Publié le Samedi 30 juillet 2011 à 21h00.

Des révoltes dans un contexte de crise mondiale multiforme

L’impact, l’ampleur et l’issue des révolutions du monde arabe sont à aborder dans un contexte de crise globale du capitalisme. La pauvreté, le chômage, le manque de démocratie et de libertés ou encore l’impérialisme occidental ont poussé les peuples à s’insurger. Pourquoi l’onde de choc de la révolution tunisienne a-t-elle été aussi forte dans l’ensemble de la région arabe ? Manifestement, les régimes en place au Maghreb (Couchant arabe), au Machrek (Levant arabe) et dans la péninsule arabique sont différents : monarchies, dictatures occidentalisées ou « nationalistes », place plus ou moins forte de l’armée… De même, les forces politiques de contestation sont extrêmement diverses, le plus souvent faibles et peu coordonnées internationalement.

Certes, les pouvoirs concernés ont comme point commun une absence totale ou une caricature grossière de démocratie. Ils ont tous subi une perte progressive de leur légitimité nationale, perte un temps ralentie par leurs jeux divers avec l’islamisme fondamentaliste, accentuée ensuite du fait de la corruption et des népotismes familiaux. Mais jusqu’en 2010, les mobilisations, bien que croissantes pour la démocratie, restaient isolées socialement, de même que celles contre la détérioration des conditions de travail et de vie l’étaient géographiquement. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment des peuples dans leur ensemble ne veulent plus supporter – et les pouvoirs ne peuvent plus imposer –  une situation politique depuis longtemps scandaleuse ? Outils de révolteBien sûr une combinaison de facteurs a joué : parmi d’autres, la cristallisation d’une communauté de destins entre les populations de la région arabe au travers d’un média comme Al-Jazeera ; l’utilisation d’internet pour la création de réseaux sociaux souples et donc plus difficiles à combattre par les appareils répressifs ; jusqu’aux révélations de Wikileaks qui ont montré que les « protecteurs » états-uniens eux-mêmes considéraient les régimes qu’ils soutenaient comme scandaleux… ; enfin les conjonctures politiques de l’organisation des successions des vieux dictateurs malades comme Ben Ali et Moubarak, à l’intérieur de leur famille, en décalage de plus en plus fort avec la diminution de nombre de dictatures politiques dans le reste du monde (même si la dictature économique, elle, est en plein développement !). Les peuples arabes se sentaient toujours plus les exclus de l’histoire… A l’origine, la crise...Mais les révolutions démocratiques et nationales qui se sont levées ont également des racines profondément économiques et sociales. Comme dans le reste du monde, l’intégration de la région arabe à la mondialisation capitaliste a abouti à une croissance économique peu productrice d’emplois et une concentration sans précédent des richesses, un étranglement des services publics, un développement inégal des territoires et finalement une dégradation générale des conditions de travail et de vie. Les crises financière, économique et écologique mondiales ont achevé d’impacter ces sociétés fragilisées. La libéralisation économique imposée par le FMI, l’OMC et l’Union européenne (UE) s’est traduite par une précarisation accrue des travailleurs : dans l’industrie, la concurrence internationale a mené à des vagues de licenciements, la remise en cause des acquis et des statuts, la compression des salaires. Les luttes des ouvriers du phosphate au Maroc et en Tunisie, du textile en Égypte, du pétrole à Oman en sont le produit. Dans l’agriculture, c’est partout l’accaparement des terres par le capitalisme agraire orienté vers l’exportation, la marchandisation des ressources en eau sous l’égide du lobby du Conseil mondial de l’eau sous contrôle des multinationales, et la priorité donnée au tourisme le plus prédateur en eau (rappelons-nous les campagnes de publicité pour les « golfs des déserts » en Tunisie).

