Entretien avec Daniel Kupferstein, réalisateur et documentariste, auteur des « Balles du 14 juillet 1953 ».
L’Anticapitaliste : Comment en es-tu arrivé à réaliser un documentaire et un livre sur la journée du 14 juillet 1953 ?
Daniel Kupferstein : Je suis avant tout un réalisateur de documentaires avec 30-40 films dont trois concernent la guerre d’Algérie. Cette histoire fait partie de mes préoccupations mais pas uniquement et je ne suis pas spécialiste de l’Algérie. Quand je fais des films, c’est au hasard des rencontres mais aussi avec ce que je pense, que j’ai dans ma tête…
J’étais un ami de Jean-Luc Einaudi quand il a commencé à écrire son livre, La Bataille de Paris. Quand il a terminé son bouquin, j’ai eu envie de réaliser un film autour du 17 octobre 61.
En 1997, il est intervenu au procès de Bordeaux contre Maurice Papon et, en 1998, a été attaqué par ce dernier pour diffamation. Lors du procès à Paris, Jean Luc m’a demandé de filmer un témoin qui ne pouvait pas se déplacer mais dont le président avait accepté le témoignage vidéo.
J’ai filmé cet entretien entre Jean-Luc et cet ancien policier. C’est là qu’il m’a dit « mais pourquoi tu ne filmerais pas autour du procès, ça pourrait être intéressant ». Ça été le démarrage de mon premier film concernant la guerre d’Algérie. L’histoire du 17 octobre 61 à l’époque – et peut-être encore aujourd’hui – était confondue avec une autre répression, celle du métro Charonne le 8 février 1962. J’ai eu l’idée quelques années plus tard de réaliser un film sur cette répression pour expliquer les différences entre les deux manifestations, entre les deux répressions mais aussi les ressemblances, c’est-à-dire la répression policière par le même homme Maurice Papon. J’ai ainsi fait ce deuxième film.
Pendant que je faisais ce film, Mourir à Charonne, pourquoi ?, un témoin m’a parlé de ce massacre du 14 juillet 1953, que je ne connaissais pas du tout. En 2008, je n’avais même pas lu le livre de Maurice Rajsfus qui datait de 2003. J’ai filmé son témoignage même si ce n’était pas exactement sur Charonne. Lors de la première du film, avec un débat entre témoins et historiens dont Danièle Tartakowsky qui avait déjà écrit un livre sur les manifestations1 dans lequel se trouve un chapitre sur le 14 juillet 1953, celle-ci me dit : « Daniel, tu devrais faire un troisième film sur une autre répression encore moins connue, celle du 14 juillet 1953 ». Tout en repensant au témoignage que j’avais filmé, je me dis, non, c’est bon, je ne veux pas devenir le spécialiste des massacres parisiens. Sauf que, quatre mois après environ, j’ai réalisé un matin que les témoins directs avaient près de 80 ans. Et je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. À partir de ce moment, j’ai mis quatre ans pour faire le film, les Balles du 14 juillet 1953.
Et depuis je n’ai pas refait de film autour de la question de l’Algérie. C’est par un concours de circonstances que je suis devenu involontairement le spécialiste des « massacres parisiens ». À la suite de ce travail, j’ai écrit un livre, qui a le même titre aux éditions La Découverte.
Quand on s’intéresse à cette date, la première question qui vient est celle de l’origine de ces manifestations du 14 juillet organisées par le mouvement ouvrier ?
DK : Les manifestations du 14 juillet démarrent en 1935 à l’appel de la Ligue des droits de l’Homme pour s’opposer aux ligues fascistes, après février 1934. Manifestation sur le thème « défendons la République », soutenue par toute la gauche en 1935. En 36, au moment du Front populaire, la manifestation fut énorme et cela a continué en 37, 38 et 39. Après, pendant la guerre, il y a eu quelques manifestations plus éclatées dont celle de Paris du 14 juillet 1944, Place de la République, qui s’est terminée par la mort du dirigeant syndical, communiste, Yves Toudic, abattu par les brigades spéciales.
