Suite à l’implosion de la bulle financière aux États-Unis en 2007-2008, la dette publique a enregistré une croissance seulement comparable à celle observée pendant la Grande Dépression des années 1930. Cette augmentation rapide de la dette publique a ouvert un intense débat sur la capacité de ce pays à pouvoir faire face à ses obligations à moyen et long terme. Le rôle central du dollar dans le système financier international et la part prépondérante des bons du Trésor des États-Unis dans les réserves internationales du reste des pays du monde confèrent à cette discussion la dimension d’un grand enjeu international.
Pour comprendre l’évolution et les perspectives de la dette publique aux États-Unis, il est nécessaire d’analyser le contexte macro-économique des dernières décennies. On verra que le facteur clé qui a permis d’expliquer les tendances des principales variables macro-économiques est la dérégulation du système financier états-unien depuis les années 1980. Cette tendance, commencée sous le gouvernement de Ronald Reagan, a ensuite été poursuivie par l’administration de George Bush senior, approfondie par le gouvernement du démocrate William Clinton et portée à ses extrêmes par George W. Bush. La dérégulation du système financier a créé les conditions d’une expansion sans précédent du crédit privé, semant par là-même les germes de la crise financière actuelle et, par suite, de la récente explosion de la dette publique.
Dans la première partie, on expliquera les origines de la régulation du système financier des États-Unis ainsi que le début du processus de dérégulation dans les années 1980. La seconde partie analyse l’évolution de la dette publique depuis le début des années 1990 en expliquant l’impact de cette dérégulation financière sur la dette. Dans la troisième partie, on passe en revue les effets des politiques de l’administration Bush sur la dette publique. Une quatrième et dernière partie explique les effets de la crise financière sur la dette et les perspectives de son évolution future.
Régulation financière et stabilité économique
Comme c’est toujours le cas lors des crises financières, le krach de 1929 avait mis en évidence la fraude, les abus et la corruption rampante, caractéristiques du système financier des États-Unis pendant les années 1920. Dans un contexte caractérisé par la Grande Dépression et le renforcement du mouvement ouvrier, l’administration Roosevelt a mis en place une série de mesures de régulation forte du système financier. La loi Glass-Steagall de 1933 a limité la liberté d’action des banques en séparant les banques commerciales (ou de dépôt) des banques d’investissement. Cette loi a également fixé des limites pour les taux d’intérêt et donné naissance au Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), entité chargée de protéger les épargnants. C’est également pendant cette période qu’ont été créées la Security Exchange Commission (SEC) et la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), entités responsables de superviser respectivement le marché des valeurs et celui des contrats à terme |1|.
Cet ensemble de lois et d’institutions ont, pendant plus de 50 ans, protégé l’économie états-unienne des crises financières. Néanmoins, la mise en place de la contre-révolution néolibérale dans les années 1980 a changé radicalement la donne. Avec l’arrivée de Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1981 a commencé un processus systématique de détricotage des réglementations établies, processus visant à faciliter l’expansion des activités du système financier. La rhétorique utilisée pour défendre ce changement de cap reposait sur un postulat d’efficacité et de capacité d’autorégulation des marchés financiers.
Les premières expériences ont porté sur l’élimination des restrictions sur les taux d’intérêt et sur les caisses de dépôt (Savings and Loans). Les conséquences néfastes de cette expérience ne se sont pas fait attendre. Cette élimination a mené à une expansion effrénée des caisses de dépôts sur des bases hautement instables. Une bulle financière s’est formée dans le marché immobilier et a donné lieu à l’inévitable effondrement de la fin des années 1980. Le coût du sauvetage gouvernemental des entités financières en difficulté entre 1985 et 1989 a été estimé à 152 milliards de dollars |2|. Il est inutile de préciser qu’en dépit du désastre qui s’était produit, le mouvement vers la dérégulation complète des activités financières ne faisait que commencer.
L’âge d’or de la dérèglementation : l’administration Clinton
William « Bill » Clinton a été élu président en 1992 dans un contexte de légère récession économique. L’impact de la déflation de la bulle immobilière à la fin des années 1980 en était la principale cause. Une fois élu, Clinton a placé la réduction du déficit et de la dette publique en tête des priorités de son gouvernement. L’augmentation rapide de l’endettement, augmentation représentant 16 % du PIB sous les administrations républicaines de Reagan et de Bush, a été source de préoccupation dans les cénacles politiques de Washington. Les deux principaux facteurs qui permettent d’expliquer cette croissance sont la réduction des impôts des plus riches et l’expansion significative des dépenses militaires mises en place par les Républicains dans le cadre de la guerre froide. Néanmoins, même dans ces conditions, la dette du gouvernement fédéral représentait 42 % du PIB en 1992 et était encore inférieure à sa moyenne historique.
