La question de savoir pourquoi la décolonisation de l’Algérie est passée par une guerre a trouvé des réponses qui ont varié dans le temps, sous la plume des historiens et historiennes. La question, à vrai dire, n’est pas de savoir pourquoi l’Algérie est devenue indépendante. Cette indépendance peut être interprétée comme faisant logiquement partie de la grande vague mondiale des décolonisations postérieure à 1945, résultant des évolutions globales dans cette période.
La question posée est de savoir pourquoi la décolonisation de l’Algérie est passée par cette guerre, unique dans le contexte de l’empire colonial français. Seule l’Indochine a également connu un processus de décolonisation passant par une guerre mais avec cette particularité qu’il s’agissait en même temps d’un conflit de guerre froide. Son enjeu était autant l’indépendance de la colonie indochinoise que l’expansion du communisme dans cette région de l’Asie, à partir de la Chine.
Les particularités de la guerre décoloniale en Algérie
La guerre d’indépendance algérienne peut être comparée à la guerre d’Indochine dans la mesure où il s’agit de deux conflits asymétriques, au cœur desquels la population était l’enjeu. L’armée française a déployé sur ces deux terrains des formes de violence extrême similaires, dans l’idée d’une compétition avec l’ennemi pour rallier les forces populaires. La guerre d’indépendance algérienne recèle cependant de nombreuses spécificités. Elle n’était pas un conflit de guerre froide, d’abord, car le FLN (Front de libération nationale) n’était pas communiste – loin s’en faut. En outre, cette guerre s’est aussi déroulée sur le sol de la métropole et, de ce point de vue, elle a pour particularité d’avoir eu une très profonde et très large portée. L’engagement du contingent a eu pour conséquence de toucher au cœur de cette France encore très majoritairement rurale, jusque dans les villages, les paroisses et les familles. Au total, les anciens combattants représentent deux millions d’hommes, tous statuts confondus (contingent et soldats de métier).
La portée de la guerre est également liée à la présence de centaines de milliers d’Algériens en France pendant le conflit. Cette présence a permis au FLN de construire une Fédération de France qui a notamment eu pour rôle de pourvoir aux besoins financiers côté algérien – c’est grâce à la manne prélevée sur l’immigration que le FLN a pu agir en toute autonomie, sans tomber dans la dépendance d’éventuels bailleurs de fonds. La Fédération de France a aussi mené la guerre, concrètement, sur le sol métropolitain par ses attentats – la Fédération parlait d’un « second front ». Enfin, à la fin du conflit, les Français d’Algérie, par centaines de milliers eux aussi, et les harkis, plutôt des dizaines de milliers, ont gagné la métropole. S’il n’est pas évident de donner des statistiques indiscutables au regard des travaux historiques, les ordres de grandeur suffisent à démontrer en quoi cette guerre a spécifiquement touché la société française et en quoi elle représente un événement unique au regard de l’ensemble de l’histoire des décolonisations.
Réformes institutionnelles et voie pacifique
Pourquoi cette guerre, donc ? Longtemps, l’historiographie a démontré qu’elle avait eu lieu parce que la voie réformatrice avait échoué. En effet, la décolonisation de l’empire français a par ailleurs consisté en une série de réformes institutionnelles accordant progressivement de plus en plus d’autonomie aux différents territoires, que ce soit en Afrique subsaharienne ou dans les Protectorats du Maroc et de Tunisie. Ces réformes ne sont pas synonymes de voie pacifique. Elles n’empêchent pas les luttes armées durement réprimées. Néanmoins, ailleurs qu’en Algérie, les décolonisations peuvent être décrites à travers une série de réformes finissant par aboutir aux indépendances. Dans le cas algérien, l’échec de la voie réformatrice a été mis sur le compte des représentants des Français·es d’Algérie. Ces derniers se sont en effet en permanence opposés aux réformes de la colonie algérienne. À partir de l’entre-deux-guerres, en effet, les gouvernements français ont conçu des réformes politiques, économiques et sociales destinées à corriger les injustices les plus criantes de la société coloniale algérienne. C’était, de leur point de vue, une façon d’espérer sauvegarder l’Algérie française. Sans considération pour le fait national algérien, ils pensaient ainsi combattre les revendications anticoloniales et les aspirations indépendantistes.
