Depuis l’arrivée du gouvernement ultralibéral et réactionnaire de Milei, les yeux de la gauche mondiale se sont tournés vers l’Argentine pour essayer de comprendre les phénomènes d’ascension des droites extrêmes en Amérique latine et dans le monde. Beaucoup a déjà été écrit sur sa nature néolibérale, autoritaire, antipopulaire et misogyne, ainsi que sur les possibles évolutions dans le contexte de la lutte des masses populaires et progressistes argentines. Cet article essaie de faire un bilan de la situation et d’identifier des pistes pour comprendre le rapport de forces engagé dans la lutte des classes en Argentine.
La crise de 2001 en Argentine s’est soldée par l’affirmation, pendant une quinzaine d’années, d’un projet dit progressiste : le secteur national-populaire de centre-gauche du péronisme s’est alors consolidé comme force dominante. Plus qu’un parti, celui-ci correspond davantage à un conglomérat de groupes, organisations et mouvements, tous unis sous le parapluie de leur adhésion à la figure de Perón et à ses stratégies de construction politique. D’une manière ou d’une autre, cela constitue encore aujourd’hui la forme (ou le refuge ?) d’organisation privilégiée par les masses populaires (y compris le prolétariat) en Argentine.
Cela ne signifie pas que la bourgeoisie, liée de manière indissociable aux intérêts impérialistes, ait accepté de s’orienter vers un modèle de développement basé sur l’investissement et le renforcement du marché interne, comme le proposaient les président·es Kirchner (Nestor et Cristina). À partir de 2012, confrontés à la stagnation économique, ces secteurs conservateurs ont commencé à regagner du terrain, jusqu’à la victoire en 2015 de la droite néolibérale de Mauricio Macri qui a entraîné une régression sociale sans parvenir pour autant à s’imposer durablement. Macri n’est pas réélu en 2019, et laisse la place, une fois de plus, à un gouvernement péroniste, celui d’Alberto Fernandez, qui n’a pas réussi à inverser la pente ni à sortir de la crise économique.
Une situation d’impasse où la classe est perdante
Cette situation est représentative de l’impasse dans laquelle se trouve l’Argentine depuis 75 ans : aucun des deux projets politiques conflictuels n’a été capable de s’imposer pleinement face à l’autre, qu’il s’agisse du modèle agro-exportateur défendu par la droite ou de celui plus centré sur le développement du marché intérieur soutenu par le péronisme de centre-gauche. Comme il a été évoqué par Antonio Gramsci, cette polarisation et cet immobilisme des forces politiques a conduit à l’épuisement des deux secteurs et ouvert la voie à un troisième acteur, la droite ultralibérale et autoritaire de Javier Milei et des libertariens. Fondé sur l’élimination de l’intervention de l’État dans tous les domaines, à l’exception de sa composante répressive, le projet libertarien ne représente pas une nouveauté.
Celui-ci prône :
• Une forte dérégulation de l’économie, par l’élimination de tous les contrôles étatiques. Cela inclut la libéralisation des prix, y compris ceux des produits de première nécessité.
• Un équilibre fiscal obligatoire, accompagné d’une réduction significative de la participation de l’État dans les domaines de la sécurité sociale (retraites, santé, éducation, recherche scientifique), et d’une diminution du nombre des travailleurs/ses au sein de ses structures.
• La dollarisation de l’économie, avec l’élimination du peso et la privatisation de la Banque centrale.
• La suppression de toutes les restrictions à l’exportation.
• Auxquels s’ajoutent toutes les mesures de privatisation et d’austérité budgétaire propres à l’État néolibéral.
