Alors que la campagne présidentielle s’est lancée sous les pires auspices, avec une surexposition des thématiques de l’extrême droite la plus réactionnaire, il apparaît d’autant plus urgent de faire vivre les thématiques internationalistes, antiracistes, anticapitalistes. En d’autres termes : faire entendre un discours et des positions assumant jusqu’au bout une orientation et un projet anti-impérialistes.
L’impérialisme, « stade suprême du capitalisme »
Lorsque Lénine publie en 1916 son texte L’Impérialisme : stade suprême du capitalisme, il entreprend de synthétiser les — vifs — débats qui se sont déroulés, au sein du mouvement ouvrier, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, concernant l’analyse des mutations du système capitaliste et son entrée dans une phase caractérisée comme étant celle de « l’impérialisme », une ère d’internationalisation accélérée du capital, de conquête territoriale et de guerres. L’un des éléments clés avancés par Lénine dans ce riche et dense ouvrage est le suivant : « Si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices1 ». Pour Lénine, les tendances expansionnistes/colonialistes des bourgeoisies occidentales ne sont donc pas liées à des questions morales, mais bien à des nécessités internes au système capitaliste lui-même, et aux transformations qu’il a connues dans la seconde moitié du 19e siècle : phénomènes de concentration du capital, de constitution d’oligopoles, voire de monopoles, de fusion progressive entre le capital bancaire et le capital industriel, qui donne naissance au capital financier et, au total, de quête effrénée de nouveaux marchés pour exporter et réinvestir des capitaux qui ne trouvent plus de débouchés dans les espaces territoriaux nationaux.
L’accélération des politiques coloniales n’est en ce sens pas liée à une quelconque « mission civilisatrice », quand bien même certains représentants politiques de la bourgeoisie s’en revendiqueraient, mais bien au développement des logiques intrinsèques du capitalisme, un système fondé non pas sur la satisfaction des besoins des populations mais sur les règles de la concurrence et de la rentabilité. Ce sont ces dernières qui ont conduit les bourgeoisies des pays capitalistes occidentaux, dans la seconde moitié du 19e siècle, à mener, appuyées sur « leurs » États — qui se consolident à la même époque — et les forces armées de ces derniers, une vaste entreprise de conquête territoriale dans le but de trouver des débouchés aux abondants capitaux accumulés : leur exportation vers de « nouveaux » marchés, avec notamment le développement de la production de matières premières dans les pays dominés, garantit un retour sur investissement plus important que s’ils demeurent immobilisés dans des marchés saturés et menacés de surchauffe. L’entrée dans la phase impérialiste est ainsi marquée par une forme de transition entre « le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes » et « le partage du monde entre les trusts internationaux2 ».
Pour Lénine, l’ère impérialiste — qui s’ouvre dans la dernière partie du 19e siècle — est donc celle de l'achèvement du partage du monde entre des puissances capitalistes mues par la nécessité de faire circuler leurs capitaux, l’ère de l’accélération de l’internationalisation du capital et de l’unification à marche forcée du marché capitaliste mondial. Un « stade » particulièrement brutal : « Le capitalisme s'est transformé en un système universel d'oppression coloniale et d'asphyxie financière de l'immense majorité de la population du globe par une poignée de pays “avancés3”. » Le partage du monde tel qu’il s’opère entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, avec une accélération fulgurante des conquêtes territoriales, n’a pas pour seule conséquence des guerres coloniales, mais prépare en réalité les futures confrontations inter-impérialistes, qui déboucheront sur la grande boucherie de la Première Guerre mondiale : « Quand, par exemple, les colonies des puissances européennes ne représentaient que la dixième partie de l'Afrique, comme c'était encore le cas en 1876, la politique coloniale pouvait se développer d'une façon non monopoliste, les territoires étant occupés suivant le principe, pourrait-on dire, de la “libre conquête”. Mais quand les 9/10 de l'Afrique furent accaparés (vers 1900) et que le monde entier se trouva partagé, alors commença forcément l'ère de la possession monopoliste des colonies et, partant, d'une lutte particulièrement acharnée pour le partage et le repartage du globe4. »
Ni chauvins ni campistes : anti-impérialistes !
