Nous publions ci-dessous un entretien avec Gilbert Achcar, professeur au SOAS, Londres, est spécialiste de la région. Cet entretien a été effectué le 26 janvier 2011.
Les manifestations, les affrontements en Egypte, tout cela implique-t-il une situation analogue à la Tunisie ?
Gilbert Achcar — En Tunisie, le mouvement a pris son essor de manière quasi spontanée ; la révolte s’est étendue comme une tache d’huile après le suicide du jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid.
En Egypte la situation est différente. Les manifestations ont été organisées par une opposition politique qui conduit une campagne forte contre le régime, une campagne contre la « transmission héréditaire du pouvoir » : c’est-à-dire le projet de Moubarak de transmettre à son fils la direction du pays. Les élections de fin novembre – avec un taux officiel de participation de 25% – ont poussé la farce encore un peu plus loin, en soulignant la différence avec celles – pourtant truquées – de 2005. A cette époque G.W. Bush exerçait une pression sur les alliés arabes afin qu’ils adoptent un semblant de démocratie. Le régime égyptien a permis à la principale force d’opposition, les Frères musulmans, de faire élire 88 députés. Des élections effectivement libres auraient permis aux islamistes de faire montre d’une force électorale bien plus grande, peut-être même de les gagner, comme ce fut le cas en Algérie au début des années 1990.
Mais cette ouverture contrôlée a démontré aux Etats-Unis, de fait, ce que voulait Moubarak : c’est-à-dire que l’alternative était soit lui, soit les Frères musulmans. Washington était convaincu qu’il jouait avec le feu mais qu’il était préférable de faire appel à cette politique : mieux des régimes autoritaires alliés que des situations sociopolitiques incontrôlables. Moubarak a dès lors organisé de nouvelles élections comme dans les années antérieures à 2005, c’est-à-dire complètement truquées. Les Frères musulmans ont passé de 88 députés à un seul.
De plus, à partir de 2006-2009, l’Egypte a connu la plus grande vague de grèves ouvrières de son histoire récente. Une vague qui commença en 2006 mais qui ne s’est pas complètement arrêtée et qui a provoqué une forte tension sociale dans le pays.
Moubarak a fait l’erreur de croire qu’en serrant la valve de sécurité il pourrait contrôler l’ébullition dans la marmite ; en fait, il l’a fait exploser. A cela s’ajoute l’exemple tunisien qui a poussé la population à agir. La situation du régime est incertaine, il a peur que tout cela finisse comme en Tunisie et il ne veut pas perdre le contrôle.
Quelle est la composition de l’opposition ?
Tout d’abord, il y a les Frères musulmans. Puis il y a des forces d’opposition libérales qui ont comme expression politique centrale l’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique Mohamed ElBaradei. Moubarak ne lui a pas permis de se lancer dans la dernière campagne électorale parce que cela aurait impliqué de modifier les règles électorales qui permettent au régime de contrôler complètement qui peut se présenter à l’élection présidentielle.
On peut compter parmi les soutiens d’El-Baradei beaucoup de nationalistes de gauche qui voient en lui l’alternative non religieuse la plus crédible. A l’élection présidentielle, il aurait de bonnes possibilités car il est dorénavant fort connu. Il y a aussi une extrême gauche qui va des communistes à une aile plus radicale, aux restants du nassérisme, mais elle a peu de poids. Il y a une nouvelle gauche qui est apparue ces dernières années et qui est en lien avec les luttes sociales en cours. Mais elle est encore assez embryonnaire.
Pour la première fois dans l’histoire post-nassérienne on a vu apparaître des syndicats indépendants. Toutefois, les mouvements sociaux n’ont pas encore trouvé une expression politique forte. Si se manifestait un point de convergence entre la mobilisation sociale et une opposition politique, on pourrait assister à un changement à la tunisienne ; mais pour le moment, les choses ne semblent pas avoir atteint ce point.
Qui soutient Moubarak ?
Depuis la fin du coup d’Etat de 1952, c’est l’armée qui est le véritable centre du pouvoir en Egypte. Même Moubarak vient de l’armée. Ce n’est pas le cas de son fils qui, entre autres pour cette raison, n’est pas crédible. Pour l’heure, l’armée est prudente. Mais si la mobilisation se développe de manière croissante, elle pourrait abandonner Moubarak. Ou, au moins, le pousser à laisser tomber « la transmission héréditaire ».
De l’Egypte au Yémen, de la Tunisie à la Jordanie et à l’Algérie se manifeste une vague de protestation venant d’en bas qui suscite un nouvel espoir.
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