Un rapport de l’OMS, daté du 22 mai, révèle que la pandémie a un nouvel épicentre en Amérique latine. Après le Brésil et le Pérou, le Chili présenterait, au recensement officiel du 23 mai, près de 630 décès pour plus de 55 000 infectés, chiffres largement en-dessous des réalités selon toutes les institutions sanitaires du sous-continent.
Cette crise sanitaire accroît la crise économique déjà à l’œuvre et amplifie avec brutalité les inégalités croissantes qui ont été au coeur, avec les aspirations démocratiques, de la révolte populaire du dernier trimestre 2019. Fortement intégré au marché mondial mais dépendant de ses exportations de matières premières et agricoles, le Chili a été percuté sans modération par la contraction économique mondiale, avec des conséquences sociales dramatiques. La Cepal (Commission économique Amérique latine de l’ONU), dans une note de mai, estime que le Chili, avec ses 18 millions d’habitantEs, va voir la population pauvre passer, de 2019 à 2020, de 9,8 millions à une fourchette variant entre 11,9 et 13,7 millions, comme l’atteste déjà l’effondrement du secteur informel et les licenciements de masse qui plongent des régions entières dans le dénuement absolu. La presse a dû elle-même le constater, soulignant la superposition de la géographie de la pandémie et celle de la pauvreté ; dans les quartiers populaires du Grand Santiago, la progression de la maladie était estimée à 40 % la semaine dernière selon El Mostrador, le quotidien en ligne.
Des réactions populaires
L’impopulaire président Pinera n’a rien appris et rien oublié de l’année précédente. Avec beaucoup de retard il a pris des mesures dramatiquement insuffisantes au regard de la crise sociale, et en passant d’une ridicule « quarantaine dynamique » pour assurer la production, à une quarantaine stricte avec un dispositif militaire pour boucler les quartiers pauvres. Rien appris car son mépris social ne s’est pas adouci avec le temps. Le président chilien a clairement menti, via ses sous-fifres, à la télévision, en parlant de 70 % de familles pauvres soutenues par son plan alimentaire (à peine un quart en réalité), au point que El Diario Financiero, journal patronal, a dénoncé publiquement dans son édition du 18 mai sa démagogie, son impréparation, son incompétence. À ce mépris, Pinera a su ajouter le sens des affaires puisque ses amis (Commercial Sudamericana et la centrale de distribution Llacolen S.A.) se sont enrichis en vendant au gouvernement les colis alimentaires à un tarif 1,5 fois supérieur au prix du marché.
Mais il n’a rien oublié non plus, puisque Pinera sait que la force armée n’est pas un argument secondaire dans la crise. Et si le déploiement des forces armées (10 000 soldats dans le Grand Santiago) s’est fait sans protestations, ce calme n’a pas duré. La révolte de l’île de Chiloé en mars était pourtant un avertissement pour le pouvoir : la population, avec ses collectifs populaires et syndicaux, avait affronté les grands patrons des pêcheries et le gouvernement pour imposer des mesures sanitaires et exiger le maintien des salaires. Cette fois, avec la première semaine de froid de l’hiver austral, c’est la faim qui a fait sortir les quartiers pauvres de El Bosque et la Pintana, des bidonvilles avec des taux de pauvreté deux fois supérieurs à la moyenne nationale, 20 % des maisons sans eau et électricité, et une tradition de lutte ancienne pendant la dictature. La propagande du régime par le journal El Mercurio, ou les appels à l’unité nationale en évoquant le héros Arturo Prat de la sinistre guerre du Pacifique n’y ont rien fait. Les habitantEs ont réagi à la violence des carabiniers et de l’armée ; sans pillages, sans dégradations mais avec détermination et par centaines, ils se sont organisés contre les sbires du pouvoir.
Des tâches militantes
De l’avis de la majorité des collectifs révolutionnaires, des trotskistes aux libertaires, il s’agit d’une répétition générale avant d’autres explosions. Sans résumer les discussions des milieux révolutionnaires et militants – préoccupations qui vont des luttes des Mapuches, aux droits des femmes (avec 2 millions de manifestantEs le 9 mars avant la quarantaine) aux luttes pour l’eau – il y en a deux qui se dégagent avec urgence. Comment lutter contre la faim ? Organiser les soupes populaires pour contrer les évangélistes et la droite, avec tous les problèmes que cela pose et face à l’inaction du PS et du PC ? Comment unifier tous ces collectifs de lutte ? Ces débats, dont nous sommes solidaires, ne se tranchent pas en dehors des forces en présence et des débats vivants qui animent tous ces nouveaux militantEs issus de l’Octobre chilien de 2019. Des collectifs de Valparaiso et Santiago, animés par des trotskistes de diverses sensibilités, ébauchent le projet encore fragile d’un Congrès des travailleurEs, ouverts à tous les collectifs populaires de lutte, en opposition aux solutions institutionnelles. C’est peut-être un pas en avant pour une sortie anticapitaliste de la crise.