Le monde a changé depuis l’époque de Lénine, et les théories de l’impérialisme ont été — et continueront d’être — actualisées et débattues. Il n’en demeure pas moins que l’analyse qu’il a produite au début du 20e siècle demeure d’une brûlante actualité, en ceci qu’elle permet de comprendre que l’impérialisme n’est pas « seulement » une tendance guerrière des pays capitalistes les plus puissants, mais une forme prise par le système capitaliste pour des motifs liés à sa conservation, son développement et sa reproduction. L’anti-impérialisme ne se limite pas, en ce sens, à la nécessaire opposition aux expéditions militaires menées par les grandes puissances, mais à un combat articulant anti-militarisme, lutte contre les politiques prédatrices des multinationales et des États qui les appuient, solidarité concrète avec les peuples victimes des politiques coloniales et néocoloniales, et mobilisation contre les racismes— qui participent d’un même système unifié de domination, d’exploitation et d’oppression. Et surtout, serait-on presque tenté de dire, l’anti-impérialisme est d’abord et avant tout la lutte contre son propre impérialisme, qu’il ne s’agit jamais de considérer comme un « moindre mal » — que ce soit pour des raisons chauvines ou morales — dans la mesure où, quels que soient les discours des responsables politiques bourgeois, les intérêts qu’ils défendent, quand bien même ils pourraient rentrer en confrontation, voire en contradiction avec ceux d’autres puissances impérialistes, demeurent toujours, en dernière instance, les intérêts du capital, fondamentalement contradictoires avec ceux des classes opprimées, là-bas comme ici. Telle est la leçon fondamentale de Karl Liebknecht, qui résista à la poussée chauvine des social-démocraties européennes lors de la Première Guerre mondiale et aux appels à « l’union nationale », et fut le seul député du SPD allemand à s’opposer aux crédits de guerre en décembre 1914, justifiant son vote comme suit : « Cette guerre, qu'aucun des peuples intéressés n'a voulue, n'a pas éclaté en vue du bien-être du peuple allemand ou de tout autre peuple. Il s'agit d'une guerre impérialiste, d'une guerre pour la domination capitaliste du marché mondial et pour la domination politique de contrées importantes où pourrait s'installer le capital industriel et bancaire. Au point de vue de la surenchère des armements, c'est une guerre préventive provoquée solidairement par le parti de guerre allemand et autrichien dans l'obscurité du demi-absolutisme et de la diplomatie secrète5. »
Comprendre l’impérialisme comme étant une forme prise par le système capitaliste, et non comme une politique particulièrement militariste de telle ou telle grande puissance, permet en outre de s’émanciper de toute tentation « campiste », entendue comme une vision du monde et des rapports internationaux guidée par une opposition-réflexe à la puissance impérialiste considérée comme dominante et par la logique « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » : « Axée exclusivement sur la haine du gouvernement des États-Unis, elle conduit à une opposition systématique à tout ce que Washington entreprend sur la scène mondiale et à la dérive vers un soutien acritique à des régimes totalement réactionnaires et antidémocratiques, tels que le sinistre gouvernement capitaliste et impérialiste de la Russie (impérialiste selon toutes les définitions du terme) ou le régime théocratique de l’Iran, ou encore les émules de Milosevic et de Saddam Hussein6. » L’anti-impérialisme ne « joue » pas une puissance impérialiste contre une autre et ne se lie pas les mains avec des régimes ou des courants réactionnaires au motif qu’ils seraient dans le viseur des puissances impérialistes dominantes : ce sont de tels glissements qui ont — malheureusement — conduit certains, à gauche, à apporter un soutien plus ou moins explicite à Bachar al-Assad ou à Muhammar Kadhafi, au mépris de la lutte des peuples libyen et syrien pour leur émancipation sociale et démocratique. Au nom d’une vision frauduleusement « complexe » des rapports de forces internationaux, certains voient ainsi d’un bon œil l’existence ou l’émergence de puissances impérialistes « intermédiaires », alors qu’il ne s’agit en réalité que d’acteurs cherchant à obtenir leur part du gâteau dans le cadre du processus — en perpétuelle évolution — de partage/repartage des marchés capitalistes, toujours au détriment des populations.