Les réformes n’ont cependant pas abouti, sauf très tardivement, dans l’urgence de la guerre. Ainsi il faut attendre 1958 pour que soit établi le collège unique d’électeurs, alors que, jusque-là, les Algériens votants étaient cantonnés dans un second collège dont la représentativité était minorée. Par exemple, l’Assemblée territoriale algérienne, créée en 1947 et qui siégeait à Alger, comptait 120 élus dont 60 pour le premier collège correspondant aux Français·es pleinement citoyens et 60 pour le second correspondant à ceux qui étaient alors appelés les « Français musulmans ». C’est également en 1958 qu’est lancé le Plan de Constantine, vaste plan de développement résultant de projets et d’études vieux de plusieurs années. En 1958, la guerre fait rage depuis quatre ans déjà.
Dans une historiographie française aujourd’hui dépassée, cette absence de réformes explique la guerre. Pour résumer, l’idée est que si des réformes avaient eu lieu, elles auraient peut-être permis aux revendications politiques de s’exprimer dans des institutions génératrices d’évolutions sans nécessairement passer par le recours à la violence. Du point de vue de la société algérienne, des réformes auraient également pu faire émerger de nouvelles couches, riches d’un certain capital socio-économique, éducatif et culturel, avec lesquelles des discussions auraient pu avoir lieu. Les réformes économiques et sociales auraient peut-être même pu doter l’Algérie française de l’assise sociale qui lui faisait défaut. Pendant la guerre, l’idée d’une troisième force entre les indépendantistes et les partisans d’un statu quo colonial a elle-même fait son chemin.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, l’historiographie a rompu avec cette thèse appelée la thèse des « occasions manquées ». L’idée est, au fond, que l’histoire aurait pu prendre d’autres chemins et la guerre être évitée. La compréhension de la guerre puise dans la description de la société coloniale algérienne : une colonie de peuplement. C’est en effet une colonie qui repose sur l’infériorisation constante et en tous domaines de la population colonisée, une colonie qui ne peut être réformée.
À la source de la guerre : la colonie de peuplement
En 1954, l’Algérie compte 984 000 Français·es et 8,5 millions de « Français·es musulmans », selon la taxonomie officielle – il convient de préciser que les recensements coloniaux distinguaient les « musulmans » des « non-musulmans ». L’enjeu démographique était bien perçu par les contemporains. Une étude sur le développement de l’Algérie, parue dans la revue des maires d’Algérie en 1955, en témoigne parfaitement. Le tableau illustrant l’évolution de la population représente les « musulmans » par un personnage au visage sombre, en burnous, tandis qu’une silhouette masculine bien petite, dont les contours suggèrent un habillement à l’européenne, figure les « non-musulmans ». Des pourcentages sont aussi rappelés de façon menaçante : la proportion des moins de 19 ans est de 55% chez les uns, 35,5 % chez les autres ; les taux d’accroissement, en 1954, sont respectivement de 2,8 % et de 1 %. Cette illustration d’un péril démographique n’est pas sans rappeler l’antienne du « grand remplacement » qui fait aujourd’hui florès à l’extrême droite en France. Chez Éric Zemmour, le lien avec l’Algérie coloniale est direct, puisque ses parents sont originaires d’Algérie.
La minorité coloniale française était donc une minorité sur la défensive. Cette dynamique est au cœur de certaines violences de la période coloniale comme de la période de la guerre. Ainsi, comme l’a démontré Jean-Pierre Peyroulou1, en 1945, à Guelma, une milice officiellement formée sous l’égide du sous-préfet a participé à la répression des mobilisations algériennes – cette milice a tué des centaines d’Algérien·nes. Pendant la guerre, de même, des ratonnades (le terme était utilisé à l’époque) ont été perpétrées à plusieurs reprises par des Français d’Algérie, en particulier dans le contexte d’obsèques – ça a notamment été le cas le 28 décembre 1956, à Alger, lors des obsèques d’Amédée Froger, maire de Boufarik et leader de la cause « Algérie française »2.
