications immédiates. La fonction essentielle de la dictature est d’empêcher une coordination et une généralisation de ces luttes qui les rendraient incompatibles avec la survie de ce capitalisme faible. […]
La crise interne de la dictature
Il - On présente généralement la politique franquiste des dernières années comme oscillant entre deux ailes, celle du phalangisme vieux jeu (Solis) ou nouvelle manière (Fraga), et celle de l’Opus Dei technocratique et néo-capitaliste, « libéralisant » et « européen », qu’incarne l’actuel ministre du Plan, Lopez Rodo, et le ministre des Affaires étrangères, Lopez Bravo. Le remaniement ministériel de septembre 1969, la désignation du prince Juan Carlos comme successeur de Franco, la grâce des six condamnés à mort de Burgos sont présentés comme un triomphe de ceux-ci sur ceux-là. La proclamation de l’état de siège, les manifestations de rue à l’appui de Franco après la sentence au procès de Burgos, sont présentées comme une revanche des premiers sur les seconds. À l’arbitrage de Franco, qui a joué un jeu d’équilibre entre les deux tendances pendant plus de dix ans, se serait substitué un arbitrage de l’armée. Après la transformation de la dictature fasciste en dictature bonapartiste, on assisterait à la transformation de celle-ci en dictature militaire pure et simple (avec ou sans nouveau coup d’État).
Cette analyse s’appuie évidemment sur des données réelles. La bureaucratie phalangiste a vu son pouvoir diminuer sans cesse depuis que l’Espagne franquiste est sortie de l’isolement, que le secteur industriel étatique – qui ne pouvait s’éclore que dans des conditions d’autarcie et de protectionnisme extrêmes – a été réduit à la portion congrue, depuis que le capital étranger s’est répandu sur toute la péninsule et que l'Espagne est en fait gouvernée par une coalition d’intérêts des grands groupes financiers espagnols, de plus en plus associés aux grands monopoles capitalistes internationaux. Que cette coalition d’intérêt se reconnaisse mieux dans les technocrates affairistes de l’OPUS que dans des intrigants démagogues ou les fascistes sans cervelle de la phalange, c’est l'évidence même.
Mais ce n’est là qu’un des aspects de la réalité complexe de l’Espagne capitaliste d’aujourd’hui. Les chefs de l’OPUS et des groupes financiers ne sont pas moins inquiets que ceux de l’armée, de la police et de la phalange sur le maintien de l’ordre à tout prix. Après tout, ils ont plus à perdre dans le cas où la « subversion » triomphe, puisqu’ils possèdent des richesses infiniment plus importantes et se sont avérés en matière de concussion et de trafic d’influence, des spécialistes autrement habiles (cf. affaire MATESA !) que les petits voleurs de la hiérarchie fasciste. Au-delà des divergences réelles qui séparent les deux ailes du franquisme, elles ont donc un intérêt commun : empêcher une révolution sociale, contenir un mouvement de masse qui risque de devenir explosif.
En période calme, des divergences de vue peuvent éclater entre ces deux ailes sur la tactique la plus adéquate à utiliser à cette fin. […] Mais, dès que l’activité des masses s’amplifie, la « lutte contre la subversion » transfère logiquement le centre de gravité du pouvoir vers l’aile répressive. Il en a été ainsi lors du premier état d’exception en 1969. Il en a été de même au début de l’agitation contre le procès de Burgos. Ce qui apparaît comme deux fractions du pouvoir par certains aspects de la réalité politique espagnole sont donc aussi deux formes d’exercice de pouvoir combinées des grands monopoles, alternant selon révolution des rapports de force.