Une campagne anti-impérialiste, internationaliste et antiraciste
Parce que nos luttes n’ont pas de frontières, et que nous refuserons toujours le moindre compromis avec les thèses nationalistes, chauvines et racistes, tout comme nous refuserons toujours la « géopolitique » à courte vue qui pousse certains à prendre parti pour tel impérialisme contre tel autre, notre campagne sera résolument anti-impérialiste, internationaliste et antiraciste.
1) En finir avec le militarisme et la présence militaire française à l’étranger
Force est de constater que, du côté des forces politiques institutionnelles en France, c’est, malgré quelques nuances, l’unanimisme qui l’emporte lorsqu’il s’agit de défendre l’impérialisme français. Défense des « intérêts français », des groupes industriels, des emplois générés par l’industrie de l’armement : tous les arguments sont bons pour ne pas pointer les responsabilités, directes ou indirectes, de la France dans les conflits militaires. Quitte à verser parfois dans les postures les plus contradictoires, à l’instar de celle de Jean-Luc Mélenchon et de la FI qui, tout en dénonçant les exportations d’armes en Arabie saoudite, n’ont de cesse de saluer la bonne santé du complexe militaro-industriel français, visites dans les salons d’armement à l’appui.
À l’opposé de toute apologie des industries d’armement français, de toute logique « bloc contre bloc » et de tout chauvinisme, il est urgent d’assumer des mots d’ordre défendant une perspective de désarmement et de démilitarisation. Cela commence par l’arrêt des exportations des engins de mort français et, au-delà, le démantèlement du complexe militaro-industriel, avec une reconversion industrielle qui pourrait notamment s’orienter vers le domaine de la transition énergétique (trains, métros, tramways, énergies renouvelables…). Soit une politique de désarmement unilatéral et général, qui implique également la destruction de la force de dissuasion nucléaire française et, sur le plan politique, le refus de toute « armée européenne », la sortie de l’OTAN, la fin de la Françafrique et, plus généralement, l’arrêt de toutes les interventions militaires françaises à l’étranger et le démantèlement de toutes les bases permanentes. Nous revendiquons en outre l’expropriation des multinationales françaises (Bolloré, Total…) qui pillent les richesses aux quatre coin du monde, et le droit à l’autodétermination pour l’ensemble des colonies françaises.
2) Solidarité avec les migrantEs
La seule réponse efficace face à la tragédie que vivent les migrantEs est de refuser de considérer les migrations comme un « problème », et de s’unir pour satisfaire les besoins sociaux de millions de femmes et d’hommes, migrantEs et « autochtones ».
Se déplacer est une pratique inhérente à l’espèce humaine. Cela doit être un droit, indépendamment des motivations qui conduisent à migrer. Des millions de personnes sont forcées d’émigrer pour échapper à la misère, à la pauvreté, à la guerre, aux catastrophes environnementales, au manque de perspectives d’avenir. Nous revendiquons le droit d’asile pour celles et ceux qui fuient la guerre et les persécutions. Mais aussi un accueil digne pour touTEs les migrantEs, sans faire de distinction entre les migrantEs dits « économiques » et les réfugiéEs. Toutes les organisations de gauche devraient se battre pour l’octroi de pleins droits à touTEs les migrantEs, en accordant une attention particulière aux femmes, aux personnes LGBTI, aux musulmanEs et aux mineurEs, qui souffrent de multiples formes de discrimination et d’oppression.
La liberté d’installation et de circulation est la seule mesure qui pourrait enrayer l’hécatombe sur les chemins de l’exil. Ouvrir les frontières, c’est permettre aux gens de migrer dans des conditions dignes et sûres. C’est faire disparaître la clandestinité et les passeurs. Quand les marchandises et les richesses circulent librement sur la planète, quoi de plus normal que les êtres humains veuillent en faire autant ? Chaque personne a le droit fondamental de vivre dignement et de jouir de tous les droits politiques et sociaux du pays où il elle réside.
