Les bouleversements mondiaux et les offensives ultra libérales accentuent la confrontation entre pays capitalistes au sein de l’Afrique, qui garde une importance stratégique. Les populations en sont les premières victimes, le Continent connaît une augmentation de la pauvreté liée à la crise sanitaire et à la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Par contre, les gouvernements africains jouent de la compétition entre États capitalistes dominants pour affermir leur pouvoir
Trois pour cent, c’est le chiffre qu’il faut retenir pour apprécier le poids économique du Continent dans l’économie mondiale. L’Afrique c’est donc 3 % du produit intérieur brut mondial, 3 % du commerce mondial et 3 % des investissements directs à l’étranger (IDE) mondiaux.
Le paradoxe africain
Prenons le cas de la relation économique de la France avec l’Afrique. En 2019 elle a exporté pour 29,5 milliards d’euros vers l’Afrique. Si on se focalise sur les pays subsahariens, il convient d’enlever 13 milliards que représentent les trois pays du Maghreb soit un total de 16,5 milliards à comparer aux 759 milliards d’euros des exportations françaises. En d’autres termes l’Afrique subsaharienne ne représente qu’un peu plus de 2% des exportations de l’hexagone.
Cette faiblesse économique africaine dans le monde ne doit cependant pas occulter, notamment pour les industries de pointe, l’intérêt stratégique de certaines matières premières, enjeux d’affrontements entre pays riches. Donnons quelques exemples. Pour la bauxite, essentielle dans la fabrication de l’aluminium, les trois principaux pays exportateurs sont l’Australie (104 000 tonnes), la Chine (92 700) et la Guinée (82 000). Pour le platine : Afrique du Sud (130 tonnes), Russie (23), Zimbabwe (15) et Canada (7). Pour le cobalt : République Démocratique du Congo (RDC) (100 000 tonnes), Russie (6 300) et Australie (5 740). Pour le diamant industriel : Russie (15 millions de carat), Australie (11 millions), RDC (10 millions), Botswana (5 millions), Zimbabwe et Afrique du Sud 2 millions chacun.
L’Afrique est donc soit le plus gros exportateur de matières premières stratégiques, proche d’une situation de quasi-monopole comme on l’a vu pour le cobalt, le platine – on peut citer aussi le coltan ou le manganèse –, soit une source de diversification pour les pays riches leur garantissant la sécurisation de leurs approvisionnements.
Il en va de même pour la production de pétrole et de gaz avec le Nigeria, la Libye, l’Angola et le Congo Brazzaville (seulement pour le pétrole).
L’autre élément qui relativise la faiblesse du poids économique de l’Afrique est son importance géostratégique. Certains pays en font même leur fond de commerce, comme Djibouti. Sa situation géographique exceptionnelle sur le détroit de Bab-el-Mandeb – quatrième couloir maritime mondial pour l’approvisionnement énergétique – lui permet, contre monnaie sonnante et trébuchante, d’accueillir les installations militaires de la France, des États-Unis, de l’Italie, du Japon et de la Chine. Le Soudan négocie l’installation d’une base militaire russe à Port-Soudan située à équidistance entre le canal de Suez et le détroit de Bab-el-Mandeb.
Guerre froide en Afrique
De 1960 à 1989, les pays capitalistes européens et les USA étaient avant tout motivés par une volonté de restreindre l’avancée de la « menace communiste » sur le Continent. Les pays africains qui à l’issue de la décolonisation s’orientaient vers l’Union soviétique sont peu à peu ramenés vers le giron occidental, soit par des coups d’États orchestrés par les puissances impérialistes comme au Mali, au Burkina Faso, soit par la volonté de leurs dirigeants comme en Guinée avec Sékou Touré, au Congo Brazzaville avec Sassou Nguesso, l’Éthiopien Meles Zenawi ou l’Ougandais Yoweri Museveni. Les difficultés pour le camp occidental viennent plutôt du processus de décolonisation des pays africains lusophones. L’entêtement du Portugal à maintenir un empire coûte que coûte n’a fait que radicaliser le processus de décolonisation. Ainsi les pays comme l’Angola ou le Mozambique vont être des sujets d’inquiétude tout comme en Afrique australe, la Namibie et le Zimbabwe.
Arrimer les pays africains au camp occidental devient un enjeu géopolitique et économique majeur d’autant que certaines matières premières sont décisives, comme c’est le cas de l’uranium pour la France qui décide d’être leader dans l’industrie nucléaire.