Georges Balandier exprime parfaitement la logique d’une colonie de peuplement comme celle-ci dans un article célèbre pour sa définition de la « situation coloniale »3 : « La société colonisée frappe, d’abord, par deux faits : sa supériorité numérique écrasante et la domination radicale qu’elle subit ; majorité numérique, elle n’en est pas moins une minorité sociologique ». Pour le dire autrement, une colonie de peuplement telle que l’Algérie ne peut exister sans une infériorisation constante, en tous domaines, de la majorité colonisée. L’analyse de l’Algérie coloniale est à cet égard extrêmement frappante.
Le droit discriminant les « musulmans » des « non-musulmans »
Du point de vue des statuts juridico- politiques, le droit distinguait trois groupes. En 1865, un sénatus-consulte avait déclaré : « L’indigène musulman est français, néanmoins il continuera à être régi par loi musulmane ». Là est l’origine de la catégorie des « Français musulmans » : des Français de nationalité mais soumis au droit musulman en matière familiale et titulaires d’une citoyenneté diminuée (au sens où ils avaient des droits de citoyenneté mais de façon réduite). Puis, en 1870, le décret Crémieux a pleinement naturalisé les Juifs d’Algérie – ils sont désormais des nationaux dotés d’une pleine citoyenneté. À ce titre, ils sont inclus dans la catégorie coloniale des « non-musulmans ». Cette pleine égalité reste néanmoins fragile face à l’antisémitisme qui se manifeste tout particulièrement à la fin du 19e siècle et dans les années 1930. Sous le régime de Vichy, l’abrogation du décret Crémieux a privé les Juifs d’Algérie de leurs droits. Enfin, la loi de 1889 sur la nationalité française, celle qui a fondé le droit du sol, a permis la naturalisation des enfants d’Européens nés en Algérie – les Espagnol·es et les Italien·nes, en particulier, étaient nombreux. Pleinement citoyens, eux ne connaissaient pas de discriminations par rapport aux Français par ascendance, en vertu du droit du sang.
Aux statuts juridico-politiques s’ajoute une séparation de fait, dans l’espace de la colonie. Dès le 19 e siècle, en effet, et tout au long de la période coloniale, les Européens sont majoritairement urbains.
La répartition des populations accentue encore la séparation. En effet, les cartes de la répartition de la population dite « non-musulmane » font apparaître trois foyers majeurs de peuplement, sur le littoral : Oran, Alger et Bône, pour les énumérer d’ouest en est. La minorité coloniale est, globalement, urbaine et littorale. Elle est extrêmement concentrée. Au contraire, la population dite alors « musulmane » est plus également répartie. Elle est, elle aussi, relativement concentrée sur le littoral, mais elle vit aussi dans tout un réseau de villes moyennes de l’intérieur. D’évidence, la séparation n’a rien d’absolu : il y avait des Français·es dans les campagnes et des Algérien·nes dans les villes, surtout que l’exode rural est le grand phénomène du 20 e siècle algérien. De façon ordinaire, cet exode naît de la croissance démographique qui se manifeste après la Première Guerre mondiale dans un contexte de paupérisation extrême des campagnes. Pour cette raison, d’ailleurs, l’émigration vers la France se développe aussi à partir de l’entre-deux-guerres.
Quel contact entre les populations ?
Toutefois, cette répartition spatiale permet de prendre conscience des limites de ce qui est appelé « le monde du contact ». Cette expression vient de milieux progressistes qui, à l’époque coloniale, espéraient qu’un tel « monde » puisse éviter à l’Algérie de sombrer dans la violence. Il exprime cette idée d’une troisième force possible, entre indépendantistes militant pour une rupture et partisans de l’Algérie française défendant le statu quo de la colonie de peuplement.
