Publié le Mercredi 3 août 2011 à 10h57.

Éléments sur le processus révolutionnaire en Égypte. Trajectoires d’une révolution

Dix-huit jours de manifestations ont mis un terme à 30 ans de pouvoir de Hosni Moubarak, qui capitule le 11 février 2011. Une protestation de jeunes se transforme en une puissante vague contestataire qui secoue la société égyptienne. Une révolution débute1 ! Nous proposons dans ce court texte les éléments essentiels de sa trajectoire et ses principaux enjeux. Au-delà de l’étincelle tunisienne, la révolution égyptienne est le produit de plusieurs années de protestation nourrie de la solidarité du peuple avec la Palestine et contre la guerre en Irak. La génération des facebookers et des militants chevronnés passe au terrain politique avec le mouvement Kefaya (« ça suffit »), lancent des manifestations contre le régime. L’après-Moubarak se pose dans un contexte d’entraves politiques et de montée de la corruption. Face aux protestations ouvrières, les autorités préfèrent les concessions. L’appel à une grève générale en 2008 en solidarité avec les travailleurs entraîne la création du mouvement de jeunesse du 6 avril qui regroupe différentes sensibilités. La protestation démocratique, moteur d’une contestation d’ampleurDepuis quelques années, les gens critiquent ouvertement le pouvoir, l'absence de liberté, le comportement de la police, la dureté de la vie, les hausses de prix et un chômage élevé. L’immolation de Mohamed Bouazizi est imitée. La question de la succession de Moubarak est posée. Dès le 25 janvier, le niveau de participation est élevé, sur la place al-Tahrîr (Libération) au Caire mais aussi en province. À Alexandrie, le gouvernorat est pris, Suez connaît une quasi-insurrection. Les commissariats et les sièges du Parti national démocratique (PND) au pouvoir sont détruits. Le pouvoir fait appel aux « nervis », les baltagya, qui attaquent les manifestants sur la place Tahrir. Il dialogue avec l’opposition dont les Frères musulmans pourtant interdits, mais le mouvement maintient la demande du départ de Moubarak. Tahrir devient le symbole de la contestation. Des générations et des secteurs de la société qui jusque-là s’évitaient, se côtoient et collaborent. L’unité chrétiens-musulmans incarne ce nouvel esprit. Dimensions d’un processus révolutionnaireMalgré une structuration fragile et une orientation générale, la jeunesse moteur coalise des forces sociales diverses et maintient le cap jusqu’au départ du président. Les femmes jouent aussi un rôle important, sur la toile, dans les groupes et dans la rue. L’abrogation de l’état d’urgence, la libération des prisonniers politiques, la dissolution des chambres et des conseils locaux, la liberté de la presse, les droits syndicaux et la révision de la Constitution sont revendiqués. L’idée d’indépendance de la justice et d’État civil indépendant des autorités religieuses progressent malgré l’hostilité des conservateurs. Séisme politique et ouverture d’un processusToutes les forces politiques légales ont été décrédibilisées : le Wafd, vieux parti nationaliste libéral, les nassériens ou la gauche officielle avec le Tagammu' (rassemblement). Une nouvelle génération se politise, investit la scène publique et aborde mille et un sujets : Constitution, élection, citoyenneté, rapports entre confessions, rôle de l’armée, question sociale.De nombreux partis apparaissent. Les Frères musulmans lancent le Parti de la liberté et de la justice. Des militants issus du courant Baradei fondent al-Adl (justice). Un des principaux hommes d’affaires, Naguib Sawires, crée le parti des Libres Égyptiens. Le pouvoir met au référendum des amendements constitutionnels limités. Contrairement à l’armée, au PND et aux Frères musulmans, les jeunes, les démocrates et la gauche s’y opposent. Le oui l’emporte très largement.Une lutte anti-corruption, lente mais réelle, débute. Le président est mis en garde à vue, ses fils arrêtés. Des dirigeants sont arrêtés et détenus. Les premières condamnations tombent : des amendes et des peines de prisons légères. La situation se tend avec des troubles confessionnels qui, au-delà de manipulations, traduisent la précarité de la situation. Mais la mobilisation se poursuit. Une seconde phase démarre fin mai avec la question sociale qui émerge au premier plan. La demande de juger les responsables de la répression ne