Clinton, en vue de répondre à ses objectifs d’ajustement budgétaire, a appliqué une politique de réduction des dépenses publiques au niveau du gouvernement fédéral qui a affecté particulièrement les programmes sociaux. Entre 1992 et 2000, les dépenses publiques ont été réduites de 22 % à 19 % du PIB. En dépit de cette politique budgétaire restrictive au cours de ces deux mandats, les États-Unis ont connu la période de croissance la plus longue depuis la fin de la guerre. Le déficit public s’est progressivement réduit jusqu’à se transformer en un excédent de 2,5 % du PIB en 2000. La dette publique a par conséquent été fortement réduite au cours de la décennie des années 1990 pour représenter 34,7 % du PIB à la fin de la décennie.
À la fin de l’ère Clinton, au début du nouveau millénaire, la situation était si favorable que les pronostics du Congressional Budget Office (CBO, Bureau du budget au Congrès) prévoyaient que si cette situation perdurait, les États-Unis auraient pu éliminer toute leur dette publique en une décennie. Ces pronostics faisaient cependant abstraction du fait que la croissance économique rapide et la situation favorable tout au long des années 1990 dépendaient d’une série de dynamiques insoutenables sur le long terme qui étaient fondamentalement la croissance rapide de l’endettement privé et le niveau des cours boursiers.
Le graphique 1 montre la croissance de l’endettement des ménages en pourcentage de leur revenu disponible au cours des dernières décennies. À côté du phénomène de dérèglementation, la stagnation des salaires réels depuis les années 1970 est le principal facteur à l’origine de l’augmentation de la dette privée. Pour maintenir la croissance de la consommation privée et de l’économie dans son ensemble, les foyers ont été obligés d’employer des stratégies variées pour financer leurs dépenses. Au cours des années 1970, la participation des femmes mariées à la force de travail a augmenté significativement. Au cours des années 1980, le nombre d’heures travaillées a commencé à augmenter de manière continue.
La croissance du crédit devait s’arrêter et ce fut le cas en 2000 au beau milieu de l’implosion de la bulle du secteur technologique. Une fois remises de l’impact de la crise de la dette des années 1980, les banques ont commencé une campagne agressive d’expansion qui a financé la création d’innombrables entreprises associées aux technologies de l’information et à Internet. L’absence de contrôle de la part de la Security Exchange Commission (SEC) sur l’introduction en Bourse des nouvelles entreprises a facilité la spéculation effrénée qui a conduit à une croissance de 325 % pour l’indice Nasdaq et 678 % pour le Dow Jones pendant les huit années de l’administration Clinton. La formation de gains spéculatifs a renforcé le processus d’accumulation de dettes dans un contexte d’euphorie qui a encore affaibli les normes de crédit, déjà affectées par la dérégulation en cours. La hausse des taux d’intérêt décidée par la Fed à la fin de la décennie a fait cesser provisoirement la vague d’euphorie de crédit et de spéculation.
Graphique 1 Dette des ménages comme % du revenu disponible, 1980-2008 |3|
Le processus de dérèglementation financière a cependant continué pour atteindre son paroxysme sous la conduite des secrétaires d’État au Trésor Robert Rubin et Lawrence Summers, avec Alan Greenspan à la présidence de la Réserve Fédérale. Grâce à l’appui de millions de dollars donnés par les lobbies du secteur financier pour obtenir les votes au Congrès, les représentants de l’administration Clinton ont démantelé avec succès le dernier vestige de la régulation mise en place après la Grande Dépression, à savoir la loi Glass-Steagall. L’abrogation de cette loi a permis la fusion des activités bancaires commerciales, boursières et d’assurances. Cela a limité la capacité de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) de réguler le marché naissant des produits financiers dérivés avec l’argument que ces régulations auraient empêché le développement adéquat de l’innovation financière. De ce fait, les conditions étaient réunies pour l’expansion sans précédent d’institutions financières géantes, ainsi que de la spéculation et de la fraude qui auront lieu au cours de la première décennie du nouveau millénaire.