C’est dans ce contexte que la convention de Yaoundé a été signée entre la Communauté économique européenne (CEE) ancêtre de l’Union européenne et 18 pays africains, qui donnera par la suite la convention de Lomé. Cet accord est largement favorable aux pays africains signataires, puisqu’ils peuvent bénéficier du marché européen sans entraves et sans réciprocité de droits de douane pour les pays européens. De plus un mécanisme de fond de stabilisation des recettes d’exportation sur les produits agricoles dit Stabex, compense les pertes lors de la baisse des prix à l’exportation.
À cette époque, des critiques dénonçaient un accord économiste qui faisait l’impasse sur la satisfaction des besoins sociaux des populations des pays dominés au profit de relations commerciales avec l’Europe.
L’intégration de l’Afrique dans la globalisation capitaliste
La chute de l’Union soviétique a profondément bouleversé la donnée géopolitique. La « menace communiste » disparaît et le néolibéralisme commence à prendre de l’ampleur sous les politiques de Reagan et de Thatcher. L’abandon du rôle de l’État dans l’économie est théorisé dans les pays riches et par contrecoup dans les pays dominés. Désormais, fini l’État stratège comme outil principal du développement des pays africains. D’autant que la critique est des plus aisées au vu des résultats économiques catastrophiques. Les dépenses ont été gaspillées dans les projets coûteux et inutiles, les fameux éléphants blancs. L’endettement est devenu abyssal. L’ère du remboursement de la dette commence et permet aux pays occidentaux de dicter la politique économique dans les pays africains en imposant les politiques d’ajustement structurel qui continuent à avoir des effets délétères sur la situation sociale des populations. Cette politique s’appuie sur un diptyque. D’une part le libéralisme politique avec la fin des partis uniques et la glorification des sociétés civiles censées remplacer l’État dans les domaines sociaux. D’autre part le libéralisme économique qui met en musique les vagues de privatisation des entreprises et le démantèlement des caisses d’ajustement pour les principales exportations agricoles.
C’est tout naturellement que la convention de Lomé a évolué vers une politique néolibérale, notamment sa version quatre, pour être remplacée par les accords de Cotonou puis les Accords de Partenariat Économique (APE) entre l’Europe et les pays Afrique Caraïbe et Pacifique (ACP) instituant la liberté économique réciproque, ou dit plus prosaïquement, la liberté du renard dans le poulailler. Une fois l’accord finalisé malgré les critiques venant y compris de dirigeants africains libéraux, une seconde réforme d’ampleur est mise en place. L’établissement d’une zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). L’idée est de lever les barrières douanières pour créer un vaste marché qui bénéficierait aux pays africains. Cela permettra surtout aux pays riches de profiter d’un marché unique de plus d’un milliard et demi de personnes.
L’Afrique continue d’être un enjeu au sein d’une réorganisation globale des acteurs capitalistes, caractérisée par la montée en puissance de la Chine, de l’Inde dans une moindre mesure et plus modestement de la Turquie et des pays du Golfe. À noter aussi le retour de la Russie, avec une stratégie spécifique d’implantation, et enfin les tentatives conjuguées de l’Europe et des États-Unis de conserver leur position.
La Chine un acteur incontournable
L’élément incontestablement le plus important est la place prépondérante qu’a prise la Chine sur le Continent. Initié dans les années 2000 par Jiang Zemin, le président de l’époque, le projet « Going Global Strategy » visait à pousser les grandes entreprises à s’ouvrir vers l’étranger particulièrement sur le Continent. Depuis cette période, la progression est spectaculaire : en 2000 les relations commerciales sino-africaines s’élèvent à 10 milliards de dollars US, elles atteignent presque les 210 milliards en 2019. Une telle augmentation s’explique par la continuité de cette politique avec le projet « Belt and Road Initiative » (BRI) appelé aussi la nouvelle route de la soie. Ce projet déjà mis en route et devant se terminer en 2049 pour le centenaire de la fondation de la République Populaire de Chine, est l’élément clef permettant d’affirmer la puissance chinoise sur la scène internationale. Si cette stratégie ne concerne pas uniquement l’Afrique, la quasi-totalité des pays du Continent ont adhéré à la BRI censée participer à leur développement. Certains dirigeants africains caressent l’idée de bénéficier de la délocalisation industrielle de l’empire du Milieu. En réalité, les bienfaits économiques sont loin d’être évidents, les infrastructures servent d’abord aux industries chinoises implantées et sont in fine payées par les pays bénéficiaires, augmentant ainsi leurs dettes. Des pays comme l’Angola, le Cameroun, l’Éthiopie, le Kenya, la Zambie ou l’Afrique du Sud voient leur dépendance économique fortement augmentée. Les zones franches industrielles apportent peu de création d’emploi. La puissance de la Chine se joue aussi sur le terrain militaire. Elle se traduit par l’implantation d’une base militaire à Djibouti et la participation aux missions onusiennes.
