Eva Illouz est une sociologue franco-israélienne dont le travail explore les phénomènes d’interpénétration entre la sphère des émotions et des affects et celles du marché et de la politique. D’une façon générale, sa production scientifique apporte une contribution originale à la compréhension des transformations du capitalisme et de son idéologie.
Dans son ouvrage Les émotions contre la démocratie, publié en 2019 aux éditions du Premier Parallèle, l’auteure applique son modèle de l’émotionalité au domaine politique. Le régime sécuritaire de l’État d’Israël lui sert de « laboratoire » pour étudier ce qu’elle définit, en citant Francis Fukuyama, comme « un populisme nationaliste » qui mine la démocratie de l’intérieur.
Le risque du fascisme
Si l’introduction du livre débute avec une référence au discours de Theodor W. Adorno - penseur emblématique de la Théorie critique de l’École de Francfort - sur le lien entre la concentration du capital et les mouvances fascistes, entretenues par la peur du déclassement de certaines couches sociales s’identifiant à la bourgeoisie, le concept de « fascisme » est au fur et à mesure abandonné au profit du mot-valise « populisme ». Le discours populiste, selon Illouz, mobilise prioritairement quatre registres émotionnels : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie, qui offrent des causes aux pertes subies en identifiant un ennemi, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. L’auteure considère que le populisme constitue « une tendance préludant au fascisme » (p. 10).
Populisme et structure des sentiments
En s’appuyant sur l’analyse d’une série d’entretiens réalisés avec des citoyens juifs soutenant le régime, le livre essaie d’explorer une perception du monde régie par la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie, à l’origine de la construction de trames causales faussées. Le qualificatif « faussée » est préféré à celui de « fausse conscience » jugé méprisant vis-à-vis des acteurs concernés. Il s’agit alors de travailler sur une déformation des cadres de perception du monde social qui est encouragée par le régime en place à travers l’instrumentalisation des quatre catégories d’émotions.
Eva Illouz fait appel à l’expression « structure de sentiment » de Raymond Williams pour expliquer le fonctionnement des affects dans la vie politique et la manière dont ils peuvent façonner les identités individuelles et de groupe. Comme dans le cadre de l’économie du bonheur, les experts en marketing politique, les consultants, les personnalités politiques et les médias façonnent des récits censés entrer en résonance avec des expériences sociales comme celle du déclassement. Ces matériaux symboliques et émotionnels, agissant à un niveau pré-cognitif, influencent la compréhension du monde des groupes sociaux.
La peur
L’instrumentalisation politique de la peur mène les juifs à concevoir les « Arabes » (terme utilisé par les interviewéEs) comme une « masse indifférenciée, haineuse, reflétant la menace ancestrale de l’annihilation » (p. 38). « La force ou l’annihilation » est devenue la devise politique et morale fondamentale d’Israël ainsi que la justification principale de sa doctrine sécuritaire qui a profondément façonné le style de gouvernement et la culture d’Israël. La menace sécuritaire sert à légitimer la suspension des libertés publiques et des droits fondamentaux. La peur de l’ennemi est enchâssée dans l’appareil d’État et dans toute la société civile. C’est comme si une société adoptait en bloc le mode de pensée des militaires : « on nous disait en permanence que les Palestiniens sont des terroristes, qu’ils apprennent à leurs enfants à tuer », déclare Nadav, l’une des personnes interviewées ayant intégré l’armée. La peur fige l’ennemi et l’éloigne de la réalité. Elle agit plus profondément quand l’ennemi est distant géographiquement plutôt que quand on a la possibilité de le voir. Il est intéressant de remarquer qu’une certaine empathie vis-à-vis des populations palestiniennes se manifeste chez une citoyenne interrogée qui habite à proximité de la bande de Gaza. L’ennemi existe à l’extérieur des frontières et à l’intérieur, il est constitué à la fois par les populations arabes et les femmes et les hommes de gauche. En capitalisant sur une peur ancrée dans l’histoire des juifs, Netanyahou a ainsi réussi à alimenter les divisions et les inégalités.
L’auteure souligne qu’à Gaza, personne n’échappe à la peur de la faim, des privations, de la mutilation et de la mort mais cette peur est réaliste et relève d’une véritable expérience de la souffrance et de la négation des droits fondamentaux. Sans toutefois jamais parler d’apartheid, elle souligne également que les habitantEs Arabes de Jérusalem-Est n’ont pas accès à la citoyenneté et sont très vulnérables sur le plan statutaire et juridique.
