Cet article a été initialement publié dans la revue Dissidence n°12-13 (2002-2003). Son autrice est historienne. Elle a aussi réalisé un premier travail remarqué sur la période de la Seconde Guerre mondiale, « Trotskysme et engagements militants en France de 1938 à 1945 »
Marseille, 1940 : « À contre-courant, dans les souterrains ramifiés de l’Europe, des milliers d’hommes âgés, jeunes, de femmes, d’enfants, Babel de conditions, Babel de langues, dans le danger des filières hasardées, sous la hantise des barrages sur les routes, des interminables stations dans les gares, des contrôles de la ligne de démarcation, en butte à la hargne de Vichy, dans la permanente crainte des dénonciations, sous la haine obtuse des milices, proies dressées par une administration imprévisible et veule, se ruent vers Marseille. Parce que Marseille est la mer ouverte[...], l’œil ouvert sur le saisissant effondrement d’un continent perdu1. » Marseille est une étape obligée avant l’exil pour des milliers de réfugiés fuyant la barbarie nazie et en quête de liberté. Son port accueille des cargos en partance pour les Antilles et d’autres pour l’Espagne et le Portugal où se trouvent des hydravions et des cargos à destination des États-Unis.
Vieux-Port, novembre 1940. À la terrasse du bistrot le Brûleur de Loup, six jeunes gens discutent, calculent, écrivent sans prêter attention au brouhaha alentour. Sylvain Itkine, Elio Gabaï, Georgette Gabaï, Jean Rougeul, René Bleibtreu et Guy d’Hauterive viennent de créer le Croque Fruit. Installé au 3 rue des 13 Escaliers, Le Fruit Mordoré, plus connu sous le nom de Croque Fruit, adopte comme raison sociale officielle la fabrication de pâtes et de bouchées issues d’un mélange de dattes, de raisins, de noisettes et d’amandes broyés le tout enrobé dans des noisettes concassées, produits qui ne sont pas contingentés. Cette entreprise est également une initiative militante pas comme les autres, sous le joug nazi, en ces temps de réaction pétainiste. Créé par des militants trotskistes du Parti ouvrier internationaliste (POI – section française de la Quatrième Internationale) et des militants ajistes, le Croque Fruit n’est pas une simple épicerie c’est également un élément actif dans les filières d’évasion marseillaises.
En devanture, le Croque Fruit est une maison commerciale ordinaire dont le patron est Jean Rougeul. En réalité, la gestion intérieure de cet établissement est effectuée sous une forme coopérative, genre d’association interdit par le gouvernement de Vichy. Jean Rougeul prête donc son nom grâce à sa filiation paternelle respectable introduite dans les milieux catholiques et militaires et à son statut de non-juif. Comédien occasionnel et pigiste dans un but alimentaire, son activité politique n’est pas repérée par les autorités de Vichy. Après-guerre, il deviendra un brillant critique cinématographique. Sylvain Itkine, qui apporta les fonds financiers nécessaires (9 000 francs) au lancement du Croque Fruit, est nommé directeur commercial. Il apparaît qu’il est le principal initiateur de ce projet unique en partie grâce à ses dons d’initiative et d’organisation. Comédien et metteur en scène engagé et militant trotskiste, il fut l’animateur d’un groupe de théâtre ouvrier, le « groupe Mars » dans lequel des artistes comme Francis Lemarque et O’Brady effectuèrent leur apprentissage. Il tomba sous les balles de la Gestapo en août 1944 en raison de son engagement dans les Mouvements Unis de la Résistance. Elio Gabaï est, quant à lui, un militant révolutionnaire depuis 1934. Rédacteur à l’agence Havas de profession, après sa démobilisation il se réfugie à Marseille avec sa compagne Georgette (sœur cadette d’Itkine), militante trotskiste extrêmement active et journaliste. Tous deux participent au lancement de la coopérative Croque Fruit ainsi que René Bleibtreu également militant trotskiste. Guy d’Hauterive, militant ajiste, est chargé de la direction technique. Ce noyau fondateur initial double dès la première semaine d’ouverture du Croque Fruit sous l’afflux des commandes, et ne cesse de s’accroître au fil du temps jusqu’à atteindre plus de deux cents employés. La machine est en marche… La bouchée Croque Fruit connaît rapidement un réel succès et remplace les tablettes de chocolat disparues dans les vitrines des épiciers.