La stratégie de la Chine en Afrique est d’une part l’exportation de biens manufacturés, notamment avec sa large gamme de produits peu onéreux, et d’autre part l’importation de matières premières. Dans ce domaine, les terres rares, groupe de métaux indispensables à l’industrie de haute technologie, sont l’objet d’une féroce compétition. Elles seront de plus en plus utilisées : la Chine assure 70 % de la production mondiale et l’Afrique aurait d’importantes réserves notamment en Afrique australe ainsi qu’au Gabon et au Burundi dont l’exploitation a déjà commencé. La crainte des pays occidentaux est que la Chine détienne à moyen terme un quasi-monopole de ces matières premières.
Les nouveaux acteurs
Les pays comme l’Inde, la Turquie, ou les Émirats Arabes Unis (EAU) s’implantent dans leur domaine de prédilection. L’Inde est le second partenaire commercial de l’Afrique avec des échanges s’élevant à plus de 49 milliards d’euros en 2017. L’Inde possède des atouts. Comme la Chine, elle met en avant son passé de pays colonisé et peut s’appuyer sur une forte diaspora notamment en Afrique de l’Est et australe. Ses principaux créneaux sont les télécommunications, l’industrie pharmaceutique et les véhicules. L’Inde développe son réseau diplomatique et tente d’habiller ses relations commerciales dans une continuité de l’esprit de la conférence de Bandung qui consacrait la solidarité entre les pays du tiers-monde. La Turquie considère l’Afrique comme un marché à fort potentiel pour le développement de son industrie autour des infrastructures de l’énergie et de la santé. Ses échanges commerciaux ont été multipliés par cinq pour atteindre 25,4 milliards de dollars en 2020. L’intervention de la Turquie en Libye reflète une volonté de s’implanter durablement en misant sur le gouvernement de Tripoli contre le général Haftar et de bénéficier ainsi des formidables richesses minières du pays. Mentionnons enfin les EAU, pour au moins trois raisons. D’abord leur importance comme acteur dans les infrastructures portuaires : ils sont présents au Sénégal, en Égypte, en Somalie, au Mozambique, en Guinée et ont un centre de logistique au Rwanda. Ensuite leur implication au niveau politique et militaire. En effet ils sont les principaux soutiens de la dictature au Soudan, ils sont impliqués en Libye, sont très influents en Érythrée et en Éthiopie. Enfin, ils sont emblématiques d’une certaine forme de pillage avec les accaparements de terres arables pour assurer leur souveraineté alimentaire : 400 000 hectares au Soudan et un projet de plus de 600 000 hectares au Mozambique. Ce ne sont évidemment pas les seuls, la plupart des pays impérialistes continuent de spolier les terres africaines.
Enfin difficile d’ignorer le retour remarqué de la Russie sur le Continent avec la présence des mercenaires de Wagner. La Russie est avant tout un fournisseur de blé et d’armes et a noué des accords militaires avec plus de la moitié des pays africains. De ce fait la Russie, en dépit de sa faible part dans le commerce avec l’Afrique, reste un partenaire stratégique pour nombre de gouvernements du Continent. En Centrafrique, au Mali, en Libye et au Soudan sa présence militaire permanente, sa tutelle sur le pouvoir en place, l’organisation de la répression des mouvements d’opposition, la propagande grossière en faveur des « sauveurs du pays » et la politique de prédation des ressources naturelles, sont des méthodes que n’aurait certainement pas reniées Foccart.
La perte d’hégémonie des pays occidentaux
L’Union européenne reste un partenaire économique important de l’Afrique : les échanges commerciaux en 2020 s’élèvent à 220 milliards d’euros et sont en augmentation de 20% depuis 2016. La faiblesse de l’Union européenne est son absence de politique commune en Afrique. Les anciennes métropoles coloniales ont d’abord une relation privilégiée avec leurs ex-colonies et la diplomatie européenne pèse peu, faute d’un accord sur les priorités. Dans ce contexte, la France tente de continuer à jouer sa partition spécifique. À l’époque de la guerre froide le camp occidental reconnaissait à Paris son rôle de gendarme de l’Afrique.