Le dégoût
Le dégoût peut également être transmis à travers le discours. Selon l’anthropologue Mary Douglas, tous les systèmes culturels instaurent une ligne de démarcation entre les choses qu’elles identifient comme « sales » et celles qu’elles définissent comme « propres ». Ce sentiment de dégoût semble renvoyer à la fois au religieux et aux catégories de genre, c’est-à-dire à l’univers du féminin et du masculin. Une femme qui a ses règles est considérée comme « impure » et la loi interdit de la profaner. Comme pour la peur, ces matériaux symboliques ont la fonction de reproduire des formes de domination et de figer les inégalités et les hiérarchies sociales comme étant d’ordre naturel.
Le sentiment du dégoût est lié à la logique du racisme et à la peur de la mixité. Pour le forger, il y a les « entrepreneurs du dégoût » qui visent à construire la haine et le refus de certains groupes sociaux. Il est intéressant de noter que le dégoût est considéré comme successif à l’occupation, il en est le résultat. Le dégoût constitue donc une justification de la domination ; plus celle-ci devient routinière et plus on a besoin de la justifier. Cette émotion met donc en place les conditions psychologiques qui autorisent l’exercice de la violence. Ce qui nous semble important à souligner ici est qu’en dépit des justifications abstraites, l’occupation est bel et bien le ressort déterminant de la production de ce sentiment.
Le ressentiment
Le ressentiment est l’émotion la plus politique. Liée à la démocratie, elle émerge quand, dans des sociétés régies par le principe d’égalité, certains groupes sont dans l’impossibilité de jouir des mêmes droits que les autres pour des raisons juridiques, matérielles ou normatives. Elle diffère de la protestation révolutionnaire car le désir de revanche n’est pas accompagné, selon Nietzsche, d’une capacité à détruire l’ordre social. Cette partie laisse le lecteur/trice sur sa faim. On comprend que ce sentiment est relié à la peur du déclassement et de la perte du pouvoir et que celle-ci est d’autant plus insupportable dans les sociétés qui se considèrent comme égalitaires. Il s’agit encore une fois d’usages populistes politiques de cette émotion mais on bascule en même temps vers l’idée que ce sentiment est lié aux sociétés démocratiques sans que l’association avec la nature (non) démocratique de l’actuel régime israélien soit exprimée explicitement, ce qui pose à notre sens un vrai problème.
L’amour de la patrie
C’est dans cette partie que l’on explore la dimension nationaliste du gouvernement israélien. Le nationalisme « identifie le territoire à un peuple, et donc la terre à son histoire (réelle ou inventée) ». L’idée d’une ascendance commune est sacralisée et mythologisée à travers notamment la mort sacrificielle des ancêtres qui pèse sur les générations successives.
L’amour patriotique a trois caractéristiques : il est associé à l’amour pour ses compatriotes, il correspond à une forme d’amour-propre et il permet de tracer une frontière séparant ceux et celles que l’on aime – les membres du groupe d’appartenance – de ceux et celles que l’on n’aime pas. C’est donc un sentiment qui inclut et exclut en même temps. L’auteure précise à ce propos que les israéliens ayant une « sensibilité libérale » font une distinction entre « le patriotisme dit inclusif des premiers temps du sionisme » et « le nationalisme de l’exclusion de la droite dure » (p. 187). Cette distinction impliquerait l’existence d’un bon nationalisme (éclairé et démocratique) face à un nationalisme jugé dangereux car fondé sur la croyance faussée dans la supériorité d’une communauté sur une autre. On voit ici en filigrane une forme de défense du bon sionisme auquel l’auteure semble se rattacher.
Il manque par contre ici une référence aux formes progressistes de l’indépendantisme dans le cadre desquelles la nation autonome devient synonyme d’une revendication du droit à l’autodétermination d’un peuple qui se bat contre des formes variées d’oppression impérialiste et post-coloniale. Comme pour le terme « populisme » on voit bien ici que le terme « patrie » ou « nation » peut constituer un signifiant vide, capable de suspendre des propositions contradictoires.