Dans ce sens, une dictature militaire ouverte, un coup d’État militaire, voire un « nouveau 1936 », ne représenterait aucune issue immédiate pour les contradictions dans lesquelles se débat la bourgeoisie espagnole. En 1936, il s’agissait de briser par la terreur un mouvement de masse révolutionnaire qui pouvait étendre la main vers le pouvoir. Même à ce moment, l’entreprise était risquée, car elle faillit précipiter ce qu’elle était censée éviter. Elle ne fut, en définitive, victorieuse que par suite de la faillite et de la trahison des organisations ouvrières traditionnelles. Aujourd’hui, il s’agit de savoir comment assurer une industrialisation accélérée sans que le prolétariat, qui devient sans cesse plus nombreux, plus jeune et plus combatif, ne lutte pour des salaires et des droits que le capitalisme espagnol est incapable de lui accorder. Démanteler la dictature, c’est-à-dire permettre au prolétariat de combattre plus librement, n’est pas plus efficace dans ce cas que renforcer la répression : le combat clandestin ne peut guère être canalisé et contenu plus facilement que le combat légal ou semi-légal – les événements des deux dernières années en sont la preuve ! – et la répression en elle-même est incapable d’empêcher ce combat. Une dictature militaire ouverte, même combinée avec des mesures sociales démagogiques, n’offre aucune issue à l’impasse. […]
Un facteur supplémentaire permet de conclure que la crise interne de la dictature, au cours des dernières semaines, est d’une extrême gravité pour la survie du franquisme : si l’armée a incontestablement essayé de jouer un jeu autonome de celui du gouvernement – pour la première fois depuis l’établissement de la dictature – ce jeu n’est guère homogène. En fait, de nombreux signes permettent d’affirmer que le haut commandement de l’armée s’est moins inquiété des manifestations de rue ouvrières et étudiantes que de l’impact du procès de Burgos dans les rangs de l’armée elle-même. La camarilla des officiers supérieurs s’est divisée entre partisans des mesures fortes, partisans des mesures de clémence, et cliques irritées de ce que l’armée soit transformée par les ministres de l’OPUS en bouc émissaire des crimes de la dictature. Des informations sur des mouvements revendicatifs et oppositionnels au sein du contingent sont parvenues à l’étranger – y compris de la garnison de Burgos elle-même – indiquant que la contestation grandit également chez les soldats, les opposant aux officiers.
Sans doute est-ce à des moments où cette contestation pénètre au sein de l’armée que les chefs les plus réactionnaires et les plus résolus s’affolent et sont le plus tentés de frapper. Mais frapper où et qui ? Vu la politisation croissante du mouvement des masses – sur lesquels les dirigeants de l’opposition réformiste clandestine s’étonnent autant que les journalistes étrangers vu le passage massif des classes moyennes (cf. les commerçants de Barcelone, de Bilbao et d’ailleurs) du côté des « contestataires », il est probable que tout coup de force accentuera le déchirement de l’armée plutôt qu’il ne l’arrêtera. L’avant-garde espagnole n’est que peu touchée par le virus des illusions constitutionnelles et électoralistes, qui avait paralysé les masses brésiliennes en 1964 et les masses grecques en 1967. Il y a peu de risques qu’une aggravation de la répression la prenne au dépourvu. En effet, cette aggravation n’a-t-elle pas déjà été essayée au début de 1969 par la proclamation de l’état d’exception ? Les candidats super-Franco doivent se dire que cela n’a rien changé au dilemme immédiat auquel le capitalisme espagnol doit faire face. Et s’ils ne se le disent pas, les événements se chargeront de le leur rappeler avec plus de force encore !
Les perspectives pour les révolutionnaires
III - Le fait capital de l’année 1970 dans l’histoire de la dictature franquiste, c’est la faillite de la répression accentuée avec la proclamation de l’état d’exception. Moins de deux ans après cette proclamation, l’Espagne franquiste a connu au cours du deuxième semestre de 1970 le plus grand nombre de grévistes de toute son histoire. Et, depuis la préparation du procès de Burgos, ces grèves ont pris de plus en plus nettement une tournure politique.
Ce serait évidemment sous-estimer gravement les faiblesses du mouvement ouvrier espagnol que d’affirmer que l’état d’exception a été sans effet. Il a permis à la dictature de frapper durement les organisations ouvrières et étudiantes d’autant plus durement qu’elles étaient semi-légales (on pense en premier lieu au réseau national des commissions ouvrières d’inspiration P.C.E.) ou qu’elles étaient trop faibles organisationnellement (on pense ici à toute une série de groupes jeunes d’extrême-gauche, surtout composés d’étudiants). Le mouvement ouvrier et révolutionnaire a payé cher, en 1969, les illusions réformistes et « libéralisantes » des uns, le manque de sérieux organisationnel et conspiratif des autres.