3) Contre le racisme d’État et l’islamophobie
Le traitement scandaleux des migrantEs en France est l’une des expressions du racisme d’État, structurel, que d’aucuns essaient encore de nier, malgré les contrôles au faciès, malgré la loi « asile-immigration », malgré la loi « séparatisme ». À l’heure où certains voudraient que le débat politique, à l’occasion de la présidentielle, soit polarisé par les questions d’immigration et d’« ennemi intérieur », nous le redirons avec force : nous revendiquons une égalité complète entre FrançaisES et étrangerEs, mais aussi entre touTes, quelle que soit la confession religieuse... ou l’absence de confession religieuse. Le NPA se bat pour la régularisation de tous les sans-papiers, le droit de vote des étrangerEs résidant en France à toutes les élections, et plus globalement l’abrogation de toutes les lois racistes et islamophobes qui institutionnalisent les inégalités.
Notre antiracisme est articulé à notre anticapitalisme, et si nous refusons de céder le moindre pouce de terrain aux imprécateurs racistes, nous dénonçons dans le même temps le véritable « séparatisme » : celui des riches. Ce sont en effet eux les vrais séparatistes, qui refusent de contribuer à la solidarité nationale en dissimulant leurs fortunes, par l’évasion et la fraude fiscales, qui se regroupent dans des quartiers réservés aux riches, qui mettent leurs enfants dans des écoles que personne ne peut se payer, organisant une reproduction sociale destinée à perpétuer leur domination.
4) Un internationalisme en actes
La dernière décennie a été marquée par une succession de soulèvements populaires à l’échelle mondiale qui, bien qu’ayant des spécificités les ancrant dans des espaces sociaux, politiques et géographiques nationaux, ont eu pour points communs une remise en question « systémique » du capitalisme néolibéral-autoritaire7 : contre les dégâts du néolibéralisme, contre les effets des diktats du FMI, contre les régimes locaux dictatoriaux prédateurs et à la solde des puissances capitalistes dominantes, contre la présence maintenue des multinationales des pays capitalistes dominants — souvent protégées par les forces armées de ces derniers. Au côté de ces peuples en lutte — et de tous ceux qui ne manqueront pas de se soulever dans les mois à venir, nous portons un projet internationaliste fondé sur une solidarité en actes, motivée par une volonté de soutenir les oppriméEs du monde entier, mais aussi par la conscience d’une communauté de destin face à un système impérialiste qui écrase les peuples.
Nous revendiquons l’abolition de la dette des pays du Sud global, à commencer par l’ensemble des dettes illégitimes, la fin des traités qui organisent le pillage des richesses à l’échelle internationale, l’expropriation des multinationales qui vivent grassement de ce vol organisé, l’arrêt du soutien aux dictatures qui répriment toute contestation de cet ordre injuste, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de leurs richesses et la fin de toutes les expéditions militaires impérialistes. Au-delà de ces revendications, nous tissons des liens de solidarité, fondés sur la camaraderie, le respect mutuel et la recherche d’actions communes, avec les groupes anticapitalistes et révolutionnaires dans les pays dominés, afin de faire vivre concrètement cette solidarité internationale et de ne pas la borner à des positions de principe parfois déconnectées des dynamiques politiques et sociales réelles.
Un anti-impérialisme intransigeant et en actes, en ayant toujours à l’esprit le mot de Che Guevara : « Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n'importe quelle injustice commise contre n'importe qui, où que ce soit dans le monde. C'est la plus belle qualité d'un révolutionnaire. »
- 1. V. I. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), V).
- 2. Idem, VII).
- 3. Idem, Préface aux éditions allemande et française (1920).
- 4. Idem, X).
- 5. Karl Liebknecht, Déclaration au Reichstag, 2 décembre 1914.
- 6. Gilbert Achcar, « Leur anti-impérialisme et le nôtre », Contretemps-web, 18 avril 2021 : https://www.contretemps…
- 7. Julien Salingue, « Un soulèvement mondial contre le capitalisme néolibéral-autoritaire ? », revue l’Anticapitaliste n°110 (décembre 2019).