La Banque de la Réserve Fédérale des États-Unis
La Banque centrale des États-Unis, plus connue sous le nom de Fed, est une agence indépendante du gouvernement chargée de la politique monétaire du pays. Figurent parmi ses responsabilités la fixation du taux d’intérêt, la constitution des réserves bancaires ainsi que la régulation et le contrôle du système bancaire. À la différence d’autres banques centrales, comme la Banque centrale européenne, la Fed a le double mandat d’assurer la stabilité des prix et le plein emploi.
Au sommet de sa structure se trouve le Conseil des gouverneurs (Board of Governors - BoG), en charge de la régulation du système bancaire. Ce Conseil se compose de 7 membres choisis par le président et confirmés par le Congrès pour une période de 14 ans. D’autre part, on trouve le Federal Open Market Committee (FOMC), instance chargée de fixer les taux d’intérêt qui se compose de 12 membres où sont représentés les 7 membres du BoG et 5 des 12 présidents des branches régionales de la Fed.
À des fins de contrôle des activités bancaires, la Fed divise le pays en 12 régions, chacune d’entre elles relevant d’une Fed régionale. Ces branches sont organisées sur le modèle entrepreneurial, les actionnaires étant les banques privées de cette région. Les banques membres doivent acheter des actions auprès de leur entité régionale où chaque banque a un vote. Elles peuvent ainsi choisir 6 des 9 membres du Conseil directeur régional, les 3 autres étant choisis par le BoG.
Cette structure permet de comprendre les liens étroits entre les principales sociétés financières privées (Goldman Sachs, JP Morgan, Bank of America, Citibank…) et les fonctionnaires de la Fed chargés de surveiller leurs activités. Dans bien des cas, les plus hauts fonctionnaires passent directement de postes de direction de la Fed à des entités financières. Cela permet d’expliquer en grande partie la permissivité de la Fed envers les excès du système financier privé. Enfin, la Fed a pour caractéristique d’être la seule entité du gouvernement qui ne puisse pas être complètement auditée par les autorités fédérales. Avec les transferts réalisés par la Fed pendant la crise, cette question de l’immunité a été soulevée. À ce jour, la Fed a toujours refusé de révéler le montant des sommes injectées dans les banques d’investissement telles que Goldman Sachs ou la compagnie d’assurance AIG suite à la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers. Une campagne publique menée par Bernie Sanders, sénateur socialiste du Vermont, demande la réalisation d’un audit intégral des activités de la Fed.
Guerres et baisses d’impôts : l’administration de Georges W. Bush
L’entrée en fonction de George W. Bush s’est faite dans un contexte très favorable du point de vue des finances publiques. Le Bureau du budget au Congrès (CBO) prévoyait un excédent annuel de 840 milliards de dollars tout au long de la décennie. Avec une dette fédérale d’un montant de 3 400 milliards de dollars aux mains de détenteurs privés, les pronostics annonçaient l’élimination totale de cette dette au cours de ce mandat. Néanmoins, la situation a complètement changé du fait de trois facteurs : l’impact de la récession économique de 2001, la mise en œuvre de baisses d’impôts sans précédents ainsi que l’augmentation significative des dépenses militaires du fait des invasions en Afghanistan et en Irak.
L’impact budgétaire annuel de la récession économique de 2000-2001 a été de 291 milliards de dollars. Face à la lente récupération de l’emploi et de l’économie lors de la période postérieure à la crise, la Fed a mis en place une politique agressive de réduction des taux d’intérêt qui ont été réduits à 1 % et qui ont été maintenus à ce niveau jusqu’en 2005. Cette politique combinée à l’absence de régulation de la part d’Alan Greenspan a créé les conditions de la formation de la bulle dans le secteur immobilier lors de la première moitié de la décennie.
Viennent ensuite les baisses d’impôts mises en œuvre entre 2001 et 2003. Prétextant faire ainsi face à la récession, l’administration de G.W.Bush a mis en place des réductions fiscales pour une valeur annuelle de 250 milliards de dollars. On estime que la détérioration totale du budget entre les années 2001 et 2007 dépasse les 3 000 milliards de dollars. Selon le CBO, 48 % de ce montant est le fait des baisses d’impôts. L’aspect le plus préoccupant de cette politique est qu’elle renforce les inégalités économiques. Alors que les familles avec un revenu supérieur à un million de dollars bénéficiaient d’une réduction de leurs impôts de 7 %, la réduction pour une famille de classe moyenne s’élevait à 2 %, soit une économie de 158 000 dollars pour la première famille et de 810 dollars pour la seconde. Si on compare cela avec d’autres groupes de population, le 1 % le plus riche a reçu les baisses d’impôts les plus importantes représentant environ 50 milliards de dollars par an |4|.