Le démantèlement des commissions ouvrières, les arrestations de nombreux militants, la désintégration de certains groupes « gauchistes », ont sans doute freiné l’essor du mouvement de masse dans l’année 1969, qui est devenue, pour cette raison, une année faste pour le capitalisme espagnol, tant sur le plan économique que sur le plan social. Mais le boom de 1969 a lui-même nourri la reprise des luttes ouvrières. Fondamentalement, la classe ouvrière n’a été ni défaite ni démoralisée par l’état d’exception. À peine terminée une phase de regroupement, les grèves éclatent de nouveau, quelquefois d’ailleurs mieux organisées qu’auparavant, et sans tomber dans le traquenard de la semi-légalité au sein des syndicats d’État. Et si la répression dure de 1969 a accru momentanément le poids du P.C. – plus puissant, mieux ramifié que les groupes d’extrême-gauche, et donc capable de mieux résister à une répression sélective – elle a aussi hâté la formation d’une avant-garde révolutionnaire mieux aguerrie, qui prend au sérieux les règles de conspiration et s’efforce de construire des organisations mieux protégées contre les vagues successives d’arrestations.
Dans ce sens, on est en droit de parler de l'échec de la politique de répression appliquée du début jusqu’en septembre de 1969. Le bilan historique de cette tentative a été la montée de la politisation des luttes qui caractérise le deuxième semestre de 1970, au cours duquel la lutte contre la répression, pour la libération des prisonniers politiques, contre la parodie de justice de Burgos, prend pour la première fois le pas même sur la lutte – si nécessaire et si aiguë, du fait même des conditions d’existence du prolétariat espagnol – pour les augmentations de salaires, alors que l’économie s’oriente de nouveau vers la récession.
Les événements se sont donc chargés de dégonfler les baudruches réformistes et « libéralisantes », plus que ne pouvait le faire la propagande des révolutionnaires. Toute tentative de dévier les luttes ouvrières vers des formes d’action et d’organisation purement syndicales, espérant des changements au sommet de la dictature et le démantèlement de celle-ci, s’est avérée une politique criminelle de suicide. La vie a appris aux travailleurs espagnols à lier intimement les revendications économiques et les revendications politiques démocratiques, et à se doter à cette fin d’organisations clandestines. La dictature franquiste ne peut pas se métamorphoser en démocratie bourgeoise sous la pression des masses. Elle doit être renversée par une action directe révolutionnaire des masses. Et si cet assaut révolutionnaire contre le pouvoir peut commencer par une lutte pour des revendications économiques et démocratiques les plus élémentaires, il se transformera inévitablement en un processus de révolution permanente qui mettra à l’ordre du jour, non pas la consolidation d’une quelconque monarchie constitutionnelle ou République libérale, mais la création d’une démocratie socialiste des conseils, des soviets. La grande différence avec 1931-1936, c’est que les rapports de force sociaux à l’intérieur de l’Espagne et de l’Europe sont infiniment plus favorables à la victoire d’une telle révolution, socialiste et prolétarienne, aujourd’hui qu’ils ne le furent il y a 35 ans.
Mais si, malgré des rapports de force moins favorables qu’aujourd’hui, la victoire de la révolution était parfaitement possible en 1936, à condition qu’une direction révolutionnaire s’affirme et soit reconnue par le prolétariat espagnol, même les rapports de force plus favorables d’aujourd’hui assureront par eux-mêmes sans doute une période plus prolongée et plus dure de luttes, mais pas une victoire révolutionnaire. Comme jadis, le facteur direction, le facteur parti révolutionnaire, reste le facteur absolument décisif. C’est cela que doivent comprendre les jeunes révolutionnaires, issus d’un tumultueux processus de sélection au cours de la décennie qui vient de s’écouler. C’est à la création de ce parti qu’ils doivent consacrer tous leurs efforts.
31 décembre 1970.
Texte complet sur notre site et sur http://www.association-radar.org/?Espagne-agonie-du-franquisme
- 1. Le smic est de 600 FF en 1970.