Pour comprendre le nationalisme israélien, il est important de souligner qu’il s’est toujours appuyé sur une définition quasi religieuse de la nation qui renvoie à un passé ancestral, « à cette entité supra-territoriale qu’est le peuple juif » (p. 191) plutôt que sur une définition citoyenne et républicaine de la nation. L’auteure souligne donc une spécificité : alors que le patriotisme israélien est très fort, « l’israélité » n’est pas reconnue comme la nationalité d’Israël, ce qui laisse penser à un patriotisme fondé sur un État envisagé comme un ethnos. Il s’agirait donc d’une définition ethnique et religieuse de la nation qui n’est pas sans rapport avec les définitions fascistes et postfascistes de « nation ».
Les sentiments patriotiques ont été utilisés par Netanyahou pour décrédibiliser la gauche laïque en redessinant les contours de l’identité nationale, notamment à travers la loi de 2018 « Israël, État-nation du peuple juif », une loi raciale qui affirme la primauté ethnique des juifs en Israël. Cela explique les alliances de Netanyahou avec le Shas (parti ultra-orthodoxe) et les autres partis religieux nationalistes comme le Likoud, qui n’ont cessé de gagner en influence dans la vie publique israélienne. Cette stratégie renvoie également aux politiques d’Orbán en Hongrie ou de Modi en Inde, appelant à des conceptions identitaires et primordiales de la nation. La dynamique de cette propagande est paradoxale : le nationalisme induit de facto des fragmentations de la société tout en étant présenté en même temps comme un antidote aux fractures qu’il a lui-même créées. Eva
Illouz explique que le populisme nationaliste de Netanyahou a fait de la religion et de l’identité nationale des marqueurs de l’appartenance de classe en devenant l’apanage des couches plus ou moins inférieures de la classe moyenne, les moins diplômés, opposés à des élites économiques et financières cosmopolites. Netanyahou aurait donc tourné le dos à une partie significative du peuple juif en témoignant d’une évolution en direction d’une politique non plus fondée sur le peuple mais sur le territoire ce qui représente une profonde inflexion dans l’identité de l’État d’Israël. Cela passe par l’appropriation de la terre, la violation des droits humains et du droit international, l’exclusion et la discrimination. Mais cela passe aussi par une déconstruction de la relation de la gauche à la classe ouvrière ; l’agenda universaliste et redistributif de la gauche est dès lors assimilé aux intérêts des élites.
Ce qui confirme ce qui est affirmé dans l’hypothèse de départ de l’auteure : « le populisme n’est pas le fascisme, mais un préambule au fascisme ».
Un ouvrage utile pour comprendre la réception des discours et l’émotionalité mobilisée par l’extrême droite
À un moment où l’extrême droite est plus forte que jamais en Israël et où de nouvelles attaques meurtrières s’abattent sur le peuple palestinien, le livre acquiert une actualité particulière. Au-delà du cas d’Israël, le mérite de ce travail d’enquête est celui de s’intéresser à la manière dont les discours politiques des courants des droites extrêmes sont reçus et appropriés par les gens. Ceux-ci puisent dans des traumas historiques et instrumentalisent la structure des sentiments d’une façon à produire des distorsions dans la perception de la réalité. Fabriqués par les professionnels du marketing et de la communication politique, les récits nationalistes et xénophobes sont diffusés via les médias jusqu’à devenir une partie intégrante de l’identité. Ces mêmes techniques de manipulation des sentiments s’observent dans d’autres contextes géographiques et politiques comme en Italie où le nationalisme de l’extrême droite de Giorgia Meloni entretient, comme en Israël, une relation profonde avec la religion et la tradition. Les théories du « grand remplacement » pourraient constituer un terrain fertile à l’instauration d’un régime sécuritaire. L’État d’exception que nous avons connu en France depuis les attentats en 2015 et puis au cours de la crise sanitaire du Covid-19 ainsi que la répression policière dont a été victime le mouvement des Gilets jaunes configurent également les traits d’un État autoritaire. Dans cette perspective, nous pouvons affirmer que l’exemple d’Israël, bien que présentant des spécificités, est utile pour mieux comprendre les ressorts de la propagande des courants d’extrême droite internationaux.