Les services publics enfin ont été soumis dans la plupart des pays arabes comme ailleurs, à des coupes budgétaires croissantes et à des privatisations attaquant les statuts et augmentant les prix dans la santé, l’éducation, les transports. Dans cette compression des services publics, le système d’endettement international a joué un rôle de poison. En effet, en même temps que l’endettement était facilité par les grands bailleurs internationaux, les remboursements de la dette de pays comme la Tunisie ou le Maroc représentent un montant proche ou supérieur à celui des dépenses d’éducation. Plus encore, la Tunisie est exportatrice nette de capitaux, les nouveaux emprunts servant à rembourser les dettes antérieures, alors même que l’endettement par habitant a été multiplié par deux entre 1990 et 2009, et que le capital français en particulier a pu s’approprier des entreprises comme Tunisie Telecom pour alléger la dette de l’État1. Il est à noter que, comme pour la Grèce, les institutions internationales encourageant la baisse de l’investissement public, font une exception pour les dépenses militaires, censées contribuer à la campagne mondiale de « lutte contre le terrorisme ». La France, 4e producteur d’armes mondial, n’a pas été en reste pour tenir son rang dans ce domaine, vendant sans exclusive depuis 2004 des armes à tous les régimes oppresseurs de la région arabe.

Le résultat final, c’est une pauvreté qui augmente même dans des pays à rente pétrolière, même dans des pays à État très protecteur comme la Syrie. Et c’est un chômage massif partout marginalisant en particulier des jeunes souvent très diplômés. Avec la fermeture des frontières de l’UE aux possibilités d’émigration tant économique que politique, et un rétrécissement du marché de l’emploi dans les monarchies pétrolières du Golfe, toute perspective d’échapper à la pauvreté pour celles et ceux qui n’étaient pas de fidèles clients et serviteurs des dictateurs disparaissait. ... et la hausse des prixEnfin, aux crises financières aiguës de 2008 puis de 2010 ont succédé des hausses de prix des biens alimentaires de base. Après les difficultés des marchés financiers américain et européen, la spéculation s’est renforcée sur les marchés internationaux des matières premières. Pour les produits alimentaires, elle se greffe sur les conséquences du réchauffement climatique qui provoque des chutes de production dans les grands pays exportateurs comme la Russie et dans les pays importateurs comme l’Égypte (premier importateur de blé dans le monde). En 2008, ce phénomène avait déclenché une vague d’émeutes de la faim, surtout en Afrique subsaharienne. En 2010, l’indice des prix alimentaires de la FAO comprenant le sucre, les céréales et les oléagineux a grimpé brutalement de 32 % au deuxième trimestre 2010. Par rapport aux périodes antérieures, la plupart des pays arabes n’ont plus eu les marges de manœuvre pour enrayer par des subventions la hausse des prix de base, particulièrement sensibles dans des pays comme la Tunisie, l’Égypte ou le Yémen, où les périodes de sécheresse sont de plus en plus fréquentes,  ce qui a provoqué une brusque montée de désespoir et de mécontentement. C’est ainsi que de Sidi Bouzid à Rabat et d’Alger à Sanaa ou Damas, les immolations par le feu de personnes désespérées par leur situation matérielle, suivies de rassemblements et manifestations sans arrêt relancées ont fait basculer une bonne partie des pays arabes dans des soulèvements de masse. En Tunisie et en Égypte, les dictateurs sont tombés, et les nouveaux gouvernements tentent de limiter a minima les revendications. Dans la plupart des autres pays de la région arabe, les régimes encore en place tentent de convaincre les populations qu’ils entreprennent des changements substantiels et que les raisons de se révolter n’existent plus. Mais dans tous les cas, les facteurs économiques, sociaux et environnementaux des insurrections restent entiers. Des tenants de la mondialisation libérale prétendent que Mohamed Bouazizi, symbole de la révolte populaire de la région arabe, réclamait essentiellement la liberté d’entreprendre et que l’Occident est là pour aider tous les gouvernements de la région sur cet objectif. La réalité, c’est que le système de domination impérialiste et de concurrence capitaliste a justifié les dictatures, et ranimera les feux de la révolution tant que les revendications de base des populations ne seront pas satisfaites : du travail, l’accès aux produits de subsistance, aux services publics fondamentaux, la survie de l’environnement, la fin des dominations néocoloniales, les moyens enfin de décider de son avenir à tous les niveaux, autrement dit une démocratie pleine et entière.

C. B.1. Voir les études de Fathi Chamkhi, économiste tunisien et militant Raid-Attac.