Inès Taha, doctorante égyptienne à l’université de Grenoble, a pris part à l’occupation de la place Tahrir, du 9 au 21 février. Le 23 février, elle nous a fait part de cette expérience militante exceptionnelle. La place Tahrir a été un lieu central dans le processus révolutionnaire qui a entraîné la chute de Moubarak. Peux-tu nous dire quelques mots sur la manière dont s’est organisée l’occupation ?L’occupation a rassemblé au plus fort 4 millions de personnes du Caire et de province, qui partageaient la même conviction : tenir jusqu’à la chute du régime. La durée de l’occupation et le fait qu’elle se tienne jour et nuit a nécessité de mettre sur pied un système de gestion collective des tâches politiques et de la vie quotidienne. Il est remarquable de voir à quel point l’organisation s’est basée sur des initiatives populaires, c’est-à-dire absolument pas sur la base des directives de leaders, ou d’organisations politiques. Les gens se sont vraiment organisés par eux-mêmes. Pour donner quelques exemples, la protection des militants face aux milices de Moubarak – impliquant de relever l’identité et de fouiller les personnes se rendant sur la place – a été prise en charge collectivement par des équipes tournantes de volontaires. La nourriture était également gérée en commun, financée grâce à des collectes et distribuée gratuitement. Par ailleurs, de nombreux espaces avaient une fonction spécifique : lieu consacré à l’éducation et à la garde des enfants animé par des enseignants, atelier peinture, « zone hôpital » gérée par des étudiants en médecine et des personnels de santé, « espace prière » pour chrétiens et musulmans. Autre création remarquable : des toilettes et sanitaires construits pour l’occasion par des étudiants en école d’ingénieurs. Un bémol, tout de même : l’absence de douches ! Cette vie collective tournée vers un objectif politique commun a remis en cause de nombreuses normes et habitudes, notamment en termes de rapports homme/femme. Peux-tu nous préciser cet aspect ?Beaucoup d’interdits ont été battus en brèche, par exemple la cigarette pour les filles, voilées ou non. La mixité dans les espaces de couchages – inimaginable, quelques semaines plus tôt – s’est imposée comme une évidence. La proximité permanente et l’objectif politique commun ont vraiment favorisé des relations égalitaires dans les tâches telles que le nettoyage mais aussi dans les discussions politiques. Justement, peux-tu nous dire quelques mots sur cette effervescence politique et sur ce nouveau mouvement de jeunes, issu de l’occupation de la place Tahrir et auquel tu participes ?Les débats politiques étaient ininterrompus sur la place. Certains partis traditionnels avaient leur propre espace (Frères musulmans, communistes…). Mais surtout, de nombreux groupes souvent improvisés, politiques ou artistiques (Sound system), avaient pris place sur des podiums dispersés sur la place, la plupart des gens circulant de l’un à l’autre. C’est dans ce contexte de débat et d’action permanents que sont nés « Les Jeunes de la place », un mouvement de jeunes qui se sont rencontrés lors de l’occupation de la place Tahrir et qui n’avaient pas milité précédemment dans une organisation politique. L’objectif général de ce nouveau mouvement est de construire une alternative à l’élite politique liée au régime et déconnectée du peuple, mais aussi de marquer une rupture par rapport à l’opposition traditionnelle à Moubarak. Le projet politique n’est pas encore complètement abouti. Mais l’idée directrice est de poursuivre la révolution et de favoriser un nouveau pouvoir par en bas. La participation aux élections est pour l’instant une question que nous n’avons pas tranchée. Tu parles de poursuite de la révolution et de « pouvoir d’en bas », qu’est-ce qui pourrait, selon toi, permettre d’avancer dans ce sens ?Nous voulons permettre au peuple de s’organiser, de se former. Concrètement, notre tâche est de prendre contact avec un maximum de personnes qui partagent nos idées et d’organiser des débats partout dans le pays. Nous voulons développer au maximum les nouveaux espaces de démocratie qui s’ouvrent maintenant. Pour que l’Égypte entière soit une immense place Tahrir ! Propos recueillis par Clément Bonnin.