Ce projet a été avant tout impulsé à travers le décret 70 (« Décret de nécessité et urgence », une sorte de 49.3 argentin). Dans son esprit, il correspond à une version radicale du programme d’austérité déjà défendu par les précédents gouvernements néolibéraux, ce qui a poussé certain·es à qualifier le phénomène Milei de « quatrième vague néolibérale » en Argentine. Cela souligne sa continuité avec la dictature de 1976-1983 et les gouvernements démocratiques de Menem et De la Rua (Parti justicialiste – PJ – et Union civique radicale – UCR, de 1989 à 2001) ainsi que celui de Macri (Proposition républicaine – PRO – de 2015 à 2019) qui l’ont précédé. L’originalité de ce gouvernement réside toutefois dans sa dimension autoritariste, c’est-à-dire dans son mépris pour les normes fondamentales de la démocratie libérale, instaurées en Argentine après la dictature, et sa décision d’abandonner radicalement tout rôle de protection sociale attribué à l’État. Cela a tout d’abord eu un impact sur les conditions de vie des masses populaires, par le démantèlement de tous les programmes de soutien et de développement, mais aussi sur les dotations des différentes provinces (régions autonomes), à travers la cessation de tout transfert économique et de collaboration avec elles, et cela afin de garantir le paiement de la dette extérieure et les bénéfices des multinationales.
Les premières mesures du gouvernement, introduites par le décret 70 et la « loi omnibus »1, ont déjà causé d’énormes dommages à la population : une dévaluation de 120 %, une inflation à 70 % en trois mois, la suppression des programmes d’assistance sociale, l’ouverture des marchés à l’exportation, l’arrêt des investissements publics dans les infrastructures ainsi que la fermeture de nombreux organismes publics. Ces mesures ont entraîné des milliers de licenciements (150 000 rien que dans le secteur de la construction, 15 000 dans la fonction publique…) et la fermeture de nombreuses entreprises, provoquant un effet boule de neige sur l’activité économique. En ce moment, l’absence de prise en charge de l’épidémie de dengue qui fait des ravages dans le pays vient accentuer l’incapacité de d’État à garantir la protection de la population en matière de santé publique.
Un ethos néolibéral et autoritaire
Nous faisons clairement face à un gouvernement qui essaie de résoudre de manière définitive l’impasse historique de l’Argentine, en brisant toute capacité de résistance des masses populaires. Il est compréhensible, malgré ses faibles résultats, qu’il bénéficie encore des faveurs du grand capital (national et international), du FMI et des États-Unis, qui multiplient les déclarations de soutien. Ce qui est plus difficile à comprendre c’est l’adhésion dont il bénéficie encore au sein des couches populaires (environ 53 %, selon les enquêtes). Cela pourrait être expliqué par de multiples facteurs :
• Le premier facteur est, sans aucun doute, la crise économique persistante qui, depuis 2012, n’a cessé de s’accroître. La stagnation de l’économie a augmenté le travail précaire ; l’inflation a durement frappé les classes populaires et la pandémie n’a fait qu’exacerber les pénuries.
• Un autre facteur est le fait que le pouvoir péroniste sortant a montré une incapacité à résoudre les problèmes les plus urgents de la population. Il a également manifesté une volonté de gérer le système « tel qu’il est » (c’est-à-dire dans sa forme capitaliste et néolibérale), tout en intégrant des éléments progressistes, comme entre autres la lutte contre les VSS, qui se sont toutefois révélés insuffisants pour améliorer la condition de vie d’une grande majorité de la population.
• Enfin, un autre facteur est constitué par l’incapacité de la gauche (gouvernementale et « extraparlementaire ») à s’adapter aux nouvelles réalités et par son échec à proposer des alternatives crédibles et désirables.
Dans ce contexte, une petite partie des secteurs populaires a perdu ses repères historiques, en s’éloignant du péronisme sans pour autant s’approcher de la gauche, et a basculé donc dans le projet libertarien.
Résistances
L’incapacité du président Alberto Fernandez et de Sergio Massa, son ministre de l’Économie et candidat à sa succession, à gérer les problèmes économiques et sociaux, à contrôler l’inflation persistante et à restaurer le pouvoir d’achat des masses populaires, laissait en effet présager une défaite de Massa aux élections.
La réaction populaire face au gouvernement réactionnaire de Javier Milei a été, par contre, imprévisible (et elle le reste, d’une certaine manière). Il est difficile de savoir quelle capacité de mobilisation les masses populaires peuvent développer pour contrecarrer le gouvernement, d’autant plus que ce dernier a recouru à des mesures répressives et d’intimidation pour décourager toute résistance.