faiblit pas. Rôle de l’arméeAvec le départ de Moubarak, le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), constitué d’une vingtaine d’officiers supérieurs, se retrouve en charge de la transition. L’armée, qui a intelligemment refusé d’entrer dans la spirale de la répression, bénéficie d’un grand prestige et les manifestants sympathisent avec les militaires. Projetée sur le devant de la scène, l’armée cherche à réaffirmer son autorité en mettant un terme aux mobilisations, avec un projet de loi qui punit sévèrement les grèves et les manifestations, mais est contrainte aux concessions. Elle a toujours l’appui des États-Unis et de l’Union européenne. La question islamisteL’islamisme est très différencié dans le pays. Le salafisme, courant ultra-fondamentaliste, rejette la révolution comme une sédition. Les radicaux, al-Gama’a al-Islamya et al-Gihâd, brisés par la répression, se sont éloignés de la stratégie violente. Al-Gama’at Al-Islamiya demande la fin du processus, refusant de réclamer la démission de Moubarak. Les Frères musulmans ont rejoint le mouvement après son déclenchement et leurs compétences organisationnelles ont été utiles lors des attaques des baltagya. Ils sont toujours une force depuis la fin des années 1930. Réprimés pendant la période nassérienne, ils rejouent un rôle de premier plan à partir des années 1970. Bien structuré, moderne, non traditionaliste, ce courant a des références très conservatrices (refus d’accepter une femme ou un copte à la tête du pays) même s'il se déclare favorable à un Parlement et évoque les droits de l’homme. Ni fascistes ni anti-impérialistes, ils ne sont pas encore devenus comme on le dit souvent sans nuance une force conservatrice démocrate selon le modèle « idéalisé » de l’AKP turc. Ils ont fait quelques faux pas et ne sont pas exempts de tensions internes et de scissions. La rupture la plus médiatisée est le groupe de jeunes qui a créé le parti du courant égyptien. Leur relation avec le régime a toujours été ambiguë, caractérisée par une logique d’autolimitation, évitant la confrontation directe. La recherche d’une reconnaissance légale peut les conduire à des positions très complaisantes. Ils pouvaient ainsi faire interdire les slogans anti-Moubarak dans les manifestations ou boycotter des mobilisations. Leur guide suprême affirma être disposé à soutenir le tawrîth : l’arrivée au pouvoir du fils Moubarak. En contre-partie, le régime cède à des campagnes émanant des milieux intégristes sur des films ou des livres. Ils ont été associés aux discussions avec Omar Soleiman. Le vice-président du Conseil de révision de la Constitution appartenait à la confrérie, qui a pris position en faveur des amendements constitutionnels, prôné l’arrêt des grèves ouvrières et des manifestations au nom de l’intérêt national. D’aucuns ont évoqué un accord avec l’armée. Cela peut sembler excessif. De plus, rien n’est prouvé. Mais clairement, la confrérie souhaite l’arrêt du processus révolutionnaire. La question ouvrière2La question sociale apparaît rapidement avec une vague de protestations ouvrières. Trois jours avant le départ de Moubarak, des grèves affectent l’ensemble du territoire. Cette vague plonge ses racines dans une décennie de luttes qui combinent revendications économiques et sociales et question syndicale contre l’ETUF, la confédération officielle. La demande de syndicats indépendants s'accentue. Au prix de mille et une difficultés, deux syndicats autonomes ont obtenu leur reconnaissance légale : en 2008, le syndicat des collecteurs d’impôts fonciers ; en 2010, celui des techniciens de la santé. Le 30 janvier, la confédération indépendante est créée. Ses principaux pôles sont les syndicats des impôts fonciers, des enseignants, des retraités, des techniciens de santé, des transports et des militants du textile. L’intervention des travailleurs prend une forme plus organisée mais se confronte à l’ETUF, courroie de transmission du pouvoir, et à l'isolement du mouvement social de la poussée démocratique pour le cantonner au seul terrain économique. Une opportunité historique pour la gauche égyptienneLa gauche égyptienne qui a une longue histoire assez méconnue comprend des sensibilités diverses. Le parti le plus important est le Tagammu’ (rassemblement). Légal, il remonte aux années 1970. Réformiste de gauche, il s’est montré très complaisant