La troisième raison est l’impact de l’augmentation des dépenses militaires. Après les attentats du 11 septembre 2001 et sa déclaration de guerre contre le terrorisme, le gouvernement états-unien a fortement étendu les activités du Pentagone par la création du Département de sécurité intérieure (Homeland Security). Lorsque l’on y associe les coûts liés aux invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, on estime que les dépenses militaires ont contribué à hauteur de 35 % à la détérioration des finances publiques pendant les années de l’administration Bush, ce qui représente l’équivalent de près de 10 000 milliards de dollars. Dans une perspective internationale, le budget militaire des États-Unis équivaut à celui de tous les autres pays du monde réunis.
Les trois facteurs cités se sont donc combinés pour donner lieu à une détérioration annuelle du budget des États-Unis se montant à une moyenne de 964 milliards de dollars. L’impact de cette détérioration a été très fort sur la dette publique puisque celle-ci est passée de 3 400 milliards de dollars à 5 800 milliards de dollars entre 2000 et 2008. En dépit de cette croissance importante de l’endettement en termes absolus, la croissance relativement rapide de l’économie au cours du second mandat présidentiel de G.W. Bush a occulté les conséquences de cette dynamique les moins visibles. Sur le graphique 2, on peut observer comment la dette publique fédérale considérée en % du PIB n’a enregistré entre 2000 et 2007 qu’une légère croissance équivalente à 1,5 % du PIB. Néanmoins, la situation allait changer dramatiquement avec l’éclosion des germes de la dérèglementation du système financier qui a déclenché la plus violente crise économique depuis la Grande Dépression.
Graphique 2 Dette fédérale aux mains de détenteurs privés en % du PIB, 1980-2010 |5|
La Grande Récession : causes et conséquences
La reprise de l’économie nord-américaine suite à la récession du début des années 2000 a été possible grâce la réactivation du crédit privé. Plusieurs facteurs ont joué. Premièrement, la baisse des taux d’intérêt décidée par la Fed a permis de réduire le poids du service de la dette dans le revenu des ménages. Ceux-ci ont ainsi pu augmenter leur niveau d’endettement sans conséquence apparente sur leur budget. Deuxièmement, grâce à l’élimination des restrictions limitant le recours à l’effet de levier financier |6|, les institutions bancaires ont pu étendre le champ de leurs activités spéculatives. Troisièmement, l’apparition de méga-conglomérats financiers capables d’intégrer les activités de crédit commercial, d’investissements et de création de produits dérivés a transformé de manière radicale le schéma traditionnel des opérations bancaires. D’un modèle traditionnel basé sur l’octroi de crédit comme source de bénéfices, on est passé à un modèle de création et de vente de produits dérivés.
Dans un contexte caractérisé par la fraude et l’absence de contrôles, ces trois éléments se sont combinés pour donner naissance à une gigantesque bulle spéculative dans l’immobilier au cours de la dernière décennie. Après une période de plus de 60 ans au cours de laquelle les prix de l’immobilier résidentiel sont restés relativement stables, ceux-ci ont doublé entre 1996 et 2006, et 67,5 % de cette augmentation a même eu lieu entre 2002 et 2006 |7|. Un cercle vicieux s’est mis en place durant ces années : le boom des prix a conduit à l’augmentation du crédit hypothécaire, ce qui a renforcé à son tour la tendance à l’augmentation de la valeur des biens immobiliers au niveau national. En dépit d’indices clairs qu’une bulle était en train de se former dans l’immobilier, les présidents de la Fed Alan Greenspan et Ben Bernanke ont refusé d’infléchir leur politique de faibles taux d’intérêt et de reconnaître les risques que cette situation faisait courir.
