Publié le Mercredi 22 février 2023 à 10h03.

Le hirak en prison dans une Algérie verrouillée

À l’heure du quatrième anniversaire du hirak algérien enclenché le 22 février 2019, les arrestations d’opposantEs, les poursuites judiciaires, les comparutions dans les tribunaux, les chefs d’inculpation criminalisés continuent à dominer l’actualité politique en Algérie.

Après l’arrestation du journaliste et militant Kadi Ihsane et la mise sous scellés de RadioM et du site Maghreb Emergent qu’il dirigeait, l’affaire Amira Bouraoui qui a provoqué une tension politique avec la France officielle et engendré l’arrestation de sa mère, âgée de 73 ans, et de cinq autres personnes accusées de graves délits et la mise sous scellés de Berbère-TV le dimanche 19 février, on peut dire que la démocratie reste une fiction en Algérie et que toute opposition est vite réprimée. La « Nouvelle Algérie », nouveau concept tebbounien, se révèle une Algérie autoritaire où le fil de l’actualité est fait de procès de hirakistes, de partis démocrates ou de gauche malmenés ou suspendus comme le PST, de musèlement de la presse et d’emprisonnement de journalistes, d’interdiction de tout rassemblement, manifestation ou action revendicative incontrôlée.

Que s’est-il passé ?

L’Algérie du hirak, qui a enclenché une dynamique de révolution, s’est transformée en Algérie bâillonnée et carcérale où l’espoir d’un changement radical a rapidement laissé le terrain, provisoirement, à la peur, à l’exil et au désespoir de toute possibilité de dégager un pouvoir autoritaire dont le noyau dur a toujours été l’état-major de l’armée malgré la façade civile. Comment expliquer cette « dérive autoritaire » après un hirak si radical, mobilisant des millions d’AlgérienEs et qui a éradiqué le régime de Bouteflika et ses oligarques ? Comment expliquer que des rapports de forces aussi favorables à un changement politique et de rupture avec le système de pouvoir antidémocratique et antipopulaire glissent en moins d’une année à une situation de répression et d’omnipotence du pouvoir ? Comment expliquer que ces potentialités dans l’expression d’une parole libérée, dans une politisation forte et surprenante des acteurs du hirak et dans ce pacifisme consciemment assumé quant à la confrontation au pouvoir oppresseur n’aient pas pu faire face au rouleau compresseur de cette normalisation par la répression ?

Ce quatrième anniversaire ne doit pas être l’enterrement symbolique d’un hirak populaire prometteur mais l’analyse critique d’un cycle de convulsions pro-révolutionnaires, qui a failli provoquer la chute d’un système politique rétrograde, néolibéral et autoritaire, mais les limites politiques et les contradictions inhérentes à ce mouvement ont empêché de connaitre une transcroissance en révolution populaire dont la radicalité permettait toutes les espérances.

Accumulation de frustrations

« Hirak » signifie « mouvement » en arabe et sa consonance politique est immédiate au vu des processus de révoltes populaires qui ont marqué la région arabe et dont le dernier en date était le hirak rifain au Maroc à l’automne 2016, sévèrement réprimé et dont Nasser Zefzafi et ses compagnons payent le prix fort en prison.

Il faut resituer le hirak algérien dans un contexte de crise politique et d’accumulation de frustrations sociales et existentielles d’un peuple largement malmené par l’histoire et d’une jeunesse éveillée par les changements dans le monde qui nourrissent en elle de nouvelles aspirations. La démocratisation politique par un pluralisme réel et pas débridé comme le besoin d’une expression culturelle et existentielle et l’aspiration à une émancipation sociale par le travail et un pouvoir d’achat valorisant sont les vecteurs permanents d’une contestation récurrente dans le front social, dans les campus étudiants ou dans des dynamiques émeutières où les jeunes sont particulièrement dans la colère et le rejet de la marginalisation politique et sociale. Ainsi en allait-il des luttes ouvrières des années 1970-1990, du printemps berbère le 20 avril 1980, des émeutes de Constantine et Sétif en novembre 1986, d’octobre 1988 qui ébranla le pouvoir, du printemps noir en avril 2001 et de l’éveil identitaire de masse jusqu’au hirak du 22 février 2019 qui va se révéler le soulèvement populaire le plus mobilisateur, le plus radical et le plus anti-systémique.

Un mouvement anti-système

Luttes sociales et politiques ne sont pas une nouvelle donne en Algérie. Par contre le hirak se démarque par sa dimension « subversive » qui met en cause frontalement les ressorts profonds du mode de domination politique se résumant dans la formule populaire d’un jeune interviewé par une journaliste d’une chaine-TV et devenue célèbre par sa consonance anti-système, c’est « Yetnehaw Ga3 », c'est-à-dire « Qu’ils partent tous ». Une proclamation forte du rejet absolu du système par le peuple, devenue leitmotiv du hirak. La force subversive du hirak était dans sa radicalité anti-système, à tel point que dans les marches populaires comme dans les forums de débats, beaucoup parlaient de révolution, de changement radical, d’une nouvelle Algérie indépendante.

