Publié le Mardi 7 juillet 2015 à 05h19.

Bangladesh : Le combat de la paysannerie et la crise climatique

Entretien. Invité par la Confédération paysanne, Badrul Alam, dirigeant d’associations paysannes du Bangladesh, était en France à la mi-juin. Nous en avons profité pour l’interviewer.

Tu es venu en France à l’invitation de la Confédération paysanne pour participer à la mobilisation à Amiens le 17 juin en défense des militants paysans en procès pour leur action contre la « ferme des mille vaches »...

Nous voulions affirmer une solidarité internationale envers la Confédération paysanne et ses membres traînés devant la justice pour un combat, face à des fermes industrielles géantes, dans lequel nous nous reconnaissons entièrement. De même que la Conf’, nous sommes membres de La Via Campesina. Je représentais à Amiens nos associations jumelles, le BKF-BKS, qui regroupent quelque deux millions de paysans au Bangladesh, pour moitié des hommes (dans le BKF) et pour moitié des femmes (dans le BKS). Avoir deux organisations parallèles a facilité l’intégration des paysannes, étant entendu que les maris ne peuvent rejoindre le BKF que s’ils acceptent que leurs épouses fassent de même avec le BKS.

L’agro-industrie impose sa loi à l’échelle internationale et il est très important que notre solidarité s’affirme à ce niveau. La Via Campesina a ainsi des sections tant au Nord (comme en France) qu’au Sud (comme au Bangladesh).

Avant Amiens, tu as participé à Montreuil (93) à la rencontre internationale préparant des actions à l’occasion de la conférence sur le changement climatique qui doit se tenir à Paris en décembre prochain…

Nous ne faisons en rien confiance aux gouvernements et institutions mondiales pour juguler le réchauffement climatique. Or, le Bangladesh est l’un des pays les plus immédiatement concernés par les effets du réchauffement. Non seulement de vastes régions côtières sont si basses qu’elles sont facilement inondables, mais la densité démographique est particulièrement élevée : nous sommes le 94e pays par la surface, mais le 8e par la population. En gros, nous avons une densité analogue à celles des Pays-Bas, mais pour une population d’environ 160 millions ! C’est dire que toute élévation du niveau des océans et tout phénomène climatique extrême a des conséquences dramatiques dans notre pays. Nous sommes véritablement sur la ligne de front climatique !

Aux effets globaux du mode de développement capitaliste contemporain, il faut ajouter ses effets locaux. Prenons l’exemple de la production à grande échelle, dans le sud-ouest du Bangladesh, dans le delta du Gange, de crevettes à destination, notamment, du marché européen. Les digues des polders ont été ouvertes et les terres très rentables où travaillaient des paysans pauvres ont été noyées sous l’eau salée pour créer des bassins d’élevage.

À court terme, des villageois ont bénéficié de revenus attirants dans l’aquaculture... mais celle-ci a détruit la végétation côtière (mangroves…) ainsi que la bio­diversité dont elle était le refuge et une protection naturelle contre les assauts de l’océan. Elle a provoqué la salinisation des terres environnantes et leur désertification, les rendant impropres à la culture. Quant aux crevettes, elles sont victimes de maladies infectieuses. Le « marché » s’en fiche : si nécessaire, les capitaux vont porter la destruction ailleurs. Mais la population locale sombre dans la pauvreté.

Ce problème n’est en fait pas récent, et remonte au début des années 1990. Dans une région où l’aquaculture de la crevette a été développée, 9 villages ont fait de la résistance sous l’impulsion d’une femme qui fut assassinée par la police. Ces villages sont devenus un îlot de verdure, de biodiversité, un exemple de souveraineté alimentaire, la condamnation vivante de l’agro-industrie. C’est ce type de combat dans lequel nous sommes engagés pour la défense de la paysannerie, mais aussi des travailleurs précaires ou des « peuples indigènes ».

Nous avons apporté une aide aux ouvrières du textile victime de l’effondrement à Dacca de l’immeuble industriel Rana Plaza, ou encore à des villages victimes d’inondations ou d’un froid exceptionnel dans le nord. Nous avons pu mener ces actions notamment grâce à l’aide financière que l’association Europe solidaire sans frontières (en France) a pu nous faire parvenir. L’aide aux victimes de catastrophes humanitaires – industrielles, climatiques – fait de plus en plus partie des tâches du BKF-BKS.

Comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, nous aidons aussi à des occupations de terres laissées en friche par leurs grands propriétaires (ou dont la propriété est indécise). Une particularité au Bangladesh est que ces terres occupées par des paysans pauvres sont souvent de grands bancs de sable apparaissant dans les méandres des fleuves et qui peuvent changer d’emplacement avec le temps.

Peux-tu nous parler des « caravanes » que vous avez organisées ces dernières années ?

Depuis quatre ans, nous organisons en novembre-décembre une Caravane pour la défense des droits des paysans, des femmes et du climat, pour souligner l’interaction entre tous ces domaines. En 2014, la caravane a d’abord traversé une bonne partie du Bangladesh avant se rendre en Inde, puis de remonter jusqu’au Népal pour participer à un sommet populaire régional. Nos caravanes ont toujours inclus des délégations étrangères venues, en particulier, d’autres pays asiatiques, mais aussi d’Europe et d’ailleurs – grâce notamment aux liens tissés en participant aux sessions de l’Institut international de recherche et de formation (IIRF) à Manille aux Philippines.

À chaque étape de notre caravane, nous organisons des débats et ­séminaires avec la population locale, de façon à multiplier les échanges et la prise de conscience de l’importance des enjeux clima­tiques. Nous rendre en Inde et au Népal était particulièrement important. Il y a une coopération croissante, sous l’actuel Premier ministre indien Modi, entre les milieux dirigeants d’Inde et du Bangladesh. Il faut renforcer la coopération des mouvements populaires et, en particulier, entre associations membres de La Via Campesina. De plus, la frontière entre nos deux pays est l’objet de tensions, aggravées par les migrations dues au désordre climatique ; il faut combattre la montée de la xénophobie, renforcer les sentiments de solidarité, la conviction qu’il faut s’unir dans l’adversité. Pour cela, il faut se rencontrer.

Nous nous heurtons au durcissement des régimes qui restreignent d’autorité les libertés de circulation. Ainsi, un visa a été exigé par les autorités indiennes aux Bangladais pour les laisser passer au Népal, ce qui n’était pas le cas auparavant, et une partie des membres de la Caravane n’ont pu participer à l’étape finale. Ce fut une grande frustration, après un tel chemin !

Nous n’organiserons pas la prochaine caravane cette année, mais en 2016. Nous avons aussi en projet une mobilisation contre la construction d’une centrale nucléaire prévue par le gouvernement en collaboration avec la Russie. Dans tous ces domaines, la coordination des mouvements populaires à l’échelle internationale nous semble essentielle.

Propos recueillis par Pierre Rousset