Les banques ont étendu leurs activités notamment dans les secteurs de la population qui avaient jusque là été exclus du crédit bancaire. Attirées par la promesse que l’augmentation des prix des biens immobiliers paierait presque automatiquement leur crédit, des millions de familles aux bas revenus ont été poussées à contracter des crédits à des conditions trompeuses. Les banques falsifiaient les documents et mentaient sur les conditions du crédit pour justifier l’octroi des financements. Ainsi, les crédits hypothécaires accordés à des personnes ayant eu des problèmes de remboursement par le passé (le secteur dit des subprime), qui représentaient moins de 5 % du marché en 2000, ont grimpé jusqu’à 20 % au plus fort de la bulle en 2006. On comprend alors pourquoi les 20 % les plus pauvres ont été ceux dont le niveau d’endettement a le plus augmenté aux États-Unis, avec une croissance de 90 % entre 2000 et 2007.
La raison pour laquelle les entités financières ont pu étendre ainsi leurs activités de crédit réside dans le changement du modèle traditionnel de financement bancaire. Avant le développement du marché des produits dérivés, les banques accordaient des crédits et leurs bénéfices dépendaient du remboursement total de ces crédits tout au long d’une période de temps donnée. Ils avaient donc un incitant direct à garantir la qualité de l’emprunteur. Après l’abrogation du Glass-Steagall Act |8| s’est mis en place un modèle de création et de vente de produits dérivés, dans lequel cet incitant disparaît. À l’ère des produits dérivés, les banques réunissent des milliers de crédits dans des paquets appelés CDO (Collateralized Debt Obligations). Puis elles vendent ces paquets à d’autres investisseurs et font des bénéfices en empochant des commissions. Les incitants ont donc changé et poussent désormais à assurer la vente du nombre maximum de paquets de dérivés. La qualité des actifs sur lesquels sont adossés ces dérivés, comme les crédits hypothécaires souscrits par les ménages à bas revenus, est devenue une préoccupation secondaire. En fin de compte, si ces crédits ne sont pas remboursés, les pertes ne seront pas assumées par la banque mais par les investisseurs lui ayant acheté des CDO.
Il est important de noter que tous les maillons de la chaîne de crédit étaient liés par un élément commun : la fraude. Depuis la souscription des crédits hypothécaires par les familles, en passant par l’élaboration des CDO avec la bénédiction des entreprises d’audit, jusqu’à la vente à des investisseurs institutionnels, toutes les étapes du processus sont caractérisées par l’absence des documents requis ou leur falsification, par la tromperie systématique des clients par les institutions financières. Bien que, dès 2004, le FBI ait donné l’alerte sur la nature endémique de la fraude dans le marché des crédits hypothécaires, aucune des autorités compétentes n’a entrepris d’efforts pour réguler ces activités. Selon la Fed, l’importance accordée par les institutions financières à leurs clients créait les incitants nécessaires à une auto-régulation de ces institutions.
Les illusions ont commencé à se dissiper en 2006. Cette année-là, les prix de l’immobilier ont atteint leur niveau record. Quand les premiers groupes de crédits subprime ont vu les taux d’intérêt fortement augmenter, le nombre de foyers incapables de refinancer leurs crédits a augmenté. Cela a eu un impact négatif sur le prix des logements, engendrant une spirale de chute de la demande et des prix. À mesure qu’augmentait le nombre de familles en défaut de paiement, les difficultés s’aggravaient pour les investisseurs en possession de CDO et la demande pour ce type de produits dérivés a diminué. Les banques, incapables de vendre ces dérivés, ont vu leur exposition au crédit hypothécaire augmenter. La première banque d’investissement à tomber fut Bear Sterns en mars 2008. Après un été tendu, en septembre de la même année, ce fut au tour de Lehman Brothers de tomber en faillite. Ce fut alors le début d’une vague de panique financière qui se prolongea jusqu’au semestre suivant.
Pendant la période de panique, le gouvernement et la Fed ont volé au secours des entités financières d’une manière peu transparente. À travers le Troubled Asset Relief Program (TARP), le Trésor des États-Unis a octroyé des aides à plusieurs institutions financières pour un montant initial de 700 milliards de dollars. Pendant le même temps, la Fed, à travers différents plans de crédits d’urgence, a concédé à ces mêmes institutions des prêts à taux zéro pour un montant supérieur à 2 500 milliards de dollars. Les graphiques 3 et 4 montrent l’origine des ressources des plans de sauvetage, ainsi que leur répartition entre les différents bénéficiaires. En octobre 2010, le coût total du sauvetage financier avait atteint les 7 800 milliards de dollars.