Le pouvoir ébranlé et paniqué par cette protestation unique céda à la revendication populaire en déboulonnant le régime Bouteflika et ses soutiens oligarques connus, mais s’attela à une répression tous azimuts dés que le Covid-19 est apparu, mettant entre parenthèses les marches et la mobilisation populaire. Le pouvoir politique qui, pour gérer la crise, se vit obligé de dévoiler sa nature militaro-répressive et confirmer pour ceux et celles qui en doutaient que le format civil du pouvoir n’était qu’une façade, apparait dans toute son omnipotence mais aussi dans toutes ses contradictions. Le scénario du tout-répressif se met en place dans toute sa violence à partir de 2021-2022, ciblant d’abord les activistes les plus populaires et des personnalités mis en valeur par les réseaux sociaux. Puis, avec l’article 87bis, il criminalise tout ce qui est en rapport avec le hirak dont les financements organisés pour les détenus d’opinions comme il décide d’en finir avec Rachad (fondamentaliste islamique) et le Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK) en les qualifiant d’organisations terroristes, se lançant dans une série d’arrestations en particulier en Kabylie où la chasse aux « makistes » prend une dimension surréaliste.

Hantise du hirak

Le pouvoir est entré dans une phase obsessionnelle du hirak, ayant certainement conscience du divorce avec une société aspirant à une nouvelle époque politique pour le pays. La parole est à nouveau bâillonnée dans la vie publique comme dans les réseaux sociaux. L’activisme des partis d’opposition est quasiment gelé et les organisations des droits humains comme certaines associations sont dissoutes. La hantise du hirak n’est pas seulement sur le plan politique, elle se traduit aussi sur le plan économique et social où le pouvoir, à défaut d’une politique économique qui remettrait en cause les mesures de libéralisation et d’assujettissement aux investissements directs étrangers (IDE) et aux contingences du marché mondial pour protéger l’économie algérienne et la recentrer sur les besoins endogènes de la population, le régime de Tebboune et de ses généraux-décideurs maintient le cap d’une large ouverture aux multinationales du pétrole ou des matières minières et multiplie les mesures fiscales et douanières pour tenter d’attirer des capitaux qui peinent à venir. Le pouvoir mise sur des mesures populistes pour prouver la progression de sa « nouvelle Algérie ». Ainsi en est-il de la campagne anti-spéculation pour rendre disponibles les produits de première nécessité. C’est aussi la décision d’octroyer une allocation chômage pour les primo-demandeurs d’emploi selon des conditions très restrictives. Une allocation de « demandeurs d’emploi » qui touche 1.9 millions de jeunes selon les chiffres officiels pour une population de 46 millions à dominante jeune.

Vers un renouveau du hirak ?

Le hirak qui revendiquait, dans ses marches, démocratie et justice sociale, est aujourd’hui, à son quatrième anniversaire, persona non grata, criminalisé par la justice avec l’article 87bis, privé de ses acteurs en prison ou poursuivis en justice, désarmé de toute expression ou organisation, amputé de l’activisme politique des réseaux sociaux qui subissent la cyber-répression, orphelin de leadership ou de direction politique. Mais ce hirak reste une référence, un terrain de décantation, le lieu d’une politisation qui perdure. Il reste surtout le creuset et l’identifiant d’une nouvelle génération militante qui se construit ses propres repères politiques, s’invente ses propres savoirs et codes militants et ses argumentaires politiques dont la caractéristique première est radicalité anti-système et justice sociale. Le renouveau du hirak dans d’autres formats de luttes et avec des acteurs politisés et de convictions est possible dans un processus de rapport de forces où le pouvoir autoritaire, épinglé par ses contradictions d’appareils et de direction, sera obligé de se chercher un nouveau consensus avec une société qui refuse sa légitimation. Le pouvoir en crise s’imposera une ouverture politique qui peut faire renaitre une dynamique de mobilisations populaires où le hirak devra faire jonction avec le front social pour espérer dessiner une issue programmatique et politique à la crise du pouvoir et à la lassitude d’une société brimée par des rapports de classe oppressifs et aliénants. Les ruptures révolutionnaires ne dépendent pas de paramètres configurés dans des logiciels militants où l’intelligence stratégique se substitue à la conscience sociale. C’est seulement dans les luttes qui font bouger les rapports de forces que les éclaircies empruntent le chemin de l’organisation et des plateformes programmatiques. Les réseaux activistes du hirak mis en veille par la répression comme les collectifs de la « diaspora » engagés dans la solidarité active doivent trouver les voies pour avancer dans cette perspective.