Les manifestations ont repris avec celle, énorme, en 1945, pour fêter la liberté revenue. 46, 47, 48, jusqu’en 53 malgré la guerre froide, le PCF, la CGT, le Mouvement de la paix ont continué à manifester le 14 juillet, un peu comme le 1er mai. À partir de 1950, le MTLD/PPA2 s’est joint à la manifestation sur ses propres mots d’ordre en fin de cortège.
Pour ce 14 juillet 53, le mouvement nationaliste a fait un large appel regroupant quasiment un tiers de la manifestation, entre 6 et 8 000 personnes sur 16 à 20 000 manifestants. Après, les manifestations du 14 juillet ont été interdites, et avec la guerre d’Algérie toutes les manifestations, y compris le 1er mai, ont été interdites jusqu’en 68.
Comment s’est déroulée la manifestation ?
DK : Au début, place de la Bastille, des groupes de militaires fascisants manifestent contre le scandale de la gauche pacifiste qui défile (on est en pleine guerre d’Indochine) et décident d’agresser le cortège, de piquer des drapeaux. Les SO de la CGT et du MTLD ripostent. Les policiers sont arrivés pour les protéger. Les années précédentes, il y avait quelques centaines de manifestants algériens et là, pour la première fois, le MTLD est suffisamment en force pour avoir son propre service d’ordre. Le cortège des Français, c’était pour la fête nationale avec des slogans mais aussi des danses, des chants, on célébrait la Révolution française. Pour les Algériens il y avait un service d’ordre bien séparé, sur les côtés, avec des brassards verts, en rangs serrés. Ça faisait une forte impression pour ceux qui regardait, presque paramilitaire. Le pouvoir avait encadré la manifestation : « Aucune banderole ou pancarte, dont l’inscription (en langue française ou étrangère) aurait un caractère injurieux tant à l’égard du gouvernement ou de ses représentants que d’un gouvernement étranger ou de ses représentants, ne pourra être portée par les manifestants […] Aucun cri ou aucun chant séditieux ne devront être prononcé. »3
Et à l’arrivée, place de la Nation ?
DK : À la fin, rien de particulier, comme pendant la manifestation. Les Algériens4 sont applaudis comme les Francais. Place de la Nation, ces derniers se dispersent et à ce moment, la police charge les Algériens pour prendre banderoles, drapeaux algériens, portraits de Messali Hadj. Comme les Algériens sont nombreux et organisés et les policiers pas assez nombreux, la charge de la police a buté sur des manifestants qui ne se sont pas laissé faire. Les policiers tirent et font deux morts dans un premier temps. Mais, au lieu de reculer, les manifestants ont continué à avancer et les coups de feu ont décuplé leur volonté de se battre contre les policiers. Ils ont contre-attaqué. Un car et une voiture de police sont brûlés. Les policiers ont été renforcés et ont multiplié les coups de feu sans sommation. Un carnage en dix à quinze minutes. En plus des 7 morts, j’ai pu recenser 48 blessés sans parler de ceux dus aux coups de matraque, pas hospitalisés, pas connus par la presse, auto-soignés. Après c’est la dispersion totale.
Quelles sont les réactions ?
DK : En haut lieu, les policiers déclarent avoir vu des Algériens, émeutiers, avec des pistolets ou des couteaux, les agresser et ce serait donc de la légitime défense. Les journaux de droite (le Figaro, France soir, le Parisien libéré, l’Aurore) évoquent une agression sauvage de la part des Nord-Africains.
Pour Libération et l’Humanité, la presse hebdomadaire de « gauche » (l’Observateur, Témoignage chrétien…) la police a tué délibérément sept manifestants. La CGT qualifie les échauffourées de la place de la Nation de « monstrueuse provocation et odieuse agression des forces policières ». Il y aura un meeting d’hommage aux victimes le 21 juillet au Cirque d’hiver, une manifestation à l’occasion du départ des Algériens en Algérie et une commémoration pour le français tué, Maurice Lurot, au Père Lachaise avec pas loin de 10 000 personnes au mois de juillet, à l’initiative du PCF, et des initiatives dans de nombreuses villes, à l’appel notamment de la CGT.
Lors des débats à l’Assemblée nationale, le 16 juillet, le ministre de l’Intérieur invoque la légitime défense, prétend avoir des preuves et affirme qu’une enquête va être menée5. Lors de l’enquête, le juge d’instruction a écarté tous les témoignages des manifestants : « leurs dépositions ne sont pas claires, on n’arrive pas à comprendre » mais a gardé tous les témoignages, les mensonges, des policiers qui parlaient de légitime défense. D’ailleurs, ils disent à peu près tous la même chose : « dans une situation de légitime défense, on a répliqué ».