Graphique 3 Programme de sauvetage financier, origines des ressources |9|
Graphique 4 Programme de sauvetage financier, bénéficiaires |10|
Malgré cette aide massive accordée aux principales banques et institutions financières, le gouvernement n’a entrepris à ce jour aucune démarche pour traîner en justice les responsables de cette fraude massive et récupérer auprès d’eux les fonds publics ainsi dépensés, encore moins pour changer les pratiques et le mode opératoire de ces institutions, à l’inverse de ce qui s’est passé pendant la Grande Dépression.
Comme il fallait s’y attendre, la crise a eu un impact considérable sur les finances publiques. Le déficit budgétaire est passé de 3,2 % du PIB en 2008 à 10,6 % en 2010. Cela représente une dégradation de plus de 2 000 milliards de dollars. Si l’on observe l’évolution du budget de l’accession au pouvoir de George W. Bush à aujourd’hui, les éléments qui expliquent la dégradation de la situation budgétaire peuvent être rangés en quatre catégories. La première est l’impact des récessions sur le budget : des recettes fiscales moindres et des transferts en hausse sont à l’origine de 37 % de l’aggravation du déficit. La deuxième catégorie regroupe les politiques mises en place par G.W. Bush, déjà mentionnées plus haut, responsables de 33 % de l’aggravation du déficit. Les politiques mises en place par G.W. Bush et poursuivies par Obama, telles que les guerres en Irak et en Afghanistan et les plans de sauvetage financier, forment une troisième catégorie responsable de 20 % du total. La quatrième et dernière catégorie inclut les plans de relance (7 %) et les programmes en matière d’énergie, d’éducation et de santé (3 %) menés par l’administration Obama |11|
Le graphique 2 montre l’impact de l’aggravation du déficit sur la dette publique pour les années 2008-2010. Celle-ci atteint 63,6 % du PIB en 2010, soit une augmentation de 23,6 % du PIB en seulement 2 ans. En termes absolus, cela représente une augmentation de 5 800 milliards de dollars en 2008 à 9 200 milliards de dollars en 2010. De l’analyse développée dans le paragraphe précédent, on peut conclure que le nombre des bénéficiaires de l’augmentation massive de la dette publique ces dix dernières années est très réduit : il s’agit principalement des entreprises du secteur de la défense, du secteur financier et des 1 % les plus riches qui ont bénéficié des généreuses baisses d’impôts.
Malgré l’augmentation de la dette publique, le gouvernement fédéral des États-Unis destine à peine 6 % de son budget annuel au paiement des intérêts. Cela tient au fait que, à la différence d’autres pays, la totalité de sa dette publique est libellée dans sa propre monnaie. Les faibles taux d’intérêts, proches de zéro, fixés par la Fed ont permis au gouvernement de diminuer sensiblement l’impact de l’augmentation de la dette sur le budget. Un autre élément qui a permis de réduire les coûts de financement du gouvernement est l’augmentation de la demande nationale et internationale de bons du Trésor des États-Unis. L’ironie veut que l’incertitude générée par la panique a augmenté la demande de ces actifs, considérés comme les plus sûrs, de la part de différents types d’investisseurs.
Les graphiques 5 et 6 montrent la répartition des détenteurs de bons du Trésor des États-Unis. Il est frappant de voir que les investisseurs internationaux représentent 52 % des créanciers du pays. Parmi ces créanciers, on trouve au premier plan la Chine, avec l’équivalent de 1 160 milliards de dollars en bons du Trésor. De fait, la part des créanciers internationaux a augmenté au cours de la dernière décennie, puisqu’en 2000, ils ne représentaient que 34 % du total. Ces chiffres mettent en évidence une des contradictions les plus marquées du système financier international. Alors que les gouvernements de pays comme le Brésil s’endettent à des taux supérieurs à 10 %, dans le même temps, ils prêtent aux États-Unis à des taux proches de 1 %. Un non-sens absolu |12|.
Graphique 5 Détenteurs des bons du Trésor des États-Unis, juin 2010 |13|
Graphique 6 Créanciers internationaux détenteurs de bons du Trésor des États-Unis décembre 2010 (en milliards de dollars) |14|
Dette publique aux États-Unis : quelles perspectives ?
Selon les projections du Congressional Budget Office, la dette publique des États-Unis poursuivra sa progression dans la décennie à venir. Suivant le scénario de base des projections, la dette publique atteindrait les 17 300 milliards de dollars en 2020. Cela équivaudrait à 76,2 % du PIB, soit une augmentation de 14,1 points de pourcentage du PIB par rapport au niveau actuel d’endettement. Historiquement, il s’agirait du plus haut niveau d’endettement dans la période d’après-guerre. Elle se maintiendrait néanmoins au-dessous des 110 % du PIB, record historique atteint pendant la seconde guerre mondiale.