La France est désormais incapable de remplir cette mission qu’elle a exécutée pendant des décennies. Les trois pays où elle est intervenue récemment – Libye, Mali, Centrafrique – sont passés en partie ou en totalité sous domination russe. L’impérialisme français n’a plus les ressources financières et militaires pour jouer son rôle. Ses tentatives d’entraîner l’Union européenne derrière elle sont restées vaines comme l’illustre l’opération Takuba au Sahel, plus symbolique que réellement opérationnelle.
Quant aux USA leur poids économique est faible avec un désintérêt pour le Continent. Les échanges commerciaux avec l’Afrique depuis 2009 sont en baisse constante passant de 142 milliards de dollars en 2008 à 64 milliards de dollars en 2021. Sur les questions sécuritaires, la doctrine Obama du « light fooprint » (empreinte légère) reste en vigueur. Les USA se tiennent au maximum en retrait et évitent les participations directes dans les conflits. Cette politique a été accentuée par Trump au début de son mandat, lorsqu’il s’est interrogé sur l’intérêt pour les USA de promouvoir une politique d’aide aux pays africains, les considérant « comme des pays de m… ».
Le retour des USA vers l’Afrique est avant tout motivé par la volonté de contrecarrer la puissance chinoise sur le Continent et s’inscrit dans un cadre plus général de compétition pour ne pas dire confrontation sino-américaine. Cela donne aux Africains le sentiment d’une politique opportuniste qui se désintéresse du Continent.
Pour conjurer le risque de la perte de leur emprise sur le continent au profit de la Chine et de la Russie, les pays impérialistes occidentaux rassemblés dans le G7 ont adopté la politique du bâton et de la carotte.
Coté bâton les USA s’en chargent avec la loi « Countering Malign Russian Activities in Africa Act ». Votée massivement à la Chambre des représentants par les démocrates et les républicains, cette loi sanctionne les soutiens de la politique de Poutine en Afrique.
Coté carotte trois projets économiques ont été annoncés récemment. Pour les USA il s’agit du projet « Prosper Africa Build Together », un projet d’aide à l’investissement des entreprises américaines en Afrique. L’Europe adopte le projet « Global Gateway » – il s’agit de collecter 300 milliards d’euros d’ici 2027 – qui se veut une riposte à la route de la soie de Xi Jinping. Enfin lors du dernier sommet du G7 un plan baptisé « Partenariat mondial pour les infrastructures » de 600 milliards de dollars a été annoncé avec une priorité pour l’Afrique. Un projet en réponse lui aussi à la route de la soie. Difficile de savoir comment ces différents programmes vont se combiner entre eux et surtout si les sommes mentionnées seront réellement mobilisées. Toujours est-il qu’il y a une volonté affichée de reprendre le terrain perdu en Afrique.
Les répercussions en Afrique
Ces affrontements inter impérialistes ont des conséquences sur la politique des pays africains.
Les élites dirigeantes saisissent les opportunités fournies par cette nouvelle situation. Hier elles se faisaient les chantres de la lutte contre le terrorisme islamiste, permettant d’engranger soutien politique, économique et militaire des pays occidentaux peu regardants sur les régimes autoritaires et corrompus comme ceux du Tchad, de l’Ouganda, de l’Égypte, du Kenya ou du Nigeria. Aujourd’hui ces élites profitent des divisions des pays capitalistes dominants pour marchander leur soutien et s’émanciper des tutelles impérialistes traditionnelles et accentuer leur tournant autoritaire. Ainsi 24 pays africains sur 54 ont refusé de voter la condamnation de l’agression russe contre l’Ukraine. Parmi ces pays certains sont considérés comme faisant partie du pré-carré africain français comme le Cameroun, le Sénégal, le Togo et le Burkina Faso… C’est donc un tournant qui s’opère.
Pour les populations africaines ces conflits entre pays capitalistes dominants n’apportent rien de bon. Le bras de fer entre la Russie et les pays occidentaux sur l’approvisionnement alimentaire a des conséquences directes et dramatiques pour les 500 millions de personnes qui vivent en deçà du seuil de pauvreté sur le Continent.
À cela s’ajoutent les tentatives d’instrumentalisation des mouvement sociaux et des organisations de la société civile qui dégradent la situation politique. Certains mouvements anticolonialistes sont dévoyés par le régime de Poutine et ne font qu’alimenter un campisme déjà trop prégnant dans la gauche internationale.
Maintenir une voie internationaliste, c’est-à-dire de solidarité avec tous les peuples contre les agressions des gouvernements, reste la priorité malgré les guerres, les confusions et les renoncements.