Il y a eu un mensonge d’État du côté du juge d’instruction, un mensonge de la police, des policiers, dont certains déclareront plus tard : « on nous a dit de ne pas raconter ce qui s’était vraiment passé ». Magouille avec les douilles des balles qui ont disparu. Malgré l’identification des balles retrouvées dans les corps des victimes, un policier ainsi identifié a déclaré ne pas comprendre : « j’avais tiré en l’air ». L’enquête s’est arrêtée là. Le juge conclut sur la légitime défense, agression, etc. La contre-offensive des Algériens sert de justification à la légitime défense. Sauf que cela avait été précédé d’agressions et de coups de feu par la police. En 55-56 un non-lieu est rendu (en pleine guerre d’Algérie). Les plaintes portées par des manifestants resteront sans réponse jusqu’à la fin des années 70…
Quels étaient les mots d’ordre, revendications ?
DK : Traditionnellement, la position du PCF est pour le moins ambiguë par rapport aux mouvement nationalistes, indépendantistes. Le MTLD navigue entre autonomie et indépendance. Messali Hadj défend l’idée d’une constituante pour un futur État. Il y a donc une grande divergence entre le mouvement nationaliste favorable à une structure indépendante, séparée de la France, et le PCF qui n’admet pas vraiment l’idée de l’indépendance comme on le verra en 1954. À ce moment, la principale préoccupation des militants français, avec le développement des mouvements nationalistes, c’était la guerre d’Indochine. Le PCF et la CGT ont eu plusieurs militants arrêtés et ils ont voulu mettre sur le même plan les arrestations de leurs militants et la répression contre les Algériens, combattants de la liberté. Comme Danièle Tartakowsky, je défends l’idée qu’il y a une critique de la part de Thorez de la ligne dure, classe contre classe, représentée par André Marty dans les années 50, pour une alliance type union de la gauche, avec partis et syndicats réformistes.
Le 4 août 53, la plus grande grève de la fonction publique, entamée par le syndicat FO des postes de Bordeaux, paralyse toute la France. La ligne d’union de la gauche syndicale et politique prend le dessus aux dépens des morts du 14 juillet qui deviennent d’autant plus invisibles que l’affrontement parait lié à la ligne « lutte de classe », « classe contre classe », contre la police. Dès lors, le massacre du 14 juillet, les morts, sont moins pris en compte, et dès la fin du mois, il n’y a plus aucun article sur le 14 juillet dans la presse du PCF et encore moins ailleurs.
Un autre point est qu’il n’y a pas le même rapport quand il y des morts algériens et des morts français. Comme on le verra pour le 17 octobre 61. Même le mort français, Maurice Lurot, va disparaître dans cette disparition.
On est dans la période d’essor des mouvements nationalistes dans toute l’Afrique, dans toutes les colonies françaises et autres (Inde) qui vont donner des espoirs à tous les peuples avec une violente répression au Maroc, en Tunisie, au Cameroun, à Madagascar. Et comme ils se développent dans les pays colonialistes, la répression s’étend, se durcit sur le sol français. Dans le contexte de la répression de la manifestation contre Ridgway (deux morts). Deux autres Algériens morts dans le cadre des manifestations contre l’arrestation et l’enlèvement de Messali Hadj. Lors des manifestations à l’initiative du MTLD le 23 mai 53 au Havre, à Montbéliard, à Charleville-Mézières, il y a eu 3 morts, des dizaines de blessés. Ils ont tous disparus de la mémoire alors qu’il s’agit de répression violente, avec des morts, de vrais oubliés de l’histoire.
Quelles sont les réactions de la population autour de la fin de la manifestation ?
DK : Des gens, nombreux, vont porter secours aux blessés, arrêter des voitures, « réquisitionner » des taxis pour prendre en charge les Algériens blessés, les emmener dans les hôpitaux. Même si pour ceux-ci pèse la peur, dans les hôpitaux, d’être fichés. Une solidarité dans les hôpitaux même où les gens viennent apporter à manger et où il y a la queue pour rendre visite aux blessés.