À mesure que l’économie absorbait le choc initial de la crise économique, les débats sur la politique budgétaire prenaient une autre tournure. Dans un premier temps, l’attention s’est centrée sur la mise en œuvre des plans de relance pour éviter une deuxième Grande Dépression. Une fois stoppée la chute libre de l’économie, l’attention s’est alors déplacée sur la supposée nécessité d’appliquer des mesures d’austérité pour garder l’accroissement de la dette sous contrôle.
Ces mesures d’austérité dont il est question ne sont pas neutres du point de vue de leur impact sur les différents secteurs de la population. Un exemple clair en a été donné récemment avec la décision du président Obama fin 2010 de prolonger de deux années supplémentaires les très controversées baisses d’impôts mises en place par G.W. Bush. Et ce alors que les mécanismes de protection sociale comme l’assurance chômage ou l’assurance santé n’ont reçu qu’un maigre soutien sur une période de 12 mois. Le prolongement des baisses d’impôts représente du point de vue des finances publiques près de 50 % des récentes mesures prises. Cette situation démontre que la crise est mise à profit par les groupes conservateurs pour poursuivre leur offensive contre les droits de la classe des travailleurs et maintenir un statu quo sans s’attaquer aux racines de la crise.
Dans ce sens, l’aspect le plus préoccupant des mesures d’austérité est lié aux attaques contre le système de sécurité sociale et les institutions régulatrices. Établi en 1935, le système de sécurité sociale protège les personnes qui sont en dehors de la population économiquement active à travers le versement de pensions et la fourniture gratuite de soins médicaux avec les programmes Medicare et Medicaid. Avec de plus en plus d’insistance, le Parti républicain et une frange importante du Parti démocrate soutiennent l’adoption de mesures telles que l’augmentation de l’âge de la retraite, la réduction des pensions de retraite et de la couverture santé. L’argument mis en avant est la nécessité d’équilibrer le budget et de prévenir une crise budgétaire associée à l’augmentation rapide de la dette. En réalité, ces mesures représentent une tentative claire de faire payer la crise aux travailleurs.
Ainsi, les chiffres montrent que la classe des travailleurs aux États-Unis a déjà payé un lourd tribut au désastre économique causé par les politiques de dérégulation financière. La croissance du secteur financier au cours des dernières décennies est la cause principale du creusement des inégalités aux États-Unis. Les bonus et autres rémunérations des banquiers ont altéré de manière préoccupante la distribution des revenus. Aujourd’hui, les États-Unis sont le pays développé où les inégalités de revenus sont les plus prononcées, les 1 % les plus riches concentrant 30 % des revenus. Il faut remonter à l’époque de la Grande Dépression pour retrouver un niveau d’inégalités comparable.
La fraude massive liée aux subprime a eu un impact dévastateur sur des millions de familles aux bas revenus. Depuis 2006, année du début de la chute des prix des maisons, on estime que 14,4 millions de familles se sont trouvées dans l’impossibilité de rembourser et ont perdu leur logement. Cela explique la baisse de 20 % depuis 2007 de la richesse des ménages, la plus importante jamais enregistrée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Par ailleurs, l’effondrement de l’industrie de la construction a entraîné la perte de plus de 2 millions d’emplois. Au total, la récession a détruit près de 8 millions d’emplois. Si l’on considère le chômage et le sous-emploi, qui concernent 16,1 % de la population économiquement active, les États-Unis comptent plus de 25 millions de personnes en situation de précarité relative à l’emploi. Dans un pays où la couverture santé dépend de l’emploi, un taux aussi élevé de sous-emploi est véritablement dramatique.