Cependant, plusieurs signaux positifs existent et témoignent d’un état de mobilisation, sinon général, au moins de préparation à un changement significatif. Dès les premières actions du gouvernement, des contestations ont émergé, grâce aux mobilisations des personnes concernées par les réformes mais aussi à l’émergence d’organisations telles que les assemblées populaires de quartier, un moyen d’auto-organisation pour les habitants des grandes villes, notamment à Buenos Aires, ainsi que les mouvements sociaux des banlieues ou encore les comités d’usine… Dans cette perspective, la mobilisation populaire s’est imposée par son ampleur, en surprenant même ses organisateurs, ce qui pourrait préfigurer un cycle de luttes intenses dans les mois à venir.
Première grève générale du 24 janvier
Après deux mobilisations d’une ampleur inattendue les 20 et 27 décembre, les syndicats ont rompu leur inertie et ont organisé une première journée grève générale le 24 janvier. L’objectif était de faire pression sur l’Assemblée nationale pour qu’elle rejette le premier projet de « loi omnibus », un ensemble de mesures visant à accorder de larges pouvoirs à l’exécutif pour déréguler l’économie et imposer des réformes par décret, sans débat au Parlement – où le gouvernement de Milei est nettement minoritaire.
Même si la grève a été peu suivie, la mobilisation a été un succès remarquable, rassemblant plus d’un million de manifestant·es dans le pays et environ trois cents mille dans la capitale. Son intensité a créé les conditions nécessaires pour contraindre les marges de manœuvre de l’aile dialoguiste de l’opposition et pousser ainsi le gouvernement à reculer et à retirer son projet.
8 mars, grève et journée de révolte féministe
Face à un gouvernement réactionnaire qui n’a pas hésité à tenir des propos misogynes et antiféministes, et qui a même envisagé d’abroger la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, l’appel à la grève féministe mondiale du 8 mars a pris une importance particulière en Argentine. Les collectifs féministes ont dénoncé les attaques à l’égard des organismes luttant contre la discrimination et le racisme et l’élimination des programmes de soutien aux femmes victimes de violences sexistes et sexuelles.
L’appel, visant à défendre les acquis et à lutter contre l’oppression des travailleuses, a rencontré un écho massif. La mobilisation a été à la hauteur de la situation, avec des centaines de milliers de femmes occupant la place du Congrès National et les rues avoisinantes, ainsi que de nombreuses manifestations dans tout le pays.
Les Mouvements sociaux en action
Dès ses premières mesures, le gouvernement a supprimé toute aide aux secteurs sociaux les plus démunis. Cela concerne les habitant·es des « villas miseria » (bidonvilles) et des quartiers populaires de banlieue, où l’organisation des soupes populaires est cruciale en tant que mécanisme de soutien social. En Argentine, l’État garantit l’accès à la nourriture tandis que le travail bénévole est normalement assuré par les « mouvements sociaux » : des organisations politiques, sociales et de chômeurs, souvent très divisées entre celles qui se réclament du péronisme, de la gauche ou du christianisme.
La situation actuelle a commencé à forcer une unité dans la lutte. Celle-ci a eu son baptême du feu le 18 mars, lors d’une journée marquée par plus de 500 blocages de rue et mobilisations pour dénoncer l’abandon de l’État dans un contexte où de plus en plus de personnes cherchent à recevoir de l’aide.
Le mouvement a été réprimé par la police qui a appliqué un « protocole antiblocage » anticonstitutionnel, dénoncé par les Nations unies. Malgré la répression, cette journée a marqué significativement l’entrée des organisations populaires dans la contestation contre le gouvernement de Milei.
La journée du 24 mars, la mémoire sans l’unité
Le 24 mars est une journée historique importante pour la société argentine, marquant chaque année une mobilisation contre la dictature, pour la démocratie, la justice et les droits humains. Cette année, l’événement était particulièrement significatif car, pour la première fois en 40 ans de démocratie en Argentine, un gouvernement qui revendique l’héritage de la dictature est au pouvoir et cherche à détruire le consensus social construit par la lutte historique des organisations de défense des droits humains et des organisations sociales contre le terrorisme d’État. Il s’agit également d’une journée où l’on défend, certes de manière vague, un modèle de société démocratique et inclusif.