Cette notion de « monde du contact » est intéressante pour ce qu’elle révèle aussi de l’asymétrie des rapports sociaux : si tous les Français·es vivant en ville (soit 88 % d’entre eux en 1954) pouvaient être en relation avec des Algérien·es (dans leurs quartiers, lieux de sociabilité ou encore au travail), cela ne concerne que 24,5 % des Algérien·es – donc une proportion bien moindre. Plus encore, cette répartition spatiale éclaire la divergence des discours mémoriels qu’il est possible d’entendre aujourd’hui. Quand des Français d’Algérie évoque leurs petits camarades d’école, par exemple, les Algérien·nes, de leur côté, peuvent parler d’une Algérie coloniale d’où les Français étaient absents ou pratiquement absents. Le « contact » était en outre réduit du fait des conditions socio-économiques des uns et des autres.
Une société clivée d’un point de vue socio-économique
Le clivage de la société coloniale algérienne d’un point de vue socio-économique était parfaitement connu des autorités. Leur connaissance des inégalités socio-économiques expliquent les projets de développement envisagés, qui finissent par aboutir en 1958 au Plan de Constantine.
Ainsi, les statistiques officielles brossent un portrait quasi caricatural des deux groupes. Ainsi, la population active « musulmane » est occupée à 80 % dans un secteur agricole miséreux puisque 45 % de la main-d’œuvre est constituée d’« aides familiaux » travaillant sur l’exploitation familiale sans revenu propre. Au contraire, 90 % de la population active « non-musulmane » est recensée dans les secteurs secondaire et tertiaire, dans trois catégories : « ouvriers », « employés », « cadres et maîtrise ». Si les catégories sont imparfaites, elles rendent bien compte d’une population qualifiable de « petits blancs », dont les revenus étaient en moyenne inférieurs à ceux de la métropole. Dans les campagnes, la population active « non-musulmane » est une population de grands propriétaires et de gérants de grandes propriétés.
L’étude des revenus confortent ces inégalités. Ainsi, en 1955, le rapport d’une commission chargée d’en faire un tableau en vue de concevoir des réformes opère un classement édifiant des habitant·es de l’Algérie coloniale, en cinq groupes, des plus pauvres aux plus aisés.
Ainsi, 93 % des « musulman·es » occupent à eux seuls les classes inférieures tandis qu’ils sont absents de la catégorie la plus aisée. Ici, le « monde du contact » se limite, au sein des classes moyennes, à 600 000 Algérien·es en tout et pour tout. Le nombre n’est pas négligeable mais il n’invalide en rien l’écrasement économique global de la société colonisée. Les auteurs de ce rapport calculent en outre que le revenu individuel moyen annuel des « musulmans » est de 28 522 francs contre 159 460 francs pour les Français d’Algérie, soit un rapport de 1 à 5,6.
Aux origines de la guerre, la ségrégation
Ainsi, aujourd’hui, l’analyse des causes de la guerre est émancipée des discours des acteurs de l’époque. Il ne s’agit plus de regretter que l’histoire n’ait pas pris d’autres chemins, à cause de l’absence de réformes et/ou de l’impuissance d’un « monde du contact ». Le mouvement récemment opéré dans la production historique consiste à lier histoire coloniale et histoire de la guerre. Concrètement, ce mouvement consiste à replacer la guerre dans la longue durée afin d’éclairer autrement ses causes. Cette guerre résulte d’une forme coloniale spécifique : une colonie de peuplement dans laquelle la majorité colonisée était (et devait être) infériorisée. Cette forme coloniale explique d’ailleurs pourquoi la comparaison avec l’Afrique du Sud et le régime d’apartheid surgit facilement. Si l’Algérie coloniale ne reposait pas sur un régime strict de ségrégation instituée par le droit, elle était marquée une ségrégation de fait, maintenant la majorité dans la domination.