Entretien sur RT France de notre camarade Franck Gaudichaud, professeur en histoire et civilisation de l’Amérique latine à l’université Toulouse Jean-Jaurès.
Franck Gaudichaud, merci d’être avec nous sur RT France. On observe d’un côté des villes comme São Paulo – c’est le poumon économique du pays – qui poursuivent leur confinement de par la volonté des gouverneurs d’État mais aussi des maires. Et puis, de l’autre, on entend ce président qui continue à dire que le confinement ne sert à rien. Qu’est-ce que ça montre, finalement ? Que le président brésilien n’a plus d’autorité dans son pays ?
Disons que ça montre la profondeur de la crise politique que traverse le Brésil. On a effectivement un Bolsonaro qui fait cavalier seul, mais qui est quand même entouré des militaires et d’une partie de la droite dure brésilienne. En même temps, il rencontre l’opposition d’une partie de ses partisans, de gouverneurs locaux. Donc il y a vraiment un divorce très très fort entre l’exécutif, le parlement, la Cour suprême et les pouvoirs fédérés, les pouvoirs locaux. Donc on peut dire qu’on est dans un contexte vraiment catastrophique, parce qu’il y a la pandémie, la crise économique et la crise politique, avec un pouvoir qui est dans une fuite en avant totalement irresponsable.
Jair Bolsonaro continue à nier l’existence du virus. Il s’en prend également à l’OMS. Comment est-ce qu’on peut comprendre cette posture ? Est-ce qu’elle est suivie dans l’opinion publique ?
Alors oui, Bolsonaro est, dans ses positions, une sorte de Trump brésilien, on pourrait dire. Il reste avec une base sociale qui est réelle. Les dernières enquêtes montrent qu’il est toujours appuyé par 25-30 % de la population, malgré le mécontentement croissant, les concerts de casseroles pour marquer ce mécontentement quant à la gestion de la pandémie… et puis face à l’économie qui est en crise et qui va continuer de plus en plus à être en crise. Donc Bolsonaro joue un peu son va-tout. Il mobilise ses bases sociales les plus conservatrices (on l’a même vu participer à des rassemblements de l’extrême droite devant le Parlement à Brasilia…). Mais pas sûr qu’il soit suivi très très longtemps, puisqu’on sait qu’une partie des militaires est de plus en plus mécontente de sa gestion. Donc il y a aussi des fractures au sein du bolsonarisme actuellement.
Qu’est-ce qu’on entend, justement, de la part de ces militaires ? Qu’est ce qui les inquiète dans la posture de leur président ?
Disons que l’on voit, au travers du vice-président Mourao et de quelques autres suite à la démission – on l’a plutôt éjecté ! – du ministre de la Santé, la démission du ministre – très populaire – de la Justice Sergio Moro, qu’il y a des militaires qui trouvent que Bolsonaro en fait trop et qu’il a une mauvaise gestion de la crise. Alors que les militaires prétendent incarner une gestion, disons, à la fois autoritaire et néolibérale sur le plan économique, mais aussi à même de donner des « gages » à la classe dirigeante brésilienne. Et là, on voit que, du côté de la bourgeoisie brésilienne, il y a de plus en plus de mécontentement face à une crise économique qui arrive très très fort. Il y a besoin de stabilité du point de vue des investisseurs du grand patronat brésilien, et cette stabilité, pour l’instant, Bolsonaro ne la donne pas au pays.
Vous parliez du ministère de la Santé… Le Brésil a franchi le seuil des 10 000 morts et des 150 000 cas de coronavirus, et ce sont les chiffres officiels communiqués samedi par le ministère de la Santé. Vu le contexte dans le pays, est-ce qu’on peut douter de ces chiffres ?
On peut en douter, tout à fait. D’une part, parce que – d’ailleurs comme en France – il n’y a pas de politique de tests systématiques, donc les statistiques sont tout à fait à prendre, disons « avec des pincettes », et elles sont très certainement sous-évaluées, comme pour l’ensemble de l’Amérique latine. On est aujourd’hui à peut-être 12 000 morts mais certainEs parlent de beaucoup plus. En sachant qu’on est dans un contexte sanitaire très très complexe puisque, comme vous le savez, au Brésil on a des favelas. On a peut-être 15 millions de personnes qui vivent dans des conditions de très grande précarité urbaine, de logement, d’accès à l’eau… Et donc on sait que, d’ici juin, il va y avoir une explosion des cas de Covid-19 avec un système de santé qui n’est pas préparé à absorber cette explosion de la pandémie.
Alors, pour conclure : vous le rappeliez, on connaît ce fossé qui existe entre les BrésilienNEs, celles/ceux des quartiers aisés et celles/ceux des quartiers très pauvres. Vous en parliez, les favelas… En quoi finalement cette crise du Covid-19 va encore davantage creuser ce fossé ?
En fait, le Covid n’est qu’un révélateur de la situation extrêmement inégalitaire de ce pays, l’un des plus inégalitaires de la planète. Et, on le voit vraiment, les statistiques sont effarantes. Par exemple : un Afro-Brésilien a 60 % de plus de chances – ou de risques – d’être touché par le Covid qu’un Blanc des beaux quartiers. Donc il y a vraiment une fracture sociale, une fracture raciale, et le Covid vient encore plus mettre l’accent sur ces fractures-là, dans un contexte politique catastrophique, avec l’extrême droite à la tête du gouvernement.
Merci beaucoup, Franck Gaudichaud, d’avoir répondu à nos questions. Je rappelle que vous êtes professeur en histoire et civilisation de l’Amérique latine à l’université Toulouse Jean-Jaurès.
Retranscris par Benj