Toutefois, l’une des faiblesses de ce travail réside à notre avis sur le plan conceptuel. L’auteur choisit la catégorie du « populisme » qui, de par son caractère flou, ne nous aide pas à identifier les traits spécifiques du courant conservateur qu’elle étudie. En dépit d’une littérature récente foisonnante, l’opérabilité scientifique du concept de « populisme » continue de nous apparaître faible. Son niveau d’opacité est dû avant tout à la nature hétérogène de son référent allant des mobilisations conservatrices de l’extrême droite identitaire à celles progressistes de la gauche nationaliste. L’usage extensif et souvent dépréciatif favorise son instrumentalisation à des fins politiques. Des narodniki russes, visant l’émancipation de la classe paysanne et la fin du despotisme tsariste, le terme a assumé progressivement une acception négative au point d’être associé aux stratégies de manipulation et d’infantilisation des masses. Le fil conducteur pourrait être identifié dans la mise en place de processus symboliques et stratégiques visant à construire le « peuple » en tant que sujet politique, ethnique ou religieux. Il s’agit de la construction d’un sujet large et interclassiste qui implique une certaine fluidité idéologique et programmatique. Indiffèrent à la dichotomie gauche/droite, le populisme peut être associé à la fois à des programmes progressistes, autoritaires, nationalistes ou xénophobes. Les tentatives de dresser des typologies du populisme se heurtent en effet toujours à la difficulté́ à maîtriser cette diversité. Il nous semble, au contraire, que le phénomène étudié assume les traits des courants de l’extrême droite postfasciste. Cela permet de garder une ligne de démarcation droite/gauche, qui fait toujours sens en politique. L’éliminer, signifierait valider la stratégie discursive que nous nous attelons précisément à déconstruire et à critiquer. Partout ces courants s’appuient sur la peur du déclassement, dressent des guerres entre pauvres, constituent l’ennemi mortel du mouvement ouvrier, surgissent et se développent en correspondance avec ses moments de recul. La propagande de ces courants coupe les gens du réel, les empêchent d’identifier les vraies causes de leurs problèmes et de leurs souffrances, invisibilise les conflits de classe et les rapports de domination à travers la construction de boucs émissaires. La création de ces fractures vise à neutraliser tout élan contestataire et toute forme de prise en main collective de la société. Les citoyennes et les citoyens sont prêts à renoncer aux aspirations démocratiques et autogestionnaires en échange d’une promesse illusoire de sécurité et de protection.
Malgré cette faiblesse, le livre atteint son objectif qui n’est pas vraiment celui d’expliquer le populisme mais plutôt les différentes manières qu’ont les électeurs et les électrices « de construire leurs identités politiques autour d’affects qui se révèlent d’autant plus puissants qu’ils sont aussi moraux » (p. 241).
Des émotions qualitatives pour transformer la société
À la fin de l’ouvrage, Eva Illouz réhabilite la catégorie du conflit. Les sentiments qu’elle a analysés sont négatifs précisément car ils tendent à l’élimination du conflit et à la construction d’une communauté imaginée. L’auteure définit alors la compassion et la fraternité comme des émotions qualitatives permettant de constituer une “société décente” : ces deux émotions présupposent la différence et semblent ouvrir la voie à une société multiculturelle où, par delà la diversité, chaque membre serait capable de construire du commun. À cela, l’auteure ajoute le sentiment de la “fraternité” qui se fonde sur « une idée morale et impartiale de la justice entretenue dans le cadre de la communauté politique » (247). La fraternité constitue un terrain propice à la formation de l’universalisme. L’auteure revendique alors la nécessité de renouveler l’universalisme des juifs « à travers une alliance entre le libéralisme politique et une religion juive dynamique » constituant l’esprit véritable du sionisme originel. Quelle est la fonction d’un tel positionnement ? Entretenir une nostalgie vis-à-vis d’un sionisme des origines éthiquement et politiquement défendable ou alors rester audible en formulant une critique radicale, de l’intérieur, de la dérive du militarisme et de l’occupation ? Le livre cherche une négociation de cette contradiction au sein du sionisme sans que l’on comprenne la part tactique qui l’impose. C’est ici que nos chemins se séparent. En questionnant le positionnement de Bauer, qui transforme la question de l’émancipation juive en une question purement religieuse, Marx affirme qu’il faut chercher les raisons de l’existence du judaïsme dans l’histoire. En balayant tous les traits stigmatisants associés au “Juif”, il affirme que « le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique1 ». Pour transformer une société de domination en une société plus juste et fraternelle, il est à notre sens inutile de faire appel à un esprit religieux fantasmé et prétendument authentique ou à un idéal auquel la réalité devra se conformer mais il faut s’engager dans la construction « d’un mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ».
- 1. K. Marx (1843), La question juive, en ligne : https://www.marxists.org…