Publié le Lundi 11 septembre 2023 à 12h00.

Argentine : quand l’extrême droite veut réhabiliter la dictature militaire

Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidente auprès de Javier Milei, a organisé le 4 septembre dernier un meeting visant à nier les crimes d’État de la dernière dictature militaire (1976-1983).

Étant donné que le duo Milei-Villarruel a de vraies chances d’être élu en octobre (voir l’Anticapitaliste n°673), ce meeting n’a rien d’anodin et alerte sur la possibilité d’une montée fasciste en Argentine.

Une bataille autour de la mémoire

Depuis la chute de la dictature en 1983, il existe une bataille autour de la mémoire. Pendant longtemps la théorie officielle était celle des « deux démons » : on reconnaissait d’une part les crimes d’État mais on les justifiait en partie en condamnant d’autre part les actions violentes des militantEs d’extrême gauche. Cette théorie se pensait comme un compromis entre les partisans de la dictature et ses opposants les plus fervents.

Pour les premiers, les 30 000 « disparus », la torture, la terreur quotidienne, tout cela relevait d’une « guerre contre le terrorisme » et n’aurait été, selon eux, qu’une réponse défensive à la violence des « terroristes ».

À l’opposé, la gauche, l’extrême gauche et les associations de défense des droits humains se sont battues contre cette théorie des « deux démons » qui renvoie dos-à-dos une politique de guérilla qui a fait quelques morts ciblés, et un régime fasciste qui compte des dizaines de milliers de mortEs et torturéEs à son bilan.

Cette théorie des « deux démons » a permis, tout en faisant juger et condamner les chefs de l’armée pour leurs crimes, d’épargner tous les cadres intermédiaires – ce qui ne faisaient qu’obéir aux ordres en torturant les prisonniers, et en les balançant, drogués et inconscients, dans des rivières depuis des avions en vol.

C’est que des deux démons, l’un était bien vivant, armé, organisé et déterminé. En effet en 1987, une partie de l’armée fait une tentative de coup d’État alors que s’ouvrent justement les procès de ces cadres intermédiaires. Le président Alfonsin choisit de céder à l’armée, de renvoyer chez eux les milliers de manifestantEs venus défendre la démocratie, et de proclamer dans leur dos un décret sur l’« obéissance contrainte » (obediencia debida) qui dédouane tous les intermédiaires de leurs responsabilités, ainsi que le décret « point final » (punto final), qui mit fin aux procès en cours.

En 1989, toujours au nom des « deux démons », le président Menem accorde le pardon présidentiel aux généraux – donneurs d’ordre cette fois-ci – qui ont été libérés.

Après la crise de 2001 et avec l’arrivée au pouvoir des Kirchner, la position officielle a changé, marquant une victoire pour les organisations des droits humains et permettant la réouverture des procès contre les militaires, dont les crimes ont enfin été reconnus comme des crimes contre l’humanité, et donc imprescriptibles. Le pardon de Menem a été annulé et de nombreux chefs et cadres militaires ont petit à petit été jugés et emprisonnés.

La mémoire des fachos…

En 2006, à la réouverture des procès contre les acteurs de la dictature, l’extrême droite ne peut plus réclamer l’impunité des militaires. L’enjeu va désormais consister pour elle à renvoyer dos-à-dos les quelques victimes du « terrorisme » qui a précédé la dictature et celles de la dictature. C’est une sorte de retour à la théorie des deux démons, une relativisation des crimes d’État de la dictature militaire et une tentative de discréditer la lutte des organisations des droits humains, à l’heure où ces dernières s’accordaient pour obtenir justice et retrouver les enfants des militantEs assassinéEs et accaparés par des proches de la dictature.

…au service de leurs objectifs

Cette manœuvre n’est pas un pur débat historique. Elle vise évidemment à préparer le terrain aux politiques répressives que l’éventuel gouvernement de Milei ne manquera pas de mettre en place. Quand Milei essaiera de mettre en prison les piqueteros comme il l’a annoncé (voir l’Anticapitaliste n°673), il devra réussir à discréditer ses opposants, et notamment les organisations de droits humains, qui jusqu’à présent étaient intouchables. Villarruel a même déjà commencé à s’en prendre à Estela de Carlotto, osant même qualifier de « personnage sinistre » cette femme qui est l’une des grand-mères de la Place de Mai, qui, avec tant d’autres a relevé la tête pendant toute la dictature et après, bravant les interdictions de manifester, faisant une ronde pendant une demi-heure, chaque jeudi, sur la Plaza de Mayo, la tête recouverte de leur symbolique « panuelo », pour exiger de savoir où étaient leurs fils disparus, leurs petits-enfants arrachés. Leur mobilisation et vigilance a duré au-delà même de la dictature. Ces mères sont, encore aujourd’hui, le symbole d’une résistance infaillible, qui déjà fait trembler l’extrême droite aux portes du pouvoir.