Quelles sont les différences entre la Syrie et les autres pays arabes ?
Marc Saint-Upéry: Le régime du Parti Baas en Syrie est une des dictatures les plus féroces de la région. Les moukhabarat syriens – les services de sécurité – sont très craints et dans les blagues macabres abondent dans le monde arabe sur leurs « talents » de bourreaux – talents que Damas a mis au service des Etats-Unis dans sa «guerre contre le terrorisme ».
A la différence de la Libye, c'est un régime très institutionnalisé, avec un parti dirigeant et une série d'organisations de masse très contrôlées qui canalisent les intérêts des plusieurs secteurs sociaux. Le pouvoir du clan Al-Assad est plus « collectivisé ». Le régime jouit d'un niveau de légitimité plus élevé sur le terrain international, par ses postures nationalistes et son attitude face à Israël et à l'Occident. Mais en réalité, il a fait de nombreux compromis, tant avec Washington qu'avec Tel Aviv, mais sans adopter pour autant l'attitude servile de Moubarak.
En outre, Bachar Al-Assad et son épouse continuent à avoir dans une partie de la population l'image de personnes modernes et sensées, pleines de bonne volonté réformistes mais entourées par un cercle de corrompus et d'autoritaires. Cependant, en 11 ans de pouvoir, cette image s'est beaucoup érodée car Assad n'a accompli aucune de ses promesses de réforme politique. Il reste à savoir jusqu'où la terrible répression actuelle va accélérer cette usure.
Dans le domaine socio-économique, quel type de configuration prédomine en Syrie?
La base du pouvoir du clan Assad est la communauté alaouite, une secte musulmane locale, parente du chiisme et qui est considérée comme hérétique par beaucoup de sunnites (qui représentent 70% de la population syrienne). La majorité des cadres de l'appareil de sécurité et de l'armée sont alaouites. En théorie, l'idéologie du Parti Baas est une sorte de « socialisme arabe ». Il existe toujours un secteur économique étatique, très inefficace et corrompu, mais il a diminué. Déjà sous Hafez Al-Assad, le père de Bachar, il y a eu plusieurs vagues de réformes économiques et d'alliances avec les secteurs de la bourgeoisie commercial sunnite.
Ce phénomène s'est considérablement accéléré avec Bachar, qui déclare son admiration non seulement pour le modèle chinois, mais aussi pour des pays musulmans émergents avec une vigoureux capitalisme autochtone comme la Turquie et la Malaisie. Au cours de ces six ou sept dernières années, il y a une forme de libéralisation oligopolistique qui a principalement bénéficié à une étroite élite de nouveaux (et pas si nouveaux) riches entrepreneurs experts dans l'art de cultiver les relations entre le monde des affaires et le cercle dirigeant. Ces membres de la bourgeoisie urbaine sunnite ont toute licence pour s'enrichir du moment que leur prospérité aide le régime à se consolider au delà de sa base clanique et confessionnelle.
Quels sont les autres soutiens régime et qui sont les opposants?
A la différence de l'Egypte, les mobilisations contre le régime ont été jusqu'à présent plus faibles dans les deux plus grands centres urbains, Damas et Alep, où se concentrent près de la moitié de la population. Il y a eu dans ces villes d'importantes manifestations de soutien au président, très bien orchestrées par le pouvoir, mais qui expriment également un sentiment non moins authentique que les protestations massives à Deraa, celles sur la côte ouest, à Homs ou dans les zones kurdes.
Depuis le début du printemps arabe, Assad continue à répéter que « la Syrie est différente ». C'est vrai jusqu'à un certain point. La majorité du clergé musulman est domestiqué par le pouvoir. Les pauvres à la campagne sont encore contrôlés par des réseaux clientélistes et des structures tribales, bien que la révolte à Deraa démontre que la docilité tribale est toute relative. La plèbe urbaine est divisée entre une frustration sociale sans horizon et une loyauté nationaliste, mais il y a des foyers de révolte massive dans les quartiers pauvres du grand Damas, comme Duma.
Ce qui se passe, c'est qu'en Syrie le mur de la peur est double: peur du poing de fer du régime et peur de l'instabilité. Les minorités religieuses (chrétiens, alaouites, Druses, ismaélites) craignent un désir de vengeance de la majorité sunnite. Dans les débats sur les réseaux sociaux, on voit que la classe moyenne est très divisée. Tous veulent des réformes et haïssent les moukhabarat, mais tandis que certains veulent la tête d'Assad pour « venger le sang des martyrs », d'autres répondent que c'est irresponsable et que cela mènera le pays à une guerre civile de type Liban ou Irak.
Assad parle de « conspiration étrangère ». Comment se situe la crise syrienne dans l'échiquier régional?
La protestation est fondamentalement autochtone et non violente. Il s'agit de réseaux de jeunes spontanés et citoyens à la base, qui ne supportent plus l'humiliation et la répression. Les Frères Musulmans sont individuellement présents mais se font discrets (l'appartenance à cette organisation est punie par la peine de mort en Syrie), tout comme les dissidents traditionnels, surtout des communistes et défenseurs des droits de l'Homme.
Cependant, si Al-Assad est un paranoïaque, il a également de véritables ennemis. Il y a eu des cas de francs-tireurs qui ont tué des militaires et des agents de sécurité. D'après ce que les gens sur place racontent, il y a plusieurs caciques exilés du régime qui ont toujours des hommes de main dans le pays pour pêcher en eaux troubles. Il y a aussi de djihadistes radicaux infiltrés depuis le Liban ou l'Irak. Des armes peuvent entrer facilement dans le pays. C'est très dangereux car cela augmente le risque de guerre civile de type sectaire ou confessionnelle.
Cela explique la relative prudence des puissances occidentales, des saoudiens et surtout d'Israël face aux événements. Pour eux, Assad est un « mal connu », et, malgré tout, un pilier de l'ordre régional. Ce qui peut venir après lui est beaucoup plus terrible pour eux que l'instabilité en Libye.
Entretien avec Marc Saint-Upéry menée par Pablo Stefanoni pour « Página 7 »www.paginasiete.bo
Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be