Au commencement sont les broyeurs, qui déclenchent le départ de la fabrication des bouchées Croque Fruit. Les dattes, amandes et autres matières premières sont broyées et donnent naissance à une saucisse de pâte lisse et onctueuse, qui est sectionnée de façon régulière par un coupeur. Viennent ensuite les rouleurs qui donnent aux bouchées leur forme finale et les enrobeurs qui les roulent dans des noisettes concassées. Pour finir, les plieurs les enveloppent dans un papier argenté et les rangent dans une boîte ornée d’une marguerite en pétales de Croque Fruit qu’une abeille butine en scandant la devise de la maison : « Je pense donc je suis (Descartes). Je mange donc Croque Fruit (Sans cartes)2. » Différentes équipes tournent ainsi chaque jour avec comme objectif de fabriquer trois mille cinq cents bouchées. En fonction des équipes, la présence quotidienne varie entre trois heures pour les plus rapides et cinq heures en moyenne grâce à une rationalisation poussée du travail. Dans un témoignage Georgette Gabaï précise que le seul critère est d’« avoir fait et bien fait » la production de la journée. Une fois la journée de travail terminée, la plupart des employés plongent dans leurs études (… ou dans la Méditerranée), écrivent des pièces de théâtre ou font de la résistance. Le contrat d’association précise que le salaire est uniforme pour tous sans faire de distinction entre les manuels et les intellectuels, excepté pour les trois directeurs qui perçoivent le double. Les bénéfices sont quant à eux réinvestis dans le Croque Fruit afin d’améliorer les conditions de travail, de payer des suppléments pour les charges familiales, de compléter les assurances sociales aux malades et le reste des bénéfices est réparti entre tous les employés afin d’augmenter les salaires.
Dans sa biographie3, Francis Lemarque, qui a participé à cette aventure, rapporte qu’il touchait 75 francs par jour alors que « pour huit heures de travail, dans la même branche, le salaire moyen devait être de 35 à 40 francs par jour [...] nous étions des nanabs, on avait du temps devant soi, de l’argent dans les poches que l’on claquait joyeusement dans les petits restaurants du Vieux-Port. » Jean Malaquais précise au contraire que sa « paie, au Croque Fruit, suffit tout juste à joindre les deux bouts. Sommes à court de patates, de matières dites grasses4. ». Il ajoute par ailleurs que contrairement aux précisions apportées par le contrat d’association (« la souplesse de l’organisation intérieure ») « l’exploitation en bonne et due forme y pointe, et bientôt bientôt, chers amis, foin de rouspétance ou c’est par ici la porte […] Tout travail salarié te transforme en marchandise. Franchi le seuil du bureau, le portail de l’usine, tu ne t’appartiens plus. Ta sève, tes muscles, tes neurones deviennent la propriété de qui les a achetés. Tu deviens sa chose5. » (sic) Ces deux témoignages foncièrement opposés dressent des images
antinomiques des conditions de travail régnant au Croque Fruit. Plusieurs participants à cette aventure partagent l’avis de Francis Lemarque et décrivent cette coopérative comme une association égalitaire et fraternelle. Georgette Gabaï ajoute que Sylvain Itkine « apporte une touche d’humanité à la sécheresse commerciale en livrant en priorité les petites épiceries face aux magnats de la profession ».
Le but principal du Croque Fruit, bien que dépendant de la rationalisation des tâches et du succès commercial foudroyant de cette friandise, est d’employer le maximum de personnel. Personnel en fuite et en attente d’un passeport pour la liberté. Georgette Gabaï s’exclame : « combien de jeunes gens traqués, vivant clandestinement à Paris, partirent pour Marseille, sans argent, avec pour tout viatique ces mots griffonnés à la hâte par un copain obligeant : Le Croque fruit, 3 rue des 13 Escaliers, Marseille. » Durant ces deux années de fonctionnement, le Croque Fruit embauche environ 200 personnes, dont une proportion importante d’illégaux, de clandestins et de juifs en fuite. Ces derniers n’apparaissent pas dans la comptabilité, qui, de fait, est extrêmement complexe. « Des comédiens qui n’[on]t plus le droit de jouer la comédie, des chanteurs qui n ’[on]t plus le droit de chanter, des écrivains qui n’[on]t plus le droit d’écrire, des médecins qui n’[on]t plus le droit d’exercer, des avocats qui n’[on]t plus le droit d’exercer, des avocats qui n’[on]t plus le droit de plaider6 »… se retrouvent au Croque Fruit.
Ainsi les chemins du peintre Dominguez, du comédien Mouloudji, du cinéaste Jean Ferry, du chanteur Francis Lemarque, des écrivains Jean Malaquais, Gilbert Lély, des journalistes Jean Rabaud, Elio Gabaï, le fils de Victor Serge… se croisèrent. Ces employés particuliers reconvertis en épiciers confèrent un aspect singulier à l’ambiance régnant au Croque Fruit. « Dans l’escalier, on entend [...] déjà des rires joyeux, des chants ajistes7. » « Les chanteurs chant[ent], les journalistes comment[ent], les comédiens déclam[ent], les médecins donn[ent] des conseils, tout en coupant, roulant, enrobant, emballant8. » Le Croque Fruit est donc devenu une coopérative où se retrouvent les non-conformistes, illustres ou en devenir, habitués aux rendez-vous des cafés de Saint-Germain-des-Prés tout en mettant la main à la pâte.