envers le régime, refusant même le départ de Moubarak. Le Parti communiste égyptien (PCE) qui vient de sortir de la clandestinité, reconstitué en 1975, s’implique fortement dans le Tagammu’ mais s’efforce d’exister de manière indépendante. La petite scission du Parti socialiste du peuple de 1989 est en grande difficulté avec le vieillissement de ses membres et le décès récent de ses deux principaux dirigeants. Avec la chute de l'URSS et la montée de la vague intégriste, la gauche est en sérieux recul. Certains groupes radicaux présents cessent d’exister à partir de la fin des années 1980. Beaucoup de militants s’impliquent dans des ONG, d'autres ne sont plus dans aucun cadre organisé. Au début des années 1990, des étudiants créent un groupe « socialiste révolutionnaire »  proche du SWP britannique. Il défend l’idée d’une alliance avec les Frères musulmans, considérés comme un mouvement réformateur. Ce courant s’est divisé à nouveau entre les Socialistes révolutionnaires (SR) en solidarité avec le SWP et le Courant du renouveau socialiste qui défend l’idée d’un parti large. À partir des années 2000, une nouvelle vague sociale débute, avec des réseaux syndicaux critiques, des ONG comme le Dar al Khadamat al Niqabya (CTUWS) de Helwan ou le Comité de coordination syndicale qui défend une voix autonome. Les différentes forces de gauche s’impliquent dans les événements de 2011. L’écrasante majorité des personnes descendues dans les rues n’ont pas d’affiliation politique. La création de partis politiques se multiplie alors. On note la légalisation du Parti égyptien social démocrate connu pour ses analyses très modérées, quasi démocrates libérales. Au début de la révolution, des indépendants et des membres démissionnaires du Tagammu’ initient l’Union des forces de gauche. Cela favorise la création de l’Alliance populaire socialiste (APS) qui regroupe un large éventail de sensibilités : anciens du Tagammu’, membres du Courant du renouveau socialiste, anciens de groupes des années 1970, syndicalistes ouvriers, intellectuels, nationalistes de gauche. Elle veut promouvoir la liberté et la justice sociale. Un réseau de militants ouvriers autour de Kamal Khalil, figure des années 1970 et dirigeant des Socialistes révolutionnaires, lance le Parti ouvrier démocratique (POD) qui veut exprimer la voix des travailleurs. Enfin, le Parti socialiste égyptien (PSE) comprend d’autres réseaux militants, notamment avec Ahmed Bahaa Eddin Cha’ban, actif depuis les années 1970 et dirigeant de Kefaya. Il propose une ligne de réformes anticapitalistes, accorde une importance à la question palestinienne ainsi qu'à la laïcité. Il s’inscrit dans une filiation avec le parti socialiste des années 1920. Ces initiatives, proches malgré les spécificités, cherchent à promouvoir une politique qui défende les intérêts des classes populaires. Les difficultés pour obtenir une légalisation ne sont pas négligeables : il faut obtenir 5 000 signatures et la loi ne reconnaît pas les partis sur base de classe sociale. Un Front des forces socialistes doit favoriser une coordination entre l’APS, le POD, les SR, le PSE et le PCE. Un des principaux enjeux pour la gauche aujourd’hui est de s’enraciner parmi les jeunes et dans les milieux populaires. Un processus ouvertLa chute du dictateur a ouvert un processus aussi exaltant que complexe. La « transition démocratique » comporte de nombreux pièges dont celui d’aller vers une simple normalisation. Cette victoire contre le mur de la peur a redonné au peuple égyptien une fierté. Des avancées importantes ont déjà été obtenues même si rien n’est réglé. Tout dépendra des mobilisations, du niveau d’auto-organisation et du rapport de forces. Quelque chose d’historique se déroule !

Chedid Khairy1, le 10 juillet 2011.1. Nous renvoyons au site www.europe-solidaire.org et les notes très pédagogiques réalisées par Alain Baron pour l’Union syndicale solidaires (pages 5 et 6). 2. Voir www.europe-solidaire.org. Écrits de Saber Barakat, Khaled Ali, Kamal ‘Abbas, Fatma Ramadan, Hicham Fou’ad, Omar al-Chafe’i, Joel Beinin, Françoise Clément et les documents du Dar al Khadamat, centre Hicham Moubarak, Comité de coordination syndicale, centre Al-Ard, centre égyptien pour les droits économiques et sociaux. Voir aussi le site www.labourstart.org/egypt. 3. Marxiste impliqué dans la solidarité avec la région arabe.