Comme on avait pu le prévoir, la manifestation a été massive, mobilisant des millions de personnes à travers le pays. Cette année, des syndicats péronistes, dont la puissante CGT, qui ne participent généralement pas à l’organisation du 24 mars, ont aussi pris part à l’événement.
Cette nouvelle configuration a malheureusement empêché la construction d’une manifestation unitaire ; comme toutes les années précédentes, celle-ci s’est en effet divisée en deux avec, d’un côté, certaines organisations de l’extrême gauche comme le PTS, ayant décidé de marcher séparément et, de l’autre côté, les autres composantes politiques, sociales et syndicales.
Une séquence de défaites du gouvernement qui cachent une victoire partielle
Bien que la mobilisation commence à se faire sentir, en poussant l’Assemblée à rejeter de nombreuses mesures antisociales, le gouvernement conserve néanmoins l’initiative grâce à différents outils institutionnels : le décret 70, le plus important, reste en grande partie en application jusqu’à son examen par l’Assemblée nationale. Pour l’instant, le gouvernement, qui a dû encaisser le rejet du décret par le Sénat, a réussi à retarder son examen. Il a également gagné du temps (et de l’initiative) en présentant à l’opposition un nouveau projet d’accord nommé Pacte de Mai, qui commence à être discuté (et approuvé sur le principe) par les provinces gouvernées par le PRO de Mauricio Macri.
Tant que le décret 70 continue d’être appliqué, même de manière partielle, le gouvernement de Milei conserve l’outil nécessaire pour poursuivre son projet de démantèlement de l’État et de destruction des acquis sociaux gagnés au cours d’un siècle de luttes. Il poursuit donc son offensive, sans montrer des signes d’affaiblissement : 15 000 licenciements ont déjà été annoncés parmi les employés de l’État avec la promesse d’atteindre les 70 000 tandis que de nouvelles coupes dans les dépenses publiques et de nouvelles mesures antipopulaires se profilent.
La crise du péronisme
La gestion désastreuse d’Alberto Fernandez et l’accumulation de ses échecs politiques a conduit certains observateurs à constater la perte de soutien au péronisme de la part d’une partie des classes populaires argentines. Si pour l’instant elles restent orphelines, elles constituent dès à présent l’objet d’un nouveau conflit hégémonique. Cette situation de vide politique profite actuellement à l’extrême droite, bien que ce changement ne soit pas encore définitif.
Ce qui est certain est l’état actuel de grande faiblesse du péronisme qui s’exprime par sa grande difficulté à réagir, dans un contexte d’attaques frontales contre les masses populaires qu’il prétend pourtant représenter. Désorienté, le « pan-péronisme », conçu comme l’agrégation de différents courants péronistes, vit aujourd’hui dans un état de crise sans issue apparente, au moins à court terme. De ce fait, il peine à influencer les conflits et est souvent dépassé par l’action autonome des bases sociales.
En guise de conclusion, nécessairement partielle
Dans ce contexte de crise du péronisme, certains secteurs de l’extrême gauche se réjouissent de voir la gauche prendre le devant dans certaines luttes, parfois même en tant que moteur de celles-ci. C’est peut-être une conclusion trop optimiste mais encourageante. Si on considère aussi que les Mouvements sociaux commencent à se mobiliser et à prendre du courage, que, sein des syndicats (y compris les structures bureaucratiques), on discute de la date de la prochaine grève générale, et que ce mois-ci les étudiants font leur rentrée, ces conditions permettent tout de même de nourrir un petit optimisme.
La gauche devra toutefois parcourir un long chemin dans la construction d’un rapport de forces favorable : unifier la classe contre Milei sera sa mission fondamentale.
- 1. la « loi omnibus » est le nom donné aux 660 dispositions visant une réforme de l’économie, du commerce, de la culture et du pénal, proposé par Milei après son investiture, réduit à 300 articles après lecture par le parlement.