Le succès florissant du Croque Fruit et son personnel bohème interrogent les services de police marseillais, qui effectuent de façon périodique des contrôles minutieux. Soupçonneuse, la police de l’État français est persuadée que derrière la façade du Croque Fruit se cache une imprimerie clandestine en apercevant les papiers d’argent, qu’elle confond avec de la gélatine.
Mais elle doit bien se rendre à l’évidence, le Croque Fruit est une maison semblable aux autres… Néanmoins, le Croque Fruit est sous surveillance et est la cible de nombreux contrôles de toute sorte (hygiénique, économique, identité...) et de perquisitions notamment après l’arrestation des principaux animateurs trotskistes de la région en juin 1942. Malgré tout, les autorités de Vichy n’ont jamais pu établir de liens formels entre cette coopérative, les milieux trotskistes marseillais et le Comité américain de secours (CAS) mis en place par Varian Fry. Ce dernier est envoyé à Marseille en août 1940 par l’Emergency Rescue Comittee de New York afin de répondre aux situations de détresse créées par l’article 19 de la convention d’armistice signée par Pétain qui stipule que le gouvernement français est tenu de livrer à la demande du IIIe Reich les ressortissants allemands se trouvant sur le territoire français. Varian Fry met en place un réseau pour évacuer les artistes, les intellectuels ou les militants susceptibles d’être arrêtés pour leur activité antifasciste ou de par leur statut de juif. Sur les plusieurs centaines de départs organisés par le CAS, un certain nombre de clandestins, en attente de leur départ et dans des situations de précarité extrême, travaillèrent au Croque Fruit pour subvenir à leurs besoins. Cette coopérative participe donc pleinement aux filières d’évasion mises en place dans la région marseillaise.
Malgré la récurrence des problèmes d’approvisionnement et les perquisitions répétées, le Croque Fruit fonctionne jusqu’en novembre 1942. Différentes causes sont invoquées pour expliquer la fermeture définitive. Georgette Gabaï rapporte que le débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord est perçu par les habitants du Croque Fruit comme un pas vers la Libération et que Sylvain Itkine s’exclame à cette occasion : « Tant pis pour le Croque. Il est mort ! Vive le débarquement ! » ; quant à Francis Lemarque, il se souvient : « la France était entièrement occupée par les nazis. Le Croque Fruit a fermé ses portes. Plus de matière première venant d‘outre-mer, plus de boulot9... ». Si la date de fermeture est matière à discussion, il est sûr que la présence d'un nombre important de juifs rend suspecte la coopérative et qu'un syndic liquidateur est envoyé par les autorités de Vichy afin de stopper cette extraordinaire aventure.
Cette expérience unique menée par des militants trotskistes au cœur des années noires du nazisme et du pétainisme démontre la capacité d'adaptation des trotskistes. Loin du stéréotype des bolcheviks de fer « droits dans leurs bottes », remplis de certitudes, d'habitudes invariables, ces militants trotskistes ont fait preuve de dons d'imagination accrue et d'acclimatation à une situation donnée. Trotskistes-épiciers est pour le moins une association d'idées surprenantes, mais l'essentiel, pour les trotskistes, est d'utiliser tous les moyens disponibles, aussi pragmatiques soient-ils, pour être fidèles aux valeurs de leur combat égalitaire, fraternel et socialiste.
- 1. David Rousset cité par P. Broué et R. Vacheron, Meurtres au maquis, Paris, Grasset, 1997,
- 2. La parenté de cette devise est disputée mais elle est souvent attribuée à Sylvain Itkine.
- 3. F. Lemarque, J’ai la mémoire qui chante, Paris, Presses de la Cité, 1992, p. 208 et notice biographique de l’auteur consultable dans le Dictionnaire Biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Editions de l’Atelier.
- 4. J. Malaquais, Journal de guerre suivi de Journal du métèque, 1939-1942, Paris, Phébus, 1997, p. 281. Cette référence bibliographique ainsi que celles concernant Francis Lemarque m’ont été fournies par Christian Beuvain.
- 5. lbid.
- 6. F. Lemarque, op.cit. Il précise également que si tous ceux qui avaient dégusté les bouchées Croque Fruit avaient eu connaissance des mains illustres qui les avaient fabriquées, ils les auraient certainement conservées précieusement.
- 7. Témoignage de Georgette Gabaï en 1950.
- 8. F. Lemarque, op.cit.
- 9. F. Lemarque, op.cit.