Alors que les souffrances endurées par la population perdurent, l’administration Obama n’a fait montre d’aucune volonté de prendre des mesures d’aide pour améliorer la situation des personnes touchées par la crise. Au contraire, ses politiques s’inscrivent dans la continuité de celles de l’administration Bush, comme la poursuite des guerres à l’extérieur, le prolongement des baisses d’impôt et le laxisme face aux excès du système financier. Les nouvelles lois sur la régulation financière et la réforme du système de santé ne sont qu’une molle tentative de changement sans réelle conséquence de fond. Comme signalé précédemment, l’augmentation de la dette publique est en fait utilisée pour intensifier les attaques contre les travailleurs. Si l’on prend la crise des années 1930 comme exemple, alors il devient clair que la situation ne peut changer qu’à travers le renforcement de la lutte des travailleurs. Ce sont la ténacité et l’organisation des syndicats et de la classe ouvrière qui amenèrent l’administration Roosevelt à mettre en place les institutions qui sont ensuite devenues les piliers de la société nord-américaine moderne. Seul un renouvellement de ces traditions de lutte peut assurer une défense victorieuse des conquêtes du mouvement ouvrier. Tout autre scénario promet des résultats désastreux pour la société nord-américaine, et pour le monde dans son ensemble.
Daniel Munevar
Notes
|1| Le marché des valeurs est la Bourse où s’échangent les valeurs mobilières, essentiellement des actions et des obligations. Ce marché comprend le marché primaire où les nouvelles valeurs mobilières sont proposées à la souscription, lors de la création de l’entreprise ou au cours de sa vie par une opération dite d’introduction en Bourse, et le marché secondaire, portant sur des titres déjà émis. Le marché des contrats à terme (futures en anglais) est un lieu d’échange de titres reposant sur un engagement ferme de livraison standardisé dont les caractéristiques sont connues à l’avance (c’est le cas pour un grand nombre de produits de base, matières premières et produits agricoles ainsi que les taux d’intérêt : emprunts d’État et taux IBOR). Les contrats à terme représentent plus de 40 % du volume global des marchés financiers. La part de ces contrats ne cesse d’ailleurs d’augmenter depuis le début de la crise en août 2007, consécutive à l’effondrement de la bulle dans le secteur immobilier et au transfert de la spéculation de l’immobilier vers les bourses des marchés à terme (futures) sur les matières premières et les produits agricoles (céréales par exemple). Cette augmentation est une raison majeure de la crise alimentaire qui s’est déclenchée en mars-avril 2008 et qui a entraîné des émeutes de la faim dans de nombreux pays en développement. C’est le même facteur qui est principalement à la base de la crise alimentaire de 2011.
|2| Timothy Curry et Lynn Shibut, “The Cost of the Savings and Loan Crisis : Truth and Consequences”, FDIC, 2000, http://www.fdic.gov/bank/analytical...
|3| Source : Conseil des gouverneurs du Système de la Réserve Fédérale ; Flux sur les comptes financiers des États-Unis ; Séries historiques, flux et encours annuels.
|4| CBPP, “Have the 2001 and 2003 Tax Cuts Made the Tax Code More Progressive ?”, 2008 http://www.cbpp.org/cms/?fa=view&am....
|5| Source : Département du Trésor, CBO, 2010.
|6| Concernant les marchés financiers, le terme « effet de levier » désigne à la fois un mécanisme qui permet de prendre une position bien plus importante que celle correspondant aux fonds dont un investisseur dispose réellement, et une rentabilité attendue d’un produit financier dérivé ou d’une opération à terme comparée à la rentabilité de transactions réalisées sur les seuls actifs sous-jacents de ces produits dérivés ou de ces opérations à terme. Voir http://bourse.trader-finance.fr/eff....
|7| Kathryn J. Byun, “The U.S. housing bubble and bust : impacts on employment”, 2010, http://www.bls.gov/opub/mlr/2010/12...
|8| Le Glass-Steagall Act, ou Banking Act, mis en place en 1933, a notamment déclaré incompatibles les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement. Il a été abrogé en 1999 (voir plus haut).
|9| Source : Naomi Prins, « Bailout Anniversary Report », 2010, http://nomiprins.squarespace.com/st.... Les ressources du Département du Trésor comprennent le programme de relance économique de l’administration Obama.
|10| Source : Naomi Prins, « Bailout Anniversary Report », 2010, http://nomiprins.squarespace.com/st.... Les ressources du Département du Trésor comprennent le programme de relance économique de l’administration Obama.
|11| New York Times, “America´s Sea of Red Ink was Years in the Making”, 9 juin 2009, disponible sur http://www.nytimes.com/2009/06/10/b....
|12| Voir Éric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, 2008, chapitre 1.
|13| Source : Département du Trésor, Service de gestion financière, Service du capital international du Trésor.
|14| Source : Département du Trésor, Service de gestion financière, Service du capital international du Trésor.