Comment cet épisode résonne-t-il aujourd’hui ?
DK : Cette histoire, comme celle du 17 octobre ou Charonne, doit être reconnue par l’État comme massacre d’État. Elle fait partie de notre histoire, pas glorieuse certes. Sinon on rejette une partie des personnes issues de l’immigration, notamment algérienne. Cela signifie que l’on ne reconnaît pas une partie de cette histoire, de leur histoire, des parents, grands-parents, et c’est dramatique.
Sur un autre angle, si les forces de répression tirent dans la foule aujourd’hui, comme celle de juillet 54, une vision perdure, celle du rejet d’une partie la population. Et, quand il y a des affrontements, aujourd’hui comme hier, le nombre de policiers blessés est exagérément amplifié. En 53, ils ont annoncé plus de 200 policiers blessés alors qu’en fait au bout de 3 jours il n’y en avait que dix encore hospitalisés. En réalité peut-être 25 vraiment blessés alors qu’il y a eu 48 blessés du côté des manifestants et de nombreuses autres victimes de coups violemment portés par les forces de l’ordre, probablement une centaine.
Propos recueillis par Robert Pelletier
Les initiatives du Collectif du 14 juillet 1953
Cette année, il y aura comme d’habitude le 13 juillet 2023 à 18h30, la commémoration devant la plaque en mémoire des victimes du 14 juillet 53 (place de l’Île de la Réunion, à droite de la colonne de gauche direction cours de Vincennes) avec allocutions et dépôts de gerbe.
Mais aussi vers 19h30-20h devant le kiosque Place de la Nation, une exposition photos sur les évènements du 14 juillet 1953 et la situation faite aux Algériens en France, à cette même époque (l’expo durera durant tout le mois de juillet 2023) et une mise en scène du débat parlementaire de l’été 1953, suivi d’un réquisitoire de Arié Alimi.
Le 30 juin à 22 heures, projection en plein air dans la cour de la Maison des Ensemble, 3 rue d’Aligre, à Paris 12e.
Le 7 juillet à 19 heures, projection à la librairie Résistances 4 villa Compoint. Paris 17e, et débat avec Olivier Le Cour-Grandmaison.
Le 10 juillet à 17h30, projection à l’auditorium de la Mairie de Paris, entrée 5 Rue Lobau Paris 4e organisée par le Collectif et la mairie de Paris.
Et le projet d’un premier rassemblement, place de la Bastille en vue de rejoindre les défilés populaires du 14 juillet 2023.
Les initiatives de l’Association des Ami.e.s de Maurice Rajsfus :
Vendredi 23 juin, salle Maxime Gorki (72, boulevard de Pesaro, Nanterre), à 19 heures. Projection du film de Daniel Kupferstein les Balles du 14 juillet et lecture de textes de Maurice Rajsfus. Avec la participation de la librairie El Ghorba Mon Amour.
Dimanche 25 juin, réunion-débat à 17 h au Lieu-dit (6, rue Sorbier, Paris 20e). Lecture de textes de Maurice Rajsfus. Avec l’intervention de Arié Alimi et la participation de la librairie Le Monte-en-L’Air.
Samedi 1er juillet à 18 h au Shakirail (72, rue Riquet, Paris 18e). Projection du film de Daniel Kupferstein Les balles du 14 juillet et lecture de textes de Maurice Rajsfus.
Avec l’intervention de Daniel Kupferstein et la participation de la librairie Le Rideau Rouge.
- 1. Tartakowsky Danielle, Les manifestations de rue en France (1918-1968), Publications de la Sorbonne.
- 2. PPA : Parti du Peuple Algérien, qui se positionne en faveur de l’émancipation du peuple algérien. MTLD : Mouvement pour le triomphe de Liberté démocratiques “vitrine” légale du PPA contraint à la clandestinité
- 3. Note de service 99-53, DGPM, état major, 1er bureau, 11 juillet 1953, « 14 juillet 1953. Défilé Bastille- Nation », APP He 3.
- 4. En fait, citoyens français depuis 1947.
- 5. Une mise en scène de ce débat parlementaire suivi d’un réquisitoire de Arié Alimi, sera présenté place de la